Intervention de Claire Hédon

Réunion du mercredi 25 novembre 2020 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Claire Hédon, Défenseure des droits :

Je vous remercie d'avoir sollicité mes observations dans le cadre de votre commission d'enquête. L'institution du Défenseur des droits, grâce aux saisines qu'elle reçoit et instruit, est un observateur privilégié des pratiques des forces de maintien de l'ordre. La Commission nationale de déontologie de la sécurité puis le Défenseur des droits développent, depuis près de vingt ans, une connaissance de ces pratiques.

À la demande du président de l'Assemblée nationale, le Défenseur des droits a réalisé en 2017 une étude sur « les conséquences de la doctrine et de la pratique du maintien de l'ordre en France par les forces de l'ordre au regard des règles de déontologie qui s'imposent à elles ». Le rapport, assorti de recommandations, a été remis en janvier 2018 à M. François de Rugy. En 2019, le Défenseur des droits était auditionné dans le cadre d'un groupe de travail, créé par le ministre de l'Intérieur, en vue d'élaborer le nouveau schéma national du maintien de l'ordre. Face à la persistance des saisines relatives à des violences ou à des atteintes aux libertés fondamentales lors de manifestations, le Défenseur des droits a adopté, en juillet 2020, une décision-cadre portant recommandations générales sur les pratiques du maintien de l'ordre au regard des règles de déontologie.

Les nombreuses recommandations faites depuis la création de l'institution reflètent toujours la position du Défenseur des droits : je ne les rappellerai pas toutes et je m'intéresserai surtout au nouveau schéma national du maintien de l'ordre, au sujet duquel je rendrai un avis.

Le Défenseur des droits – l'institution et moi‑même – sommes conscients des difficultés inhérentes à la mission de maintien de l'ordre dont la particularité est de garantir la liberté de manifester. Le schéma rendu public le 16 septembre 2020 expose les principes de l'action des forces de maintien de l'ordre, qui sont ainsi formulés explicitement pour la première fois par la publication d'un document. L'effort de transparence dont il témoigne mérite d'être salué.

Plusieurs points positifs correspondent à nos préconisations. Premièrement, la place donnée à la formation, à l'équipement et au contrôle des unités dédiées au maintien de l'ordre. Deuxièmement, l'importance de l'identification des agents et le rappel de l'interdiction du port de la cagoule. Troisièmement, la création d'équipes de liaison et d'information pour assurer un dialogue permanent entre les participants à la manifestation et les responsables du maintien de l'ordre. Quatrièmement, la modernisation des sommations. Cinquièmement, le retrait de la grenade manuelle de désencerclement (GMD).

Cependant, certaines dispositions contenues dans le schéma ne me paraissent pas à même de prévenir le renouvellement des manquements à la déontologie, que nous constatons, et de lever les obstacles matériels à un contrôle effectif.

Je développerai en particulier six aspects de ce schéma : la communication, la transparence, les lanceurs de balles de défense (LBD), les armes de force intermédiaire, la judiciarisation et les pratiques attentatoires aux libertés.

Le nouveau schéma relève d'une volonté d'améliorer la communication entre les forces de l'ordre et les manifestants. Je me félicite de deux avancées notables : la modernisation des sommations et la création d'un dispositif de liaison et d'information. Le Défenseur des droits préconisait, dans son rapport de 2018, de renforcer la communication et le dialogue dans la gestion de l'ordre public. En favorisant la concertation et en rendant l'action des forces de l'ordre plus compréhensible, le recours à la force peut être largement limité, en témoigne la gestion de l'ordre public en Allemagne, en Belgique et au Royaume‑Uni. Cependant, certains moyens de communication envisagés dans le schéma – SMS, réseaux sociaux – présentent des risques d'atteinte aux libertés individuelles ou à l'égalité devant l'accès aux informations.

S'agissant de la transparence, les dispositions prévues ne permettent de faciliter ni l'identification des forces de l'ordre ni le travail des journalistes. Tout d'abord, l'obligation d'identification des forces de l'ordre n'est rappelée que pour les personnels d'unités constituées – compagnies républicaines de sécurité (CRS), escadrons de gendarmerie mobile (EGM) et compagnies d'intervention de la préfecture de police (PP). S'agissant des unités de renseignement ou d'interpellation, ainsi que de celles intervenant en renfort de manière inopinée, aucune solution n'est envisagée pour faciliter leur identification. Ce sont pourtant leurs membres qui sont le plus souvent impliqués dans les saisines que nous recevons et pour lesquels les problèmes d'identification sont récurrents. Malgré nos demandes, il a parfois été impossible de connaître le service auquel ces policiers appartenaient.

