Intervention de Sébastien Lecornu

Réunion du mercredi 17 mars 2021 à 15h00
Commission d'enquête sur la lutte contre l'orpaillage illégal en guyane

Sébastien Lecornu, ministre des Outre mer :

Je connais bien ce sujet dont j'ai eu à m'occuper en tant que secrétaire d'État à l'écologie au début du quinquennat. Il compte parmi les principaux dossiers de mon ministère de coordination. C'est dans une démarche interministérielle qu'il convient de le traiter.

Cette semaine coïncide avec d'importantes avancées diplomatiques. Nous avons reçu conjointement le ministre de l'intérieur et de la justice ainsi que le ministre des affaires étrangères du Suriname. Je me réjouis que le Parlement contrôle l'action du gouvernement sur ce sujet, compte tenu des moyens considérables débloqués, sous le volet régalien mais aussi en vue du développement de la filière aurifère légale. Le cadre du projet de loi « climat » comporte, de plus, un volet relatif au code minier : tout se tient.

Je ne vous agonirai pas de chiffres. Vous seront communiqués tous ceux que vous solliciterez auprès de mon ministère, de même qu'auprès de ceux de l'intérieur, de la justice, des armées, des affaires étrangères, de l'économie et des finances ou de la transition écologique et solidaire.

Je tenterai d'abord de cerner l'« adversaire », selon le terme qu'emploient les gendarmes. Je m'efforcerai ensuite de mettre en perspective la réponse de l'État en rendant à César ce qui est à César, à savoir en saluant l'œuvre des deux précédents quinquennats. Une démarche régalienne conventionnelle a laissé progressivement place, depuis 2007, à une approche plus écologique, sociale et sanitaire. Quelques pistes de réflexion en cours entre ministères concluront mon propos, de manière à nourrir les travaux de votre commission.

Qui est l'adversaire ? Il apparaît d'abord redoutablement professionnel. Les garimpeiros clandestins, venus en majorité du Brésil et solidement organisés, s'appuient sur un modèle économique bien huilé. Leurs gains excèdent systématiquement leurs pertes, y compris quand nous intervenons. Leur professionnalisation s'explique par leur milieu d'action. Le territoire de la Guyane est grand comme le Portugal. Ce sont près de 30 % des frontières terrestres de la France qui le cernent. Une forêt dense le couvre à 95 %. Il ne s'agit pas d'une excuse. Seulement, un rappel de la topographie et de la géographie s'impose pour bien appréhender le problème. On comprend mieux, dès lors, le renfort du dispositif par les forces armées.

L'orpaillage illégal, diffus, se répartit sur 300 à 400 sites alluvionnaires et à peu près 150 sites primaires actifs ; ce qui explique la difficulté d'une lutte qui nécessite de recourir au renseignement et, au-delà des forces qu'elle mobilise, de transporter celles-ci sur les lieux d'intervention.

Les orpailleurs illégaux bénéficient souvent de complicités extérieures. Ils s'appuient sur des bases d'approvisionnement en matériel et en mercure au Brésil ou au Suriname et, parfois aussi, sur des complicités internes à la République. La justice l'a prouvé. Il arrive que nos concitoyens, moyennant argent, leur rendent des services logistiques ou montent le guet le long du fleuve pour les prévenir de l'arrivée des forces de l'ordre. La misère sociale de la population locale explique qu'elle se rende complice d'une activité dont elle se retrouve par ailleurs la victime sur les terrains sanitaire et environnemental. Ces complicités locales alimentent une économie parallèle à l'origine d'une inflation dans les villages les plus reculés, sans parler des troubles qui en résultent pour les autorités coutumières.

La professionnalisation résulte aussi, évidemment, de l'attractivité de l'or par rapport à d'autres matières premières, encore renforcées par la crise liée à la COVID qui a vu augmenter de 25 % la valeur de ce métal. Les risques encourus pour extraire de l'or sont corrélés aux opportunités d'en écouler sur le marché.

