Nous sommes un syndicat de magistrats. Nous ne nous prononçons pas seulement sur les conditions de travail des magistrats, mais également sur les libertés publiques. Notre regard sur la politique pénitentiaire et la prison en général est assez large. Nous avons porté des observations devant le comité des ministres du Conseil de l'Europe concernant l'exécution de l'arrêt JMB et autres du 30 janvier 2020, qui a condamné la France à cause de la surpopulation structurelle de ses établissements pénitentiaires et l'absence de recours effectif pour mettre fin à des conditions de détention indignes.
La lutte contre la surpopulation carcérale devrait guider toute politique pénale et toute mesure en lien avec la prison en France. Or, depuis janvier 2020 au moins, le problème au cœur de la politique pénitentiaire française est qu'elle ne prend pas de mesures réellement drastiques à ce sujet. Comme l'a souligné Mme Maintigneux, la loi dite « confiance » votée hier comporte des dispositions qui, selon l'étude d'impact, tendront à augmenter la surpopulation carcérale. Cette contradiction, tout comme un certain nombre de déclarations politiques, ne suit pas l'orientation que devrait porter la France dans le discours sur les prisons.
Vous indiquez qu'il est pessimiste de parler d'emblée de dysfonctionnement dans la politique pénitentiaire française. La France ayant été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme pour sa surpopulation carcérale structurelle, il ne me paraît pas surprenant de penser qu'un dysfonctionnement existe bien.
Nous divergeons avec Unité magistrats sur la construction de nouvelles places de prison. Plus on construit de places, plus les prisons sont remplies. Le cas des Pays-Bas, qui ferment des établissements, est exceptionnel. Si le système actuel est maintenu, ces nouvelles places seront en effet occupées, car la loi ne prévoit pas que les magistrats qui incarcèrent prennent leur décision en fonction de l'état d'occupation des établissements pénitentiaires. Nous sommes favorables aux réhabilitations d'établissements particulièrement vétustes. Cependant, le budget affecté à l'immobilier pénitentiaire n'est pas seulement alloué à la réhabilitation, mais aussi à la construction de nouvelles places, qui ne contribuera pas à faire baisser la surpopulation carcérale.
Vous demandez pourquoi les magistrats prennent des décisions qui donnent lieu à cette surpopulation. Nous portons l'idée d'une décroissance de la population carcérale par une régulation contraignante. Si une personne entre en prison et que le taux d'occupation est dépassé, il faut faire sortir un détenu. La crise sanitaire a montré qu'un certain nombre de personnes répondaient à ces conditions.
Concernant les causes et les conséquences de la surpopulation carcérale, nous insistons sur la politique pénale et les modes de poursuite. Le recours à la comparution immédiate est pourvoyeur de peines d'emprisonnement ferme et contribue à la surpopulation. Il faut revoir ce mode de poursuite et son utilisation. Au départ, la comparution immédiate était pensée pour les personnes récidivistes ou pour des situations d'urgence en matière d'intégrité des personnes ou de l'infraction commise. Or les critères ont été tellement élargis que ce recours est possible pour un grand nombre d'infractions et pour des personnes au casier judiciaire vierge. Deux raisons peuvent l'expliquer. Il peut s'agir d'un objectif politique visant à afficher la fermeté de la réaction. Cependant, les autres modes de poursuite sont parfois surchargés et la comparution immédiate permet d'éviter une convocation avec un délai de dix mois.
Cette procédure favorise le prononcé d'emprisonnement ferme, car il s'agit d'une procédure rapide. À la sortie de garde à vue, les personnes ne s'expriment pas toujours correctement, elles ne peuvent préparer efficacement leur défense avec leur avocat, et les enquêteurs manquent parfois de temps pour investiguer les éléments fournis par les prévenus pour leur défense.
Concernant leur situation personnelle, les prévenus peinent à rassembler dans le temps imparti suffisamment d'éléments pour prouver leur situation sur une formation à venir ou une promesse d'embauche. En l'absence de ces éléments, il est moins aisé de prononcer des aménagements ab initio. Des éléments manquent par exemple pour fixer des horaires de bracelet électronique. Nous proposons par conséquent une refonte de ce dispositif. En cas d'urgence particulière, il pourrait par exemple être proposé de juger les personnes en deux temps : une première audience se prononcerait sur la culpabilité et éventuellement sur des mesures de sûreté, tandis qu'une deuxième audience se prononcerait sur la peine, afin de limiter le prononcé de peines d'emprisonnement ferme en telles quantités.