Par ailleurs, si la proposition de loi relative à la sécurité globale était votée en l'état, notre mission s'en verrait encore compliquée en raison de l'absence d'image des faits. J'insiste, l'identification de tout agent participant à une opération de maintien de l'ordre est indispensable au contrôle des forces de l'ordre, lui‑même condition essentielle de la confiance envers celles‑ci.

S'agissant des journalistes, le schéma leur reconnait une place particulière au sein des manifestations. Cependant, les formulations employées ne permettent pas de comprendre quelles évolutions de la pratique du maintien de l'ordre interviendront, ni si elles permettront effectivement aux journalistes d'exercer librement leur profession au cours d'opérations de maintien de l'ordre. Le texte rappelle par exemple la nécessité de préserver l'intégrité physique des journalistes. L'objectif est louable mais ne devrait-il pas concerner l'ensemble des personnes présentes ? Cette préoccupation ne me semble pas relever d'une vigilance particulière à l'égard des journalistes.

De même, rendre la communication entre les forces de l'ordre et les journalistes plus fluide en instaurant une meilleure connaissance mutuelle est souhaitable. Mais cela ne saurait se traduire par un contrôle des forces de l'ordre sur les journalistes qui pourraient ou non couvrir les manifestations. Cela ne peut non plus conduire à accorder un statut privilégié à certains d'entre eux en vertu d'un critère, quel qu'il soit, érigé comme tel par le ministère de l'Intérieur et ne correspondant à aucune règle de la profession de journaliste.

Enfin, les autorisations du port d'équipement de protection sont difficiles à comprendre. Par qui l'identification des journalistes devra-t-elle être confirmée ? À quel moment ? Comment pourra-t-il être établi que leur comportement est exempt de toute infraction puisqu'elle relève, tout comme la qualification des faits, de l'autorité judiciaire ?

Par ailleurs, le schéma rappelle que le délit constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation ne comporte aucune exception, y compris au profit de journalistes ou de membres d'associations. Il appartient uniquement à l'autorité judiciaire de déterminer si une infraction est constituée à l'encontre d'un prévenu, le ministère de l'Intérieur ne peut donc pas le décider à l'encontre d'un journaliste dans l'exercice de sa profession.

Je m'inquiète cependant qu'une telle disposition conduise à entériner l'usage de la force à l'égard des journalistes présents, ce qui aurait pour conséquence de les empêcher d'exercer leur mission en cas de manœuvre de dispersion. L'exemple récent de la dispersion d'une manifestation devant l'Assemblée nationale l'illustre.

Alors que le Défenseur des droits préconisait l'abandon des LBD en maintien de l'ordre, le schéma confirme leur maintien. Depuis novembre 2018, nous comptons quarante-six saisines pour blessures graves dues au LBD. Malheureusement, l'évolution de son cadre d'emploi n'emporte pas les garanties suffisantes pour écarter les risques liés à son usage.

Dès lors que le positionnement d'un superviseur auprès des tireurs de LBD ne concerne que les unités constituées et que les cas de légitime défense en sont exclus, la portée de ce cadre est en fait limitée. En effet, dans la pratique, ces unités – les CRS, les EGM et les compagnies d'intervention de la PP utilisent peu le LBD en manifestation. De plus, dans la très grande majorité des saisines que l'institution reçoit concernant des blessures par LBD, la légitime défense est invoquée pour justifier le tir.

L'équipement en caméras-piétons des forces de l'ordre dotées de LBD peut être utile pour un contrôle a posteriori mais ne résout pas les dangers liés à son usage qui tiennent au nombre élevé de personnes présentes et aux mauvaises conditions de visibilité. Il est particulièrement difficile, voire impossible, pour le tireur d'appréhender tous les risques avant de tirer.

Dès lors, je réitère notre recommandation concernant l'arrêt de l'usage du LBD en manifestation. En effet, les tirs, qu'ils soient exécutés en situation de légitime défense ou non, atteignent régulièrement des personnes qui n'étaient pas visées et à l'encontre desquelles l'usage de la force n'était donc pas justifié.

S'agissant des autres armes de force intermédiaire, les attentes formulées par l'institution semblent avoir été davantage entendues. Je relève le remplacement de la GMD par un modèle plus récent et supposé moins vulnérant. En effet, comme l'avait montré le Défenseur des droits dans une décision publiée en juillet 2019, son emploi a eu des conséquences bien plus graves que celles présentées dans sa documentation. L'utilisation de la nouvelle grenade, de même que celle de la grenade GM2L en remplacement de la grenade GLI‑F4 fera l'objet d'une attention particulière.