L'adversaire est aussi particulièrement dangereux. On ne saurait évaluer l'action de l'État sans le souligner. Rien dans notre République n'est comparable au combat contre les orpailleurs clandestins. Il ne s'agit ni de maintien de l'ordre ni de lutte anti-terroriste. La violence est la règle dans les opérations de ces garimpeiros. 9 militaires sont tombés au combat. Je me permettrai de les citer : le soldat de première classe Giffard, l'adjudant Moralia et le caporal-chef Pissot, le soldat de première classe Avae, le sergent Ashing, le caporal-chef Camara, le sergent-chef Roellinger, les caporaux-chefs de première classe Guyot et Vandeville. Tous ont donné leur vie sur le territoire national. Voilà qui répond en partie à la question de savoir si l'État en fait beaucoup. Je connais peu d'opérations donnant lieu à autant de pertes humaines parmi les forces armées et de sécurité intérieure. Je formule le vœu que l'on rappelle la mémoire de ces hommes chaque fois que des protestations s'élèveront contre l'insuffisance de l'action de l'État.

La dangerosité des orpailleurs illégaux vient aussi de leur cohabitation avec des acteurs du grand banditisme se livrant à d'autres trafics, d'armes ou d'immigrés clandestins. Si leurs liens avec la pêche illégale ne sont pas toujours évidents, ils restent lourdement armés et entretiennent un rapport à la vie humaine différent du nôtre, n'hésitant pas à faire couler le sang pour quelques grammes d'or. Il s'avère de plus en plus complexe de les combattre, d'où le déploiement croissant en Guyane d'unités d'élite comme le GIGN.

Notre adversaire se montre surtout d'une souplesse redoutable. Il s'adapte en permanence au terrain autant qu'à notre action. Est-elle malgré tout efficace ? Oui, car nous parvenons à contenir l'orpaillage illégal. Des comparaisons avec les pays voisins montrent que ce n'est pas le cas au Brésil ni au Suriname ou au Guyana.

Les garimpeiros disposent de caches de matériel et de sonnettes les avertissant de l'arrivée des forces de l'ordre. Ils œuvrent sous le couvert de la forêt. Alors qu'il y a dix ans, ils procédaient à des déforestations massives à coups d'explosifs, aujourd'hui ils préservent un manteau de verdure au-dessus de leurs sites pour éviter qu'on ne les repère depuis le ciel.

Leur constante adaptation nous a contraints à innover à notre tour.

Seules les forces de sécurité intérieure classiques (la gendarmerie) étaient déployées jusqu'à l'opération Harpie en 2008, qui leur a associé les forces armées. Ce virage a permis de donner un sérieux coup d'arrêt à l'orpaillage illégal et de stabiliser la situation malgré quelques hauts et bas ; certains événements graves de la fin du dernier quinquennat ont obligé à concentrer sur Cayenne des escadrons de gendarmerie mobile.

Le début de l'actuel quinquennat a marqué une avancée du volet répressif avec l'opération Harpie 2, à la dimension cette fois interministérielle. Aux forces de sécurité intérieure ayant fait leurs preuves et aux forces armées ont été cette fois associés les agents du Parc Amazonien de Guyane, les agents assermentés de l'Office Français de la Biodiversité (OFB) et les instances judiciaires locales. Les différents états-majors de lutte ont fusionné sous l'autorité du préfet. La formation des officiers de police judiciaire (OPJ), au nombre croissant, a été renforcée.

En dépit du succès sur le terrain de l'opération Harpie 1, il restait difficile de confondre les coupables et de les traduire devant les tribunaux. Des OPJ en renfort à Maripasoula et Saint-Laurent-du-Maroni soutiennent le volet enquête d'Harpie 2. Un détachement de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique a été installé. En somme, l'État a adapté sa réponse judiciaire. M. Adam a déposé dans le cadre du projet de loi « climat et résilience » plusieurs amendements visant le maintien de l'habilitation des agents de l'ONF et de l'OFB à détruire sur-le-champ des chantiers illégaux et leur matériel. Les populations locales sont attachées à ces uniformes verts aux missions environnementales régaliennes. Le durcissement des sanctions pénales s'est accompagné de l'adaptation des procédures à la réalité géographique. Le point de départ de la garde à vue et de la retenue douanière peut dorénavant être repoussé pour tenir compte du temps parfois long de transport entre le lieu d'interpellation et le lieu de détention.

D'autres avancées ont concerné le volet diplomatique, les plus spectaculaires ayant trait à nos relations avec le Suriname. Si on ne s'attaque pas à l'origine même du problème, alors autant vider la mer avec une petite cuiller. La coopération policière avec le Suriname se développe, dans le cadre d'un accord de 2006, par des échanges de renseignements et des actions communes de contrôle aux frontières.

