Intervention de éric Dupond-Moretti

Réunion du mercredi 8 décembre 2021 à 18h30
Commission d'enquête sur les dysfonctionnements et manquements de la politique pénitentiaire française

éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, ces mots consensuels me rassurent car, même si nous pouvons avoir, en particulier en matière de politique pénale, des divergences, j'ai été quelque peu interpellé par l'intitulé de votre commission d'enquête, que j'ai trouvé un peu à charge : lorsqu'on parle d'« identifier les dysfonctionnements et les manquements », on part du principe qu'il y en a.

Oui, il y a de belles choses dans la pénitentiaire, et je veux d'abord dire à quel point cette administration, qui constitue la troisième force de sécurité, n'occupe pas la juste place dans le cœur de nos compatriotes. Il s'agit d'un métier difficile qui connaît la promiscuité, la violence et les menaces, et je rappelle que les agents pénitentiaires, en cette période de pandémie, ont accompli un travail exceptionnel. Contrairement à d'autres pays, la France n'a pas connu de mutinerie, le sang n'a pas été versé dans ses prisons. En outre, des membres de l'administration pénitentiaire sont morts de la covid, qu'ils ont contractée dans l'exercice de leurs fonctions ; je veux leur dire toute ma gratitude.

Il ne s'agit pas que de mots, mais d'actes. Je partage d'emblée vos propos excluant toute rodomontade ou forfanterie : ces sujets infiniment complexes doivent être abordés avec beaucoup d'humilité, de modestie et de nuance.

Durant ce quinquennat, le Gouvernement a décliné sa politique pénitentiaire dans un double objectif : assurer l'effectivité de la réponse pénale et lutter contre la récidive.

Pour autant, l'honnêteté, et le serment que je viens de prêter, m'obligent à dire que nous avons hérité d'une situation. Celle-ci résulte de politiques successives qui n'ont pas su répondre aux principaux enjeux pénitentiaires, qu'il s'agisse de la rénovation et de l'extension du parc immobilier, de l'amélioration des conditions de travail des agents et de détention, de la lutte contre la radicalisation ou enfin de la prévention de la récidive.

C'est à partir de ce constat lucide et sans concession que notre double objectif a été décliné à travers différents chantiers visant à assurer une effectivité des peines, à lutter contre la surpopulation carcérale, à favoriser la réinsertion des condamnés et à lutter contre la radicalisation.

Tout d'abord, la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice du 23 mars 2019, issue d'une très large consultation des professionnels, notamment de l'administration pénitentiaire, avait pour but de redonner du sens à la peine et de renforcer son efficacité, ce que tous nos concitoyens appellent de leurs vœux. Cette loi a opéré une refonte de l'échelle des peines en faisant notamment disparaître la contrainte pénale, créée en 2014, qui n'avait jamais fait ses preuves, aux dires des professionnels.

S'agissant des courtes peines d'emprisonnement, dont il a été prouvé qu'elles sont désocialisantes et qu'elles aggravent la récidive, le texte interdit de prononcer des peines de moins d'un mois et ramène de deux à un an le seuil en-dessous duquel le principe de l'aménagement des peines s'impose.

Dans le même ordre d'idées, il pose le principe selon lequel l'exécution d'un parcours de peine doit se terminer par une période de libération sous contrainte, assortie d'un accompagnement, dans le but de réduire la récidive. Malgré une entrée en vigueur en pleine crise sanitaire de cette mesure, le nombre d'aménagements de peine a connu une hausse de 14 % depuis le début de l'année.

La loi pour la confiance dans l'institution judiciaire, que j'ai eu l'honneur de défendre et que vous avez adoptée le mois dernier, va plus loin dans la nécessité d'accompagner la fin de peine.

