Intervention de Laurent Nuñez

Réunion du mercredi 2 décembre 2020 à 17h30
Commission d'enquête relative à l'état des lieux, la déontologie, les pratiques et les doctrines de maintien de l'ordre

Laurent Nuñez, ancien secrétaire d'État auprès du ministre de l'Intérieur, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme :

Sur le premier point, je ne veux pas occulter le fait qu'il y a eu dans le passé des manifestations violentes. Simplement, ce que nous avons vu à partir de 2016, ce sont des groupuscules qui ont recommencé à tirer profit des manifestations pour s'y infiltrer et commettre des exactions. En outre, d'autres spécialistes vous le confirmeront, il y a beaucoup plus de manifestations sur la voie publique qu'auparavant : la liberté de manifester est totale dans notre pays, et, à Paris, leur nombre a augmenté. Or si la plupart, notamment quand elles sont organisées par les centrales syndicales sont déclarées, encadrées, font l'objet d'un travail commun aux forces de sécurité et à leur service d'ordre et se passent très bien, elles peuvent néanmoins être infiltrées par telle ou telle mouvance. C'est ce phénomène nouveau que je cherchais à décrire.

Les autonomes ou Action directe, auxquels vous avez fait allusion, avaient basculé, au-delà de la revendication, dans une forme d'action en lien étroit avec le terrorisme et la grande délinquance : leur mode d'expression n'était pas celui dont nous parlons.

En ce qui concerne le rôle du ministre de l'Intérieur ou de son secrétaire d'État dans l'organisation des manifestations, moi qui ai occupé ce poste après avoir été adjoint du préfet de police, donc placé à la tête de services d'ordre, je peux dire que c'est le préfet de département qui est à la manœuvre du point de vue opérationnel, avec son directeur du service d'ordre – généralement l'autorité de police ou de gendarmerie compétente –, dans un cadre qu'il a défini. Le ministre ou le secrétaire d'État donne le cadre général, qui est connu : éviter les débordements et les exactions, interpeller les auteurs de violences. Comme le répète souvent Gérald Darmanin à juste titre, il est également chargé de fournir des moyens d'action aux forces de l'ordre : équipement, moyens matériels, soutien – le soutien du ministre a toujours été essentiel pour ses troupes. Mais la conduite du service d'ordre est effectuée sur le terrain, au plus près des opérations, par le préfet et le directeur du service d'ordre. Le schéma national du maintien de l'ordre le rappelle d'ailleurs très clairement.

Concernant la gestion des manifestants violents, on entend souvent dire qu'il serait bien plus facile de les arrêter avant qu'ils n'infiltrent un cortège, puisqu'ils sont connus. En réalité, juridiquement, il n'est pas si simple d'empêcher des personnes d'aller manifester parce que l'on suppute qu'elles vont commettre des violences : le droit français ne le permet pas. Une disposition législative qui visait à permettre de prononcer à l'encontre de certaines personnes une interdiction administrative de manifester a ainsi été jugée contraire à la Constitution. Nous sommes dans un État de droit, il faut en tenir compte. On ne peut pas empêcher comme cela les gens de manifester, il faut que les Français et Françaises le comprennent. J'allais dire qu'on aimerait pouvoir le faire, mais non : on ne peut pas le faire, c'est tout ; la question ne se pose pas.

En revanche, les services de renseignement peuvent détecter certains individus, ce qui permet au responsable du service d'ordre de s'organiser : si les individus à risque repérés sont très nombreux, on peut supposer que la situation va devenir compliquée.

Il est également possible de prononcer des interdictions judiciaires de manifester : quand une personne s'est rendue coupable de violences, elle peut être condamnée et ne plus pouvoir se rendre à une manifestation.

Vous avez parlé des black blocs. Il ne s'agit pas de l'ultra-gauche, ni de l'ultra-droite, ni des « ultra-jaunes », ni d'autres individus, mais d'une forme d'organisation : au milieu, à la tête ou en queue de cortège, des personnes généralement vêtues de noir se regroupent pour commettre des exactions. C'est donc plutôt un mode opératoire qu'une mouvance, et même s'il est plutôt l'apanage des mouvances de l'ultra-gauche et des anarcho-autonomes, des mouvements d'ultra-droite peuvent aussi s'organiser en black blocs.

Plus récemment, on a vu des individus parfaitement inconnus des services être confondus et interpellés pour avoir commis des violences, par effet d'entraînement, dans un mouvement de foule. C'est une difficulté supplémentaire : les violences et exactions ne sont pas l'apanage des individus connus des services de renseignement.

Concernant les critiques émises par le Défenseur des droits, j'ai beaucoup de respect pour cette autorité administrative indépendante et, si je ne connais pas la nouvelle Défenseure des droits, j'avais dans mes anciennes fonctions, à la préfecture de police puis au ministère, des échanges permanents avec M. Toubon, que je connais très bien, notamment au sujet du maintien de l'ordre.

Il faut avoir à l'esprit que le maintien de l'ordre, quand la situation dégénère vraiment, ne peut plus être traditionnel. On l'a vu pendant le mouvement des Gilets jaunes. On bascule parfois dans l'insurrection, l'émeute urbaine ; les forces de l'ordre doivent alors immédiatement rétablir l'ordre et la sécurité, protéger nos concitoyens de violences, protéger les vitrines d'exactions : le maintien de l'ordre prend une autre forme. C'est l'objet d'un débat quasi philosophique que nous avons souvent avec le Défenseur des droits. Le maintien de l'ordre, c'est encadrer une manifestation, éviter qu'elle ne dérape ; mais, face à des scènes d'émeute urbaine, les forces de l'ordre sont tenues d'intervenir. L'usage de la force, rendu alors indispensable par les exactions, et dont policiers et gendarmes ont le monopole, est toujours encadré, normé – certains types d'armement peuvent être utilisés, d'autres non –, et doit être proportionné, sous le contrôle de l'Inspection générale de la police nationale et de la justice qui, souvent, saisit cette dernière. Ce contrôle est très rigoureux ; le ministre de l'Intérieur l'a d'ailleurs rappelé il y a quelques jours encore, la police nationale représente 7 % de la fonction publique d'État, mais est concernée par 55 % des sanctions qui y sont prononcées.

Voilà ce que je réponds à certaines interrogations sur la conduite du maintien de l'ordre. Les Français ne toléreraient pas que nous laissions commettre des exactions. Ce n'est pas possible ! C'est cela, l'ordre républicain. Une manifestation commence, se déroule normalement si des violences ne surviennent pas, et c'est la fierté et l'honneur des forces de l'ordre que de l'encadrer ; mais, en cas d'exactions, il n'est pas possible de ne pas intervenir pour y mettre un terme – et, je le répète, cela se fait toujours de manière très proportionnée.

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