Intervention de Béatrice Brugère

Réunion du jeudi 5 novembre 2020 à 10h45
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Béatrice Brugère, secrétaire générale d'Unité magistrats FO :

Cette audition s'inscrit dans un contexte politique particulier de manifestations plurielles sur tout le territoire, notamment celles des Gilets jaunes. Elles ont obligé les forces de l'ordre, dépassées par ces événements, à revoir leur schéma du maintien de l'ordre et à judiciariser au maximum les débordements.

Le traitement judiciaire apporté à ces manifestations et les instructions de politique pénale élaborées dans l'urgence ont posé des difficultés. L'objectif des magistrats n'est pas de rétablir l'ordre mais de rendre la justice. Nous devons nous interroger sur un potentiel glissement des missions de la justice en ce qui concerne les procédures et les incriminations utilisées, les peines prononcées, notre capacité à garantir la liberté constitutionnelle de manifester, ainsi que les atteintes possibles aux libertés publiques. Au cours des débats sur la loi du 10 avril 2019 visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations, qui avait été votée en urgence, nous avions appelé les parlementaires à la prudence, les invitant à ne pas légiférer trop rapidement sur les libertés et à inscrire dans un temps long les réponses à apporter aux débordements.

La difficulté était la suivante : les manifestations étaient infiltrées par des groupes professionnels de casseurs bien connus, les black blocs ou encore des groupes d'ultragauche, rompus à l'exercice de l'affrontement avec les forces de l'ordre et à la mise en œuvre de stratégies destinées à échapper aux interpellations. La majorité des manifestants s'est trouvée prisonnière de ces groupes. Certains individus, par mimétisme, se sont laissés entraîner et ont commis des actes violents. Il a donc été extrêmement difficile pour les forces de l'ordre, d'une part, de protéger le droit de manifester pacifiquement, ce qui est leur rôle principal et, d'autre part, de distinguer les activistes des manifestants classiques. Les forces de l'ordre ont subi de violentes attaques physiques les obligeant à riposter avec un équipement et un schéma du maintien de l'ordre inadaptés. Ce dernier a dû être modifié en cours de route.

Du côté de la justice, il y a eu une pression politique due à cet affolement. Cela a conduit la chancellerie à prendre des directives de politique pénale particulières en termes de poursuites. En effet, nous avions l'habitude d'utiliser le délit d'attroupement, qui réprime la participation délictueuse à une manifestation. Il a toutefois rapidement trouvé ses limites car, dans son arrêt du 28 mars 2017, la Cour de cassation a estimé que ce délit était de nature politique, ce qui a des incidences procédurales : pas de poursuite en comparution immédiate, convocation par procès-verbal, exclusion de la composition pénale, impossibilité pour le tribunal correctionnel de prononcer un mandat de dépôt.

Sous la pression des manifestations, la chancellerie a donné des instructions pour utiliser d'autres infractions, telles que la participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de destructions, prévue par l'article 222-14-2 du code pénal.

La circulaire du 22 novembre 2018 de la garde des Sceaux de l'époque, Mme Belloubet, a préconisé d'utiliser le délit d'entrave à la circulation routière, les violences avec armes par destination et le refus d'obtempérer aggravé pour favoriser des procédures rapides, dites procédures de comparution immédiate. Or, la qualification des faits pose problème : s'agissant d'une infraction pénale, les faits de participation à un groupement en vue de préparer des violences ou des destructions doivent en effet être analysés avec beaucoup de rigueur. Or, par exemple, avoir des lunettes de piscine dans un sac à proximité d'une manifestation avant son commencement justifie difficilement ce genre de qualification.

Dans ce contexte d'empressement, le parquet s'est sans doute laissé aspirer par une logique du maintien de l'ordre au détriment de la logique judiciaire. Les chiffres parlent clairement. Selon Le Monde, dans un article où il relaie des chiffres communiqués par le parquet de Paris, 2 948 personnes majeures ont fait l'objet d'une garde à vue entre le 17 novembre 2018 et le 22 juillet 2019. Or, les deux tiers de ces gardés à vue, soit 1 963 personnes, ont bénéficié d'un classement sans suite, le plus souvent après un rappel à la loi. Cela signifie que les faits qui leur étaient reprochés n'ont pu faire l'objet d'une qualification pénale. Seules 600 personnes ont été poursuivies par le tribunal correctionnel, dont 516 en comparution immédiate et en ne retenant pas la qualification d'attroupement puisque celle-ci ne permet pas la comparution immédiate. Le taux de personnes relaxées est de 13 % et le taux d'appel de 10 %, ce qui est relativement classique.

La polémique est venue d'une note intitulée Permanence gilets jaunes diffusée le 12 janvier 2019 par le procureur de la République. Dans cette note il était demandé de ne lever les gardes à vue que le samedi soir ou le dimanche matin, de ne pas reconvoquer les policiers en cas d'arrestation contestée, de limiter les exploitations des images tirées des caméras de vidéosurveillance – jugées très chronophages – et, enfin, d'assurer l'inscription des personnes gardées à vue dans le fichier du traitement d'antécédents judiciaires (TAJ), même lorsque les faits n'étaient pas constitués. Ces éléments conduisent à s'interroger sur une logique de maintien de l'ordre qui aurait pris le pas sur une logique judiciaire. Cela relance le débat sur l'indépendance du parquet à l'égard du pouvoir exécutif et pose la question d'un éventuel détournement de procédure. En effet, contrairement à ce que prévoit l'article 432-4 du code pénal, des personnes ont été maintenues en garde à vue alors que les faits n'étaient pas constitués.