D'abord, elle supprime les réductions de peine automatiques en plaçant l'effort et le mérite du détenu au cœur du dispositif, là où les majorités précédentes avaient préféré l'automaticité, absolument incompréhensible pour nos concitoyens et qui affaiblissait l'autorité de l'État. L'objectif est très clair : inciter le détenu à investir pleinement son parcours de détention, redonner tout son sens à la peine et renforcer l'effectivité de la réponse pénale. Auparavant, de fait, la régulation de la surpopulation carcérale s'opérait de manière très hypocrite : un homme condamné à dix ans n'avait pas encore mis le pied dans le fourgon cellulaire qu'il savait déjà qu'il allait bénéficier de deux ans de réduction de peine, sans rien faire de bien. Il n'y a pas de raison que les codes de la société ne régissent pas la vie en prison : il faut inciter les gens à avoir envie de faire des efforts. Prenez deux complices, condamnés à la même peine : il ne me semble pas anormal que l'un soit libéré plus tôt que l'autre s'il a fait des efforts. Bien sûr, ces efforts doivent être mesurés à l'aune des capacités de chacun : ce peut être tout simplement se lever le matin, parvenir à se désintoxiquer, travailler ou apprendre à lire.

Parallèlement, la loi oblige les services pénitentiaires d'insertion et de probation – SPIP – à préparer la sortie du détenu dès la date de son écrou. Là encore, c'est la lutte contre la récidive qui guide mon action. Je ne verse ni dans l'angélisme, ni dans l'idéologie ni dans le dogmatisme : j'essaie d'être pragmatique et de bon sens.

J'ai créé un contrat de travail du détenu. La semaine dernière, avec Élisabeth Borne, j'étais au centre pénitentiaire de Muret : l'idée est de faire venir les patrons en prison afin de multiplier les possibilités de travail pour les détenus. En effet, le taux de travail en prison a significativement diminué : alors qu'il était, dans les années 2000, de l'ordre de 50 %, il est tombé à 29 %. Récemment, il a augmenté de nouveau, de 2 %, mais je harcèle l'administration pénitentiaire pour qu'on aille plus vite, plus fort, et qu'on revienne, à court terme, au moins au niveau des années 2000. Le budget pour 2022 prévoit 35 millions d'euros pour développer le travail en détention et financer le statut du détenu travailleur, afin d'attirer de nouveau les entreprises dans les prisons. Nous essayons de simplifier toutes les démarches des patrons qui voudraient venir en prison. Nous avons dressé une carte de France détaillant, pour chaque prison, quel type de travail il est possible d'offrir. Les directions interrégionales comptent désormais un référent en la matière. Un site a également été créé pour attirer les entreprises, quelle que soit leur taille, dans les prisons.

La programmation immobilière est le deuxième axe d'action pour assurer l'effectivité de la réponse pénale mais aussi pour améliorer les conditions de travail des personnels pénitentiaires et les conditions de détention. Notre politique en la matière est volontariste ; c'est la plus ambitieuse de ces trente dernières années. La création de 15 000 places portera à 76 000 le nombre total de places disponibles en 2026-2027, lors de l'achèvement des derniers travaux. Nous avons même décidé d'aller plus loin, avec la construction d'un nouveau centre pénitentiaire de 700 places dans les Yvelines, à Magnanville.

Les 7 000 premières places ont été mises en chantier, et 2 000 sont déjà sorties de terre, comme à Lutterbach, où les détenus ont été transférés. En 2022, toutes seront livrées ou verront leur construction très avancée. Pas moins de quatorze opérations se déroulent actuellement – à Caen, au Mans, à Avignon, à Koné, à Gradignan ou encore à Troyes. Je tiens à votre disposition des photographies de ces sites.

Le second volet, de 8 000 places, est lui aussi engagé. Je me suis pleinement mobilisé auprès des élus pour trouver les sites. Ce travail a payé puisqu'en avril – dix mois après mon arrivée à la chancellerie –, le Premier ministre annonçait la liste des seize sites. Les concertations locales et les études préalables sont lancées.

C'est malgré tout difficile : en général, on veut bien d'une prison, mais le plus loin possible… On m'a fourni toutes les excuses possibles et imaginables, de l'existence de vestiges gallo-romains à la tenue semestrielle d'une battue au sanglier – ce à quoi j'ai répondu qu'on pourrait toujours utiliser les miradors !