Cette coopération a réalisé un bond en avant cette semaine puisqu'elle s'étend à présent à la police judiciaire. Curieusement, nous ne disposions pas, jusqu'ici, de texte international autorisant la communication de casiers judiciaires ou permettant aux parquets de se coordonner.

Un traité international délimite dorénavant la frontière, chose indispensable quand on tient à la surveiller pour empêcher l'entrée sur le territoire de clandestins.

Enfin, une déclaration politique signée en début de semaine à propos de la gestion du fleuve Maroni facilitera la coordination de l'action des pouvoirs publics et la cohabitation des populations. Nous organisions déjà des patrouilles communes avec le Brésil. Nous allons systématiser ce dispositif avec le Suriname, le long du Maroni. Il faut continuer les opérations synchrones avec le Brésil, telle qu'Horus, en février 2021. La crise liée à la COVID a entraîné des hauts et des bas dans la tenue de la frontière. Sa fermeture effective lors du premier confinement a obligé à mobiliser énormément de forces. Le principe de réalité impose d'admettre que ce ne peut pas être le cas en permanence.

Harpie 2 comporte un nouveau volet social et économique visant à y impliquer les habitants. Il reste à mener un combat culturel. La population guyanaise est évidemment anéantie et catastrophée par le scandale de l'orpaillage illégal. Il n'en est pas moins bon d'établir un dialogue de proximité pour rendre compte de notre action. À la mi-mars, 3 réunions se sont déjà tenues dans cet esprit. D'autres suivront, afin aussi de faire vivre le projet du parc amazonien de Guyane et de protéger la population en l'associant aux actions de l'État.

Sur le plan économique se pose la question de la structuration de la filière légale. Un débat politique oppose ceux qui estiment que le développement de l'orpaillage légal entraîne un recul de l'orpaillage illégal à ceux qui jugent au contraire les deux poreux ; l'un encourageant l'autre. Je pense pour ma part que, plus on structure la filière légale, mieux on lutte contre l'orpaillage illégal. J'ajouterai même qu'on lutte mieux encore en privilégiant un réseau local, guyanais, de structures à taille humaine, à l'opposé des mégamines type Montagne d'or.

Aujourd'hui, on extrait dix fois plus d'or illégalement que légalement. Ce chiffre scandaleux atteste à tout le moins que la filière légale dispose d'une marge de progression, indépendamment des convictions environnementales de chacun. Le débat devra se dérouler dans le calme. Celui qu'a soulevé la Montagne d'or à Paris a éclipsé celui sur les petits exploitants aurifères guyanais et leurs réclamations. Or il convient de prêter attention à ces acteurs respectueux de la loi, et même de prendre soin de ces exploitants contraints de déclarer leurs salariés et de se plier à des obligations environnementales de remise en état des sites.

Il existe une limite à notre action : le respect de l'État de droit. Même en forêt amazonienne, la présomption d'innocence a cours et il est indispensable de recueillir des indices graves et concordants avant toute mise en examen. Nos forces de sécurité intérieure ne peuvent user de leurs armes qu'en cas de légitime défense.

Au Brésil et au Suriname, il n'en va pas de même. Or, je suis plutôt fier que les choses se déroulent autrement dans notre République, aux principes de laquelle nous sommes tous attachés. Reconnaissons, sous peine de verser dans la démagogie, qu'un gendarme français, officier de police judiciaire, a du mal à engager des poursuites contre un garimpeiro en fuite dans la forêt en l'absence de photo ou d'empreinte. Nous entendons souvent qu'il faudrait « faire plus », mais comment ? On se garde de nous le dire. Une tentation existe, à l'extrême droite notamment, d'outrepasser ces principes que nous devons réaffirmer.

Malheureusement, le respect de l'État de droit nous limite quand d'autres pays d'Amérique du sud ne s'en encombrent pas, mais c'est à mon sens une bonne chose, notamment du point de vue des libertés publiques. Peut-on interdire à nos concitoyens d'acheminer du carburant pour leur propre usage sous le prétexte qu'on risque ainsi de les soupçonner de complicité de trafic d'or ? Non. C'est un officier de réserve de la gendarmerie qui vous le dit : on ne parle plus dans notre pays de liberté, or c'est bien dommage.