La loi du 10 avril 2019 a été adoptée en pleine période de manifestations. Elle crée un délit de dissimulation du visage ; elle prévoit un régime général de la peine complémentaire d'interdiction de manifester ; enfin, elle étend les peines complémentaires d'interdiction des droits civiques, civils et de famille et d'interdiction de séjour aux délits d'organisation d'une manifestation non déclarée ou interdite et de dissimulation volontaire du visage lors d'une manifestation sur la voie publique.

Cette loi a également inséré dans le code de procédure pénale un nouvel article 78-2-5 autorisant la fouille des véhicules ainsi que l'inspection visuelle et la fouille de bagages aux abords des manifestations. Elle a surtout étendu au délit de participation à un attroupement la possibilité de recourir aux procédures de convocation par procès-verbal, de comparution immédiate, de comparution différée et de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Le caractère politique du délit d'attroupement a donc été supprimé pour permettre le recours à des procédures et des réponses pénales rapides, car la comparution immédiate autorise aussi le mandat de dépôt. Validée par le Conseil constitutionnel le 4 avril 2019, cette loi modifie de manière significative l'organisation des poursuites pénales et de la répression pour faire face aux manifestations.

Plusieurs éléments viennent compléter cette modification. Premièrement, la proposition de loi d'Éric Ciotti du 26 mai 2020 propose de rendre non identifiables les forces de l'ordre lors de la diffusion d'images dans l'espace médiatique. Deuxièmement, le nouveau schéma national du maintien de l'ordre (SNMO), publié le 17 septembre 2020, vise à rendre les textes sur les sommations plus intelligibles. Il prévoit en outre l'introduction d'équipes judiciaires de constatation, les « groupes procéduriers », au sein des dispositifs afin de caractériser les infractions commises et d'identifier leurs auteurs. Il invite les magistrats à être présents dans les postes de commandement lors des décisions afin de faciliter un traitement judiciaire en temps réel. Troisièmement, la création temporaire de cellules dédiées à la poursuite des investigations judiciaires, en mixant des spécialités telles que celles des agents de renseignement, des procéduriers et des agents de la force publique, est destinée à accroître les chances d'identification des auteurs de faits.

Si de nombreuses personnes ont été placées en garde à vue, très peu ont été renvoyées devant un tribunal. Cette politique de « pêche au gros » visait à calmer les manifestants mais, dans les faits, on a eu énormément de mal à arrêter les leaders et les personnes commettant des troubles à l'ordre public. C'est la raison pour laquelle le nouveau schéma du maintien de l'ordre prévoit la présence d'officiers de police judiciaire (OPJ) pour faire de la procédure et identifier les activistes ainsi que les personnes susceptibles de provoquer des débordements en marge des manifestations. Très récent, le nouveau SNMO devra démontrer sa capacité à parvenir à poursuivre les personnes qui sont réellement à l'origine de troubles à l'ordre public.

Par ailleurs, deux points me semblent importants. Le premier concerne la possibilité d'utiliser des produits de marquage codés (PMC). Il s'agit d'un liquide inoffensif, projeté par un aérosol invisible à l'œil et décelable uniquement par fluorescence avec une lampe à ultraviolets. L'idée est de marquer à distance des individus auteurs d'infractions lorsqu'ils ne peuvent faire l'objet d'une interpellation immédiate, puisqu'ils sont souvent rompus à l'exercice et ont la capacité de s'échapper. Ce marquage sur la peau, qui peut traverser la couche de vêtements, ne disparaît que plusieurs jours après le tir. La traçabilité permettrait de mieux identifier les auteurs de troubles à l'ordre public et d'infractions.

Le second point porte sur les caméras-piétons, qui permettent de filmer et d'identifier les agitateurs. C'est une bonne piste : il faudrait que tous les membres des forces de l'ordre, et pas uniquement les porteurs de lanceurs de balles de défense (LBD), soient dotés de caméras-piétons.

La gestion des manifestations a été fortement critiquée. Dans son rapport d'activité pour l'année 2019, le Défenseur des droits dénonce la restriction de la liberté de manifester issue de la loi adoptée en urgence en avril 2019 et la pratique des contrôles d'identité délocalisés au commissariat. La commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, qui a auditionné notre syndicat, a invité les autorités françaises à ne pas apporter des restrictions excessives à la liberté de réunion pacifique. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'homme a enjoint à la France de mener une enquête approfondie sur tous les cas d'usage excessif de la force survenus pendant les manifestations des Gilets jaunes.

L'usage des LBD et de grenades lacrymogènes instantanées pendant les manifestations fait également polémique. La France a été le seul pays de l'Union européenne à en utiliser. Une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été déposée en février 2019 afin de faire interdire l'usage du LBD. Toutefois, le Conseil d'État a refusé de transmettre cette QPC au Conseil constitutionnel.

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