Mais je veux aussi saluer l'esprit républicain des maires qui accueillent et soutiennent des projets. Les élus de Caen et d'Angers, par exemple, m'ont contacté pour que des établissements pénitentiaires soient construits dans leur ville. D'autres, au contraire, reviennent sur des accords qui semblaient pourtant scellés, je le déplore.

Nous nous attachons à faire valoir auprès des élus les avantages que recèle l'implantation d'une prison sur leur territoire. Les établissements pénitentiaires font partie intégrante de la vie de la cité. Ils sont en outre synonymes de sécurité, grâce à la présence de policiers, de gendarmes et de surveillants pénitentiaires, et de retombées économiques, puisqu'une prison de 700 places, ce sont 700 personnels directs et induits, plus leurs familles, susceptibles de relancer l'économie et les écoles. Je tiens à le dire car il y a une espèce de fantasmagorie qui fait que l'on craint la création de lieux de détention. L'APIJ – Agence publique pour l'immobilier de la justice – fait par ailleurs des efforts colossaux pour construire un peu moins haut et de façon aménagée sur le plan paysager : certains nouveaux établissements ne sont pas visibles par les habitants. Les nouvelles prisons, c'est un fait, n'ont plus rien à voir avec celles que j'ai connues en tant que jeune avocat pénaliste !

Ces résultats ont été permis par un accompagnement budgétaire sans précédent : en 2022, plus de 400 millions sont budgétés pour la réalisation du programme 15 000. Au total, 636 millions iront à l'immobilier pénitentiaire, soit une hausse de 62 % en deux ans.

Nous construisons des prisons mais nous rénovons et sécurisons également des établissements existants, à l'image de Fleury-Mérogis, où je me suis rendu avec le Premier ministre. Le plan de sécurisation, avec 100 millions en 2022, qui s'ajoutent aux 70 millions déjà prévus, est sans précédent. Il vise la sécurisation des parkings, la pose de filins anti-projections, la lutte contre les drones ou encore le brouillage des communications 5G.

Des moyens nouveaux sont consacrés à la lutte contre la récidive et à la réinsertion. La loi du 23 mars 2019 a prévu le renforcement de la filière d'insertion et de probation : pas moins de 1 500 recrutements auront été effectués durant le quinquennat, dont 58 % concernent des postes de conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation.

Au total, 4 500 recrutements nets auront été réalisés dans l'administration pénitentiaire en cinq ans, ce qui a permis, notamment, de réduire à moins de 5 % la vacance d'emplois chez les surveillants.

Ces recrutements doivent s'accompagner d'une meilleure valorisation du métier d'agent pénitentiaire, dont les missions, absolument essentielles, ne sont pas toujours reconnues à leur juste valeur. Le Gouvernement a souhaité soutenir l'amélioration de la situation statutaire et indemnitaire des personnels pénitentiaires en y consacrant 120 millions sur le quinquennat.

J'ai également choisi de mener une réforme statutaire importante en fusionnant les deux premiers grades du corps des surveillants pénitentiaires.

La valorisation passe aussi par l'évolution du métier de surveillant, au travers de la charte du surveillant acteur, signée avec les organisations syndicales – une première depuis vingt ans. En outre, la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire fait du surveillant pénitentiaire un membre de droit des commissions d'application des peines.

De même, j'ai engagé une politique très volontariste pour améliorer les conditions d'accueil des jeunes surveillants. Nous connaissons les enjeux d'attractivité de cette filière : c'est pourquoi nous les accompagnons mieux, notamment en matière de logement, avec la création d'un portail unique pour faciliter la recherche de logement.

En outre, la programmation immobilière vise la diversification des prises en charge, grâce à la création de SAS – structures d'accompagnement à la sortie –, mesure défendue avec force par cette majorité, d'unités pour détenus violents ou encore d'établissements INSERRE – innover par des structures expérimentales de responsabilisation et de réinsertion par l'emploi –, tournés vers le travail et la réinsertion.

Enfin, la lutte contre la récidive s'est traduite par le renforcement des moyens de lutte contre la radicalisation, avec le renforcement de l'arsenal législatif visant à la détection, au suivi et à l'entrave des individus susceptibles d'être radicalisés ou de constituer une menace pour l'ordre public.

