Intervention de Laurent Nuñez

Réunion du mercredi 2 décembre 2020 à 17h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Laurent Nuñez, ancien secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme :

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, au cours des dernières années, l'exercice du maintien de l'ordre est devenu de plus en plus compliqué – c'est un euphémisme – pour des raisons que je vais tenter de vous exposer.

Depuis 2016 et, précisément, depuis les manifestations contre la « loi El Khomri », de plus en plus de cortèges sont infiltrés par des individus radicaux qui tentent par tous les moyens de faire dégénérer les manifestations et de commettre des violences, des exactions et des atteintes aux biens et aux personnes.

La grande majorité des manifestants n'a rien à voir avec ces groupuscules, cela va de soi. L'objectif du maintien de l'ordre, c'est d'encadrer une manifestation pour qu'elle se déroule bien et d'assurer ainsi la liberté d'expression et de manifestation, et, dans le même temps, d'éviter qu'elle ne dégénère et ne soit l'occasion de la commission de violences et de dégradations. C'est un subtil équilibre : encadrer pour assurer l'exercice d'une liberté, d'une part, et garantir l'ordre public et républicain en évitant les violences physiques et les dégradations, d'autre part. Or cet équilibre est de plus en plus difficile à atteindre.

Après le mouvement contre la « loi El Khomri », d'autres manifestations ont été émaillées de violences : je pense au 1er mai 2018 à Paris, qui a été difficile à gérer, et, bien sûr, aux manifestations des Gilets jaunes, à Paris et partout en France. Je ne prétends évidemment pas que la majorité des manifestants s'est montrée violente, mais force est de constater qu'un certain nombre de groupuscules ont infiltré les cortèges et se sont livrés à des exactions : dégradation de commerces et de mobilier urbain et, trop souvent, prise à partie directe des forces de sécurité intérieure. Désormais, on a l'impression qu'il faut qu'une manifestation dégénère pour qu'elle ait un impact.

Pour faire face à cette évolution, il a fallu adapter le maintien de l'ordre à la française. Ce mouvement a commencé à la fin de l'année 2018, précisément après la manifestation parisienne du 1er décembre : des évolutions importantes sont alors intervenues dans la pratique du maintien de l'ordre, à la fois à Paris et dans le reste du pays. Elles ont consisté à modifier la doctrine de gestion des manifestations pour donner beaucoup plus de mobilité et de réactivité aux effectifs de policiers et de gendarmes qui les encadrent. La mobilité, c'est le fait de pouvoir se déplacer aux abords d'un cortège quand des individus s'en détachent pour commettre des exactions ou quand ils en commettent au sein même du cortège : il faut que les forces de l'ordre puissent se déplacer rapidement pour y mettre un terme. La réactivité, c'est la capacité à mettre un terme aux violences le plus vite possible et à procéder à des interpellations.

Alors que, par le passé, les cortèges étaient plutôt encadrés à distance, il a fallu prévoir des dispositifs beaucoup plus mobiles et réactifs et réorganiser les services d'ordre. J'insiste sur le fait que le maintien de l'ordre consiste à faire cesser des violences mais aussi, à chaque fois que c'est possible, à permettre aux manifestants les plus paisibles, qui sont toujours majoritaires, d'exercer leur droit d'expression. Lors de la manifestation du 1er mai 2019 à Paris, par exemple, des individus de l'ultragauche, de la « mouvance anarcho-autonome » et des Gilets jaunes radicalisés, que nous appelions les ultra-jaunes, se trouvaient en tête du cortège et l'empêchaient de partir. Les forces de l'ordre sont intervenues pour que ce défilé revendicatif, organisé par les organisations syndicales représentatives, puisse avoir lieu.

Des adaptations ont donc été introduites dès la fin de l'année 2018, qui se sont traduites par un document que le ministre de l'Intérieur a rendu public l'été suivant : c'était la première ébauche du schéma national du maintien de l'ordre. À l'époque, j'étais au côté de Christophe Castaner. Nous avons souhaité formaliser la doctrine opérationnelle qui, dans les faits, était mise en œuvre depuis décembre 2018 et qui reposait notamment sur les notions de mobilité et de réactivité, et sur les interpellations. Nous avons également travaillé– et Gérald Darmanin a validé cette approche – à améliorer la communication avec les manifestants, grâce à un dispositif de liaison et d'information. Désormais, des officiers de liaison servent de relais entre les forces de l'ordre et les organisateurs des manifestations autorisées – il en existait déjà au sein de la préfecture de police. S'il faut, par exemple, modifier un itinéraire, ce sont ces officiers de liaison qui se chargent d'en avertir les organisateurs. De même, si une manifestation dégénère, l'officier de liaison peut inciter les manifestants à se disperser rapidement, afin d'éviter les troubles. Dans l'autre sens, les manifestants peuvent eux aussi faire passer des messages aux forces de l'ordre par l'intermédiaire de ces officiers de liaison.

Une autre évolution importante introduite par le schéma national concerne les sommations : si une manifestation se transforme en attroupement violent, les forces de l'ordre font généralement des sommations avant de disperser la manifestation. Le schéma national entend rendre ces sommations beaucoup plus visibles – et lisibles – que ne le prévoient actuellement les textes réglementaires. Les forces de l'ordre sont invitées à indiquer plus explicitement aux manifestants que la sommation sera suivie d'une dispersion et que le fait de se maintenir dans une manifestation après une sommation est un délit. L'utilisation de panneaux lumineux et l'envoi de SMS sont des solutions envisagées. La communication avec les manifestants est vraiment un élément important du schéma.

J'ai déjà mentionné l'évolution qui a conduit, depuis la fin de l'année 2018, à donner plus de mobilité et de réactivité aux forces de l'ordre. On est allé aussi vers davantage de déconcentration dans la prise de décision : désormais, les forces de l'ordre peuvent réagir plus vite, sans remonter systématiquement à la salle de commandement, à condition de rester dans le cadre défini par l'autorité qu'est le préfet de département ou le préfet de police, à Paris et Marseille. Je passe rapidement aussi sur l'effort qu'il est prévu de faire pour améliorer l'équipement des forces et leur formation.

Les forces de sécurité intérieure que j'ai eu beaucoup de plaisir à diriger, à de nombreuses reprises, dans le cadre de services d'ordre, sont mues par une seule volonté, celle d'assurer le libre exercice du droit de manifester. C'est leur fierté et leur honneur que de garantir l'exercice de cette liberté, en faisant en sorte que les manifestations se déroulent dans la plus grande sécurité et la plus grande sérénité. J'en profite pour saluer l'engagement des forces de sécurité intérieure au service du maintien de l'ordre public. Elles le font avec beaucoup de courage et de détermination, dans un contexte de plus en plus difficile. Samedi dernier encore, d'après les chiffres rendus publics par Gérald Darmanin, 98 membres des forces de l'ordre ont été blessés, ce qui est considérable. L'engagement des forces de sécurité intérieure pour garantir la sérénité des manifestations est indéniable et il faut le saluer.

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