Intervention de Lucile Rolland

Réunion du mercredi 11 décembre 2019 à 14h35
Commission d'enquête chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements ayant conduit aux attaques commises à la préfecture de police de paris le jeudi 3 octobre

Lucile Rolland, directrice centrale adjointe à la sécurité publique, cheffe du service central du renseignement territorial :

Je vous présente, tout d'abord, mes excuses : nous n'avons pas eu le temps de répondre complètement au questionnaire préalable qui nous a été adressé. Je vous ferai parvenir nos réponses dès que nous les aurons terminées.

Je vais d'abord vous présenter le service que je dirige, en vous indiquant sa composition, ses missions et, en leur sein, la place de la lutte contre la radicalisation et de la prévention du terrorisme.

Le SCRT est un service jeune : il est né en mai 2014. Il est composé d'environ 3 000 personnes, compte tenu des mutations en cours, dont 13 % de gendarmes, le reste étant des policiers. Bien que nous soyons un service mixte, associant la police et la gendarmerie, nous sommes rattachés à la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), qui relève de la direction générale de la police nationale (DGPN).

Nous sommes géographiquement compétents pour la totalité du territoire national, dans les zones de sécurité publique relevant de la police et de la gendarmerie, à l'exception du ressort de la préfecture de police, c'est-à-dire Paris et les trois départements de la petite couronne.

L'essentiel de nos forces est réparti dans les territoires : nous avons 255 implantations, y compris outre-mer, où travaillent 90 % de notre personnel. La moitié des 10 % restants, qui sont affectés en administration centrale, sert dans une division chargée de la surveillance opérationnelle – les filatures physiques, les techniques de renseignement au sens de la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, ainsi que le recrutement et le traitement des sources humaines.

Les missions attribuées au SCRT sont très étendues : nous sommes chargés de recueillir, d'analyser et de centraliser le renseignement dans les domaines de la vie institutionnelle, sociale, sociétale et économique qui sont susceptibles de connaître des mouvements de revendication, de contestation et de protestation, avec ou sans violence, mais s'accompagnant d'un trouble à l'ordre public. Le décret du 27 juillet 2015 nous a confié une mission supplémentaire qui consiste à concourir à la lutte contre le terrorisme : nous sommes chargés de contribuer à la prévention. Nous exerçons en outre deux missions qui sont un peu accessoires mais qui nous prennent beaucoup de temps : les enquêtes administratives, en particulier lors des recrutements dans certaines professions sensibles et en matière de naturalisation, et la sécurisation de certains déplacements officiels.

Nos informations sont recueillies au niveau territorial. Notre circuit les fait remonter aux préfets des départements en même temps qu'au service central. Nous assurons une diffusion à notre hiérarchie, c'est-à-dire à la direction générale de la police nationale et à celle de la gendarmerie nationale, au cabinet du ministre de l'Intérieur, à celui du Premier ministre et à l'Élysée, par le biais de la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT). Nous envoyons également nos informations à toutes les directions de la DGPN qui pourraient être intéressées – la police aux frontières, par exemple, lorsqu'il existe une dimension migratoire. Par ailleurs, nous les adressons systématiquement à la DGSI ainsi qu'à la direction du renseignement de la préfecture de police (DRPP) et à d'autres services de la communauté du renseignement, lorsqu'ils sont concernés.

Quels sont nos moyens et nos méthodes ? Nous travaillons soit en « milieu ouvert », soit en « milieu fermé ». Nous parlons de « milieu ouvert » lorsque nous agissons ès qualités, en nous présentant en tant que policiers ou gendarmes et comme membres du renseignement territorial aux personnes auprès desquelles nous souhaitons recueillir des informations. C'est ce que nous faisons, par exemple, auprès d'organisations syndicales qui préparent une manifestation, afin de voir quelles sont les revendications et l'état d'esprit et s'il risque d'y avoir des violences. Lorsque nous agissons en « milieu fermé », nous ne disons pas qui nous sommes. Cela concerne essentiellement le recrutement et le traitement des sources humaines, ainsi que les surveillances, les filatures et les techniques de renseignement au sens de la loi de 2015.