Des résultats ont été obtenus en matière judiciaire. Entre 2018 et 2020 ont été saisis 75 millions d'euros d'avoirs criminels, 387 kilos de mercure et 28 kilos d'or. 99 personnes ont fait l'objet d'une condamnation.

Parmi les nouveautés de notre action, signalons la priorité accordée à la surveillance des effets sanitaires et environnementaux de l'orpaillage illégal, que nous comptons documenter et chiffrer. Le déversement dans la nature de mercure (dont la dangerosité justifie l'interdiction depuis 2006) affecte la santé de nos concitoyens. Certains sites légaux recourent, eux, au cyanure. L'orpaillage illégal soulève encore d'autres enjeux de santé publique, liés notamment aux réseaux de prostitution qui y sont adossés.

Nous allons compléter une étude de 2015 sur l'imprégnation au mercure des communautés autochtones. Notre stratégie de réduction des risques liés à son usage reposera sur la prévention et la sensibilisation de la population. Il faudra mener un travail culturel sur l'alimentation mais aussi, et j'y tiens, réaliser un dépistage des plus vulnérables. 100 prélèvements ont été réalisés sur des enfants et des femmes enceintes en 2020. Notre objectif est de porter ce nombre à 1 700 en 2025. Un suivi du développement psychomoteur des enfants devra diagnostiquer d'éventuels retards ou malformations. Nous communiquerons sur ces aspects nouveaux de notre action, dans le respect, bien sûr, du secret médical. La population attend de nous, et c'est légitime, des informations transparentes sur les risques sanitaires.

L'impact environnemental de l'orpaillage illégal est mieux connu. Il suffit parfois de voir la couleur des fleuves. 600 hectares par an sont abîmés par la déforestation sauvage. Le chiffre est colossal. S'ajoute à cela le problème des déchets. Le Parc amazonien et l'ONF vont expérimenter des techniques de remise en état des sites dégradés. Nous financerons aussi la surveillance de la biodiversité sur les sites clandestins d'accès parfois difficile.

Nous suivons plusieurs pistes de réflexion quant à l'avenir. Il nous paraît indispensable de nous adapter continuellement à l'adversaire, mais aussi de procéder à un ciblage territorial plus précis des lieux d'intervention afin d'intensifier la lutte dans les zones où les enjeux environnementaux et sanitaires sont majeurs, c'est-à-dire les villages ou les lieux à la biodiversité rare. Nous voulons créer des zones de protection sanitaire de la population en dissuadant, par une présence massive d'uniformes, les orpailleurs illégaux de s'y implanter. Nous agirons en lien avec les autorités coutumières ou les maires, qui ont un rôle important à jouer.

Il reste dans le Parc amazonien à peu près 150 sites actifs d'orpaillage illégal. Nous comptons étendre le ciblage testé dans le secteur de Camopi, vu qu'il a plutôt bien fonctionné. La présence des forces armées se renforcera et j'en remercie les parlementaires ayant voté la loi de programmation militaire dotée d'un volet outre-mer. Nous manquons parfois, non d'hommes, mais de moyens de les transporter sur les lieux d'intervention. Il arrive en outre que les forces armées soient sollicitées pour des missions sanitaires comme lors de la crise liée à la COVID ; d'où un problème de disponibilité, auquel nous devons nous attaquer. Il faut aussi progresser dans le domaine du renseignement, avec les États frontaliers.

Je milite pour l'affectation des saisies d'or à la lutte contre l'orpaillage illégal. J'y verrais là un geste citoyen, indépendamment des sommes saisies. Il faudrait aussi améliorer la traçabilité de l'or légal, de manière à mieux déceler l'or illégal. Les circuits marchands plus ou moins illégaux finissent en effet par se rattacher aux légaux pour que l'offre rencontre la demande.

Je reste à votre disposition pour toute question à laquelle je serai en mesure de répondre. Je n'assume que la coordination de la manœuvre globale et son portage politique face à nos concitoyens de Guyane, en rendant évidemment compte devant le Parlement. Les ministres de la justice, des affaires étrangères, de l'intérieur et des armées seront amenés à vous répondre à propos des moyens mis en œuvre, dont ils ont la responsabilité, exclusive ou partagée avec moi-même.

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