Le Gouvernement a renforcé la prise en charge des détenus radicalisés avec la mise en place, depuis 2017, des quartiers d'évaluation de la radicalisation : six QER sont déployés et un QER pour femmes ouvrira début 2022. Depuis le décret du 31 décembre 2019, les détenus évalués comme prosélytes et susceptibles d'être violents sont placés en quartier de prise en charge de la radicalisation : on compte six QPR sur l'ensemble du territoire et un QPR pour femmes a ouvert à Rennes, au mois de septembre.

Nous développons également l'intervention du médiateur du fait religieux, en appui des évaluations et des prises en charge des détenus radicalisés, sur la base d'un discours alternatif aux thèses radicales. L'idée est de faire douter l'individu : le détenu doit avoir face à lui une personne qui possède une connaissance fine de la chose théologique.

Une visite au Maroc d'un centre de cette nature m'a convaincu des résultats qui peuvent être obtenus. Certes, le processus prend du temps : inverser cette idéologie mortifère ne se fait pas d'un coup de baguette magique et implique une approche pluridisciplinaire et un suivi post-sentenciel. La loi sur le séparatisme prévoit à cet égard un certain nombre de mesures administratives et judiciaires.

Une mission conduite par votre collègue Bruno Questel est en cours sur la question de l'aumônerie carcérale. Ses conclusions, attendues pour le début de l'année prochaine, feront l'objet d'une attention toute particulière du ministère de la justice.

La préparation à la sortie et le suivi post-carcéral des personnes radicalisées ont été renforcés par la nouvelle mesure de sûreté prévue par la loi du 30 juillet 2021, validée par le Conseil constitutionnel.

Enfin, le Gouvernement a augmenté significativement les moyens du service national du renseignement pénitentiaire – SNRP – afin d'assurer un suivi des détenus présentant une menace ou un risque sécuritaire.

Nous donnons à la prison des moyens inédits pour remplir ses missions : punir, protéger la société des individus les plus dangereux et réinsérer. Ces missions sont indissociables et on ne peut envisager la prison autrement.

Je vais vous dire où est le problème. Dès que vous prenez une mesure en faveur de la réinsertion, on vous taxe de laxisme, l'expression consacrée étant : « Taubira en pire ». D'un autre côté, si vous construisez des prisons, on explique que, la nature judiciaire ayant horreur du vide, elles seront tout de suite pleines, et on vous accuse alors d'être un affreux répressif. Chaque garde des sceaux se trouve en permanence confronté à cette dualité.

Si je veux construire des prisons, c'est d'abord pour assurer la réponse pénale – je n'ai pas honte de le dire –, mais c'est aussi pour assurer de meilleures conditions au personnel pénitentiaire et aux détenus. Je ne vois pas comment faire autrement.

Les enjeux pénitentiaires font l'objet d'un travail à part entière dans le cadre des états généraux de la justice. Je crois dans ces états généraux, dirigés par un comité totalement indépendant – à commencer par son président, Jean-Marc Sauvé –, comptant parmi ses membres les deux plus hauts magistrats du pays, ainsi que Mme Yaël Braun-Pivet et M. François-Noël Buffet. Plusieurs ateliers sont prévus, notamment un consacré aux enjeux pénitentiaires.

Chacun – en particulier les candidats aspirant à la magistrature suprême – pourra puiser dans ces travaux, qui seront synthétisés et rendus publics. Nul ne pourra en ignorer la qualité, puisque, pour la première fois, une forte participation citoyenne s'exprime, notamment sur la plate-forme parlonsjustice.fr. ; Les agents pénitentiaires et les détenus y prennent également la parole.

J'imagine donc mal, quels que soient les résultats des scrutins de 2022, qu'on puisse ne pas reprendre ses travaux. Naturellement, toutes les propositions utiles pour penser la prison de demain et ses liens avec le reste de la chaîne pénale sont les bienvenues.

Les conclusions de votre commission d'enquête tombent donc à point nommé car elles viendront, j'en suis certain, nourrir et enrichir les réflexions des états généraux.

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