Une autre cause de l'important prononcé d'emprisonnement ferme réside dans le fait que les alternatives à l'emprisonnement ne sont pas suffisamment étayées pour que les magistrats les prononcent. Les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation – CPIP –, chargés du suivi, devraient se voir attribuer 60 dossiers par personne. Or, ils en ont en moyenne 80 à charge en milieu fermé et 120 en milieu ouvert. Le suivi en milieu ouvert ne peut être aussi resserré qu'il le faudrait. Il est également constaté un manque de structures de prise en charge d'hébergement, d'addiction, de soins psychologiques ou psychiatriques. Les alternatives ou les aménagements comme le placement extérieur seront par conséquent moins fréquemment utilisés. Les structures d'hébergement jouent un rôle important pour les cas de violences conjugales. S'il n'est pas possible d'éloigner le conjoint du domicile familial en assurant la prise charge de ses difficultés, la peine d'enfermement sera plus facilement utilisée forte, outre les injonctions extérieures. Les alternatives ne sont pas trop peu prononcées par manque de volonté des magistrats, mais parce qu'elles ne disposent pas d'un étayage suffisant.
Vous connaissez les conséquences de la surpopulation carcérale : de mauvaises conditions de détention et de travail pour les surveillants et les CPIP, des tensions, des incidents, ainsi que la dégradation des établissements en raison de la trop forte occupation des cellules.
Concernant le faible prononcé de mesures d'assignation à résidence sous surveillance électronique – ARSE –, il ne s'agit pas d'un dispositif adapté lorsque la personne est mise en examen et qu'une enquête est en cours. La situation selon laquelle la personne peut se trouver à l'extérieur sous bracelet électronique correspond à peu de configurations. Les moyens donnés au juge d'instruction et au juge des libertés et de la détention pour placer les personnes sous surveillance électronique ne sont en outre pas encourageants. Les mesures d'ARSE nécessitent de disposer du numéro du service sous placement de surveillance électronique qui peut dépendre des directions interrégionales, du centre de semi-liberté, de la maison d'arrêt, ou du SPIP milieu ouvert. Ces difficultés ne contribuent pas à prononcer des mesures alternatives à la détention provisoire.
Vous évoquiez, dans votre questionnaire, les courtes peines et un éventuel refus des magistrats d'appliquer la loi. Celle-ci n'a pas eu l'effet escompté par le législateur de 2019. Je rejoins Mme Brugère sur les contradictions dont est empreinte la loi du 23 mars 2019, en matière de besoins d'incarcération et de quantum à partir desquels il est possible de proposer un aménagement des peines d'emprisonnement. Il ne faut pas oublier que les magistrats prononcent les peines de manière individualisée. Il s'agit de l'un des grands principes de notre droit pénal. La décision est prise en fonction de l'infraction et de la situation personnelle de la personne poursuivie. Les tribunaux ne se prononcent pas selon les déclarations d'intention sur le nombre de places disponibles. Les magistrats ne sont pas opaques à d'autres considérations.
Vous vous intéressez à la manière dont l'opinion publique pense la prison et à la nécessité de prononcer des peines de prison comme réponse à des comportements inadmissibles en société. Cependant, je m'interroge sur le sens même de l'opinion publique. Il ne s'agit pas même ici de sondages, mais plutôt de propos tenus par des chroniqueurs et commentateurs qui n'ont aucune compétence en la matière. Pour que l'opinion publique comprenne que la population carcérale doit baisser, il faudrait tout d'abord que les discours véhiculant de fausses informations cessent. Le Président de la République a récemment dit que la réflexion des États généraux de la justice devait permettre que les peines soient réellement exécutées : de tels propos suggèrent que ces peines ne sont pas exécutées. Le ministre de la justice a également soutenu qu'un détenu qui reste toute sa journée dans sa cellule sortira au même moment qu'un détenu qui fait des efforts de réinsertion et participe à des activités. Ces propos inexacts ne poussent pas l'opinion publique à considérer que la prison fonctionne bien et que les crédits de réduction de peine étaient adaptés. Ces déclarations influencent les magistrats et contribuent à favoriser la répression, alors que les nombreuses libérations pendant la période du confinement n'ont pas causé de trouble particulier à l'ordre public.
Enfin, le mécanisme sur lequel vous nous interrogez à Grenoble ne fonctionne pas, car il se contente de déclarations d'intentions. Sans une loi contraignante sur les sorties de détenus pour compenser les entrées, la situation demeurera inchangée. Après une baisse de la population carcérale au moment du confinement, la population remonte, et les chiffres de la fin de l'année 2021 seront probablement comparables à ceux de janvier 2020.