Le SCRT fait partie du deuxième cercle de la communauté du renseignement. Vous savez que le premier cercle est constitué de six services spécialisés et que le deuxième cercle comporte beaucoup plus d'acteurs. En tant que service du deuxième cercle, nous n'avons accès ni à toutes les techniques de renseignement, ni à toutes les finalités autorisées. Nous ne pouvons pas demander à utiliser ces techniques pour les finalités de contre-espionnage et de contre-prolifération, qui ne font pas partie de nos missions. Il y a aussi des techniques auxquelles nous n'avons absolument pas accès, comme la détection en temps réel, qui permet de savoir si un « sélecteur », par exemple un numéro de téléphone, est en relation avec un autre numéro figurant dans une base de données. Par ailleurs, nous n'avons accès à d'autres techniques que pour certaines finalités. Nous n'avons ainsi la possibilité de nous introduire dans un lieu privé à usage d'habitation pour y déposer soit une caméra soit des moyens de sonorisation que dans le cadre de la prévention du terrorisme.

Nous concourons à la prévention de la radicalisation et à la lutte contre le terrorisme. Cette mission, qui intéresse plus particulièrement votre commission, est globalement exercée par la moitié de nos effectifs, c'est-à-dire à peu près 1 500 personnes, si on prend en compte les agents qui recueillent et analysent le renseignement et ceux qui réalisent des surveillances et des filatures.

À notre connaissance, il existe en France environ 2 000 lieux de culte musulmans – c'est une réalité un peu mouvante – dont 5 % se revendiquent salafistes ou sont affiliés à ce mouvement, et 6 % relèvent, de la même façon, des Frères musulmans. En gros, les salafistes comptent 40 000 fidèles en France et les Frères musulmans 55 000.

Ce n'est pas parce que ces personnes sont fondamentalistes et qu'elles ont une conception rigoriste de leur religion que nous considérons qu'il y a une radicalisation au sens où le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) entend ce terme et que les personnes concernées doivent être inscrites dans le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) – on fait référence, dans ce cadre, à une radicalisation présentant une potentialité de passage à l'acte d'une manière violente. C'est en ce sens que les individus que nous suivons sont dits radicalisés.

Environ 21 600 personnes figurent au FSPRT. Une bonne partie d'entre elles ont un dossier clôturé, mais elles restent inscrites dans le fichier afin qu'il y ait une alerte en cas de criblage – elles apparaissent alors comme connues. À peu près 8 500 de ces individus ont été attribués au SCRT ; 6 000 d'entre eux ont un dossier clôturé et 100 sont en cours d'évaluation. Il reste donc 2 400 personnes prises en compte, ce qui signifie que des mesures de surveillance leur sont appliquées.

Il existe trois niveaux de mesures, selon l'évaluation de la dangerosité. Une surveillance ponctuelle peut être exercée, par exemple sur des individus dont le discours est radicalisé mais qui n'ont pas de connexions avec d'autres personnes ayant retenu notre intérêt. Nous pouvons également exercer un suivi régulier, qui fait appel à un peu plus de moyens. Enfin, une toute petite partie des individus que nous surveillons font l'objet d'un suivi prioritaire.

Quand il existe des éléments permettant de penser qu'un individu commence à être véritablement dangereux, nous passons spontanément la main à la DGSI – elle est chargée de gérer le « haut du spectre », et nous le « bas du spectre ». La DGSI peut également remarquer quelqu'un qui l'intéresse parmi les individus que nous suivons, parce qu'ils ont des connexions avec d'autres personnes dont elle s'occupe. La DGSI a un droit d'évocation qui lui permet de reprendre un dossier à son compte.