Les graves atteintes à l'intégrité physique que les armes de force intermédiaire sont susceptibles d'occasionner justifient d'engager une réflexion approfondie. Le Défenseur des droits l'avait recommandé à plusieurs reprises, le schéma l'a pris en considération : le lancement d'un travail continu de recherche de solutions moins vulnérantes ouvre la possibilité de réelles avancées et mérite d'être salué. Je veillerai à ce que la Défenseure des droits y soit associée.

J'appelle votre attention sur une évolution entérinée dans le schéma qui me paraît préoccupante. Il s'agit de la place prépondérante donnée à la judiciarisation du maintien de l'ordre. En effet, à côté de la mission administrative de prévention et d'encadrement de l'exercice du droit de manifester, la mission d'interpellation se voit accorder une place accrue et s'accompagne de la recherche d'une plus forte mobilité des forces de l'ordre. Cet objectif se traduit par l'engagement d'unités hors forces mobiles, telles que les brigades anti‑criminalité (BAC), dans les opérations de maintien de l'ordre.

Or la majorité de nos saisines concerne l'intervention en cours de manifestation d'unités dont l'objectif est d'interpeller les auteurs d'infractions. Elles sont le plus souvent en civil, ne portent donc aucun équipement de protection et se trouvent rapidement exposées. Elles font en conséquence un usage plus fréquent des armes de force intermédiaire, notamment du LBD, et agissent le plus souvent sans coordination avec les unités spécialisées.

Enfin, ces unités interviennent parfois pour participer à la mission de maintien ou de rétablissement de l'ordre, toujours sans équipement et avec un matériel inadapté ne permettant pas la gradation dans le recours à la force. La judiciarisation est d'autant plus inadaptée au contexte de maintien de l'ordre que les conditions pour respecter les garanties procédurales en cas d'interpellation ne sont pas réunies, qu'il s'agisse du respect des droits des personnes interpellées ou du contrôle effectif par l'autorité judiciaire, souvent retardé en raison du grand nombre d'interpellations concomitantes.

Les difficultés occasionnées par la judiciarisation ont pour conséquence de dégrader très fortement la perception que les manifestants ont des forces de l'ordre et les rapports police‑population. Je rappelle les recommandations formulées par le Défenseur des droits de ne confier la mission de maintien de l'ordre qu'à des unités spécialisées, donc formées, équipées et organisées pour agir collectivement.

Enfin, le Défenseur des droits avait recommandé que soit mis fin aux pratiques conduisant à priver de libertés des personnes, sans cadre juridique. Je regrette que les préconisations formulées en ce sens n'aient pas été entendues. Ainsi, la technique d'encerclement est maintenue bien qu'elle porte atteinte, en dehors de tout cadre légal, à la liberté d'aller et venir. La précision selon laquelle il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes paraît en outre incompatible avec une interpellation. S'agissant des contrôles délocalisés et des interpellations préventives dont le Défenseur des droits avait pointé l'illégalité, le schéma reste muet. Enfin, aucune clarification n'est apportée quant au cadre juridique du recours à la confiscation d'objets. Nous continuerons donc d'être vigilants concernant ces pratiques, si elles venaient à se reproduire.

En dépit de quelques avancées significatives, notamment s'agissant de la communication avec les manifestants, le schéma ne répond pas suffisamment à nombre des préconisations que le Défenseur des droits avait formulées.

En conclusion, je souhaite évoquer les pratiques dans d'autres pays européens. L'Allemagne pratique ainsi la désescalade définie comme « la neutralisation des conflits par le biais de médiations et d'arrangements à l'amiable tout en évitant le recours à l'interpellation et au dépôt de plainte ». Autre exemple : la Belgique, avec la gestion négociée de l'espace public qui implique une priorité donnée au dialogue et à la coordination. Nous faisons partie de l'IPCAN, Independent Police Complaints Authorities' Network, réseau européen des institutions en charge du contrôle de la déontologie des forces de sécurité, avec lesquelles nous partageons les bonnes pratiques. Sachez que les policiers allemands sont tous formés à la désescalade de la violence. Une telle formation me paraît absolument indispensable pour nos forces de sécurité en France.

J'espère que ma présentation contribuera à vos réflexions pour aboutir à un rapport et des recommandations permettant d'atteindre un meilleur équilibre entre la nécessité de maintien de l'ordre et l'exercice de la liberté de manifester.

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