Incontestablement, la situation a changé. Il y a toujours eu des moments difficiles dans les opérations de maintien de l'ordre, mais personnellement je n'avais jamais observé de choses aussi difficiles, récurrentes, violentes que celles constatées au cours des manifestations parisiennes dans le contexte des Gilets jaunes.
Je suis obligé de remonter à mai 1968 pour me souvenir d'événements comparables. En mai 1968 j'avais onze ans et mon père, parce qu'il estimait que c'était son devoir d'éducateur de me montrer ce que pouvaient être des violences, m'avait emmené voir plusieurs manifestations : j'en ai donc conservé un souvenir précis. Je n'ai pas retrouvé dans ma mémoire d'événement aussi violent jusqu'aux Gilets jaunes. Il y a eu certes des moments difficiles, avec des blessés, des exactions, des agressions des forces de l'ordre et des pillages, mais cela durait peu de temps.
Je me souviens également, lorsque j'étais directeur général de la police, d'affrontements très durs avec les black blocs qui s'étaient déroulés lors du sommet de l'OTAN à Strasbourg en 2009. Un hôtel avait été brûlé et nous avions assisté à des scènes de guérilla urbaine, mais ces affrontements avaient duré deux jours avant de se calmer définitivement. La difficulté avec les manifestations actuelles, et notamment celles des Gilets jaunes, c'est la récurrence dans le temps. Tous les samedis, les scènes se sont reproduites et cela a fatigué les policiers, tant physiquement que nerveusement.
Je ne crois pas qu'il faille modifier la doctrine du maintien de l'ordre dite à la française. Une manifestation, normalement, regroupe des gens qui viennent manifester pacifiquement ; elle est déclarée et encadrée. Lorsque j'étais directeur général, il y avait des services d'ordre efficaces, celui de la CGT notamment, et cela permettait aux policiers de rester à bonne distance. Le premier pilier de la doctrine, c'est la liberté de manifester. Cela implique de protéger le cortège et de gérer tous les à-côtés, comme la circulation automobile. Les forces de l'ordre restent donc en retrait, si possible peu visibles, et il n'y a pas de contact. C'est une des raisons pour lesquelles on emploie les grenades lacrymogènes ou la technique des bonds en avant, parfois appelés des charges. Cela consiste pour les CRS ou les gendarmes mobiles à réaliser une progression rapide de 20 mètres, l'avancée d'une masse d'hommes en noir suffisant à faire reculer les manifestants.
Cependant, lorsque la manifestation revendicative se révèle être une émeute, les choses sont très différentes. Cela est notamment le cas lorsque l'on constate, dès le départ de la manifestation, que certains renversent puis brûlent des voitures et des poubelles, agressent les policiers et cherchent l'affrontement. Nous ne sommes alors plus face à des manifestants, mais à des délinquants. Il ne s'agit plus d'un maintien de l'ordre classique, mais d'un rétablissement de l'ordre et il n'y a pas d'autre possibilité que d'aller au contact et de procéder à des interpellations.