Vous savez qu'il existe, dans le cadre du rôle de chef de file qui est exercé par la DGSI en matière de radicalisation violente et de terrorisme sunnite djihadiste, un dispositif réunissant treize services afin d'assurer un continuum entre le renseignement et l'action judiciaire. Sont concernés les services du premier cercle, quatre services du second cercle, à savoir la DRPP, le service national du renseignement pénitentiaire, la sous-direction de l'anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale et le SCRT, ainsi que la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la direction centrale de la police judiciaire, la section antiterroriste (SAT) de la brigade criminelle de la préfecture de police et l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT).

Je participe au comité de pilotage stratégique de cet écosystème, qui regroupe les chefs des treize services participants, le procureur de la République antiterroriste et la CNRLT. Il existe aussi un comité de pilotage opérationnel, composé des chefs d'unité, qui se réunit beaucoup plus souvent. Un état-major permanent (EMAP), armé par les treize services, est chargé de superviser et de coordonner le suivi opérationnel des dossiers les plus sensibles dans une logique d'entrave judiciaire ou administrative. Chacun des membres de l'EMAP dispose d'un lien avec sa base de données, qui peut être consultée en permanence.

L'EMAP peut réaliser une évaluation des menaces qui sont signalées, des individus ou des « sélecteurs » liés au terrorisme sunnite djihadiste à partir du moment où il existe un rapport avec le territoire national ou avec des ressortissants français à l'étranger. Par ailleurs, l'EMAP sert en quelque sorte d'instance de déconfliction pour les groupes d'évaluation départementaux (GED). Ces structures, pilotées par les préfets, réunissent différentes administrations afin de réaliser un suivi particulier et d'appliquer tout un éventail de mesures lorsqu'un individu radicalisé fait l'objet d'un signalement.

Il existe un traitement particulier si ce sont des policiers ou des gendarmes qui sont concernés. Un groupe d'évaluation central (GEC) regroupe, s'agissant des policiers, l'inspection générale de la police nationale (IGPN), les services de renseignement du ministère de l'Intérieur – la DGSI, le SCRT et la DRPP –, la direction des ressources et des compétences et la direction centrale du recrutement et de la formation de la police nationale.

Quand un service reçoit un signalement à propos d'un policier, par exemple de la part d'un ex-conjoint, ou lorsque des collègues ou la hiérarchie ont un soupçon, un signalement écrit remonte par la voie hiérarchique, d'une manière très centralisée, jusqu'à l'IGPN. Celle-ci attribue l'évaluation du policier en fonction du service dont il relève : ce sera à la DRPP de s'en occuper s'il appartient à la préfecture de police, au SCRT s'il exerce dans le reste de la police nationale ou à la DGSI s'il y est en poste. Une évaluation est produite en vue de la réunion du GEC, qui décide collégialement quel suivi doit être réalisé.

Si le signalement est sans objet – certaines personnes peuvent être signalées parce qu'elles prennent toutes leurs vacances pendant la période du ramadan, ce qui ne signifie pas, en soi, qu'il y a une radicalisation violente –, on garde en mémoire la personne concernée, afin que l'IGPN puisse prévenir sa nouvelle direction en cas de mutation. Cela permet de regarder au long cours s'il n'y avait pas quelque chose que l'on n'avait pas vu d'emblée.

En cas de comportement ne relevant pas de la radicalisation violente mais témoignant d'un manquement au devoir de neutralité, on procède à une inscription au FSPRT et une procédure disciplinaire peut être engagée.

Si l'individu est radicalisé d'une manière complètement incompatible avec le maintien de ses fonctions, l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure permet un changement d'affectation ou, ce qui paraît une hypothèse plus probable, une radiation des cadres.

Dans les deux derniers cas, il y a une inscription au FSPRT afin qu'un suivi puisse continuer à être réalisé même une fois que la personne est sortie de la fonction publique, en particulier si elle se dirige vers une autre profession sensible.

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