Je crois qu'aucune administration française n'a évolué autant que celle du renseignement depuis 2008. Depuis cette année-là, on a en effet assisté à un chamboulement total, qui a commencé avec la création du poste de coordonnateur national du renseignement, pour se poursuivre avec la mise en place du plan national d'orientation du renseignement (PNOR), la fusion de la DST et de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG), et le remplacement de la commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) par la CNCTR.
Dans un domaine extrêmement sensible, on n'a cessé de procéder, couche par couche, à de nouvelles modifications au cours de la dernière décennie. Je précise que ces changements étaient justifiés, et que j'ai d'ailleurs moi-même longtemps milité pour que, parmi les grandes démocraties, nous ne restions pas le dernier pays dépourvu de vrais renseignements. Le renseignement était alors considéré comme quelque chose de malpropre, ses attributions étant imprécises, donc douteuses – d'autant qu'avec le secret défense, c'était : « Circulez, il n'y a rien à voir ! ». Dans ces conditions, il fallait qu'une loi vienne définir précisément les domaines d'intervention et les capacités d'action du renseignement français – dans quel contexte, avec quelles autorisations et sous quel contrôle –, afin d'entrer dans la professionnalisation.
La création de la DGSI, en faveur de laquelle j'avais plaidé, n'avait pas pour objectif de permettre la séparation de ce service de la police : il s'agissait avant tout de répondre à la nécessité de disposer d'un service de sécurité intérieure à part entière, afin d'être en mesure de faire face aux nouveaux défis qui se présentaient à nous – en matière de lutte contre le terrorisme, mais aussi de lutte contre l'espionnage et de protection du patrimoine.
Inévitablement, cette création devait avoir des conséquences en termes de sociologie des personnels. Les policiers seuls ne pouvaient plus suffire : vous ne pouvez pas surveiller une salle de marchés ou la prolifération nucléaire, par exemple, si vous ne disposez pas pour cela d'ingénieurs et de scientifiques en tout genre. Cette évolution ne pouvait se faire que dans le cadre d'une direction générale de la sécurité intérieure.
Je me garderai bien de donner des leçons à la DRPP, puisque nous avons nous-mêmes été confrontés à une crise de croissance, et que je sais à quel point il est difficile de procéder à la professionnalisation qu'elle nécessite – a fortiori dans un système assez corporatiste. Par exemple, quand vous voulez recruter un ingénieur, non seulement il faut trouver celui qui correspond à vos besoins, mais il faut aussi le payer suffisamment pour le fidéliser, et trouver le moyen de l'intégrer dans un schéma administratif où il n'est pas toujours évident de déterminer qui doit diriger qui. Enfin, il faut s'arranger pour que les différents profils cohabitent et travaillent ensemble en bonne intelligence plutôt que de se regarder en chiens de faïence ; l'ingénieur jugeant que le policier ne comprend rien à la technique, tandis que le policier estime que l'ingénieur n'est pas fondé à intervenir dans un domaine qui n'est habituellement pas le sien.
Je ne sais pas si vous le savez, mais j'avais signé avant mon départ un protocole avec le préfet de police, visant à ce que nous soyons en mesure de parvenir à une interaction satisfaisante au niveau technique. Aujourd'hui, ce qui va rapprocher et souder les différents services, c'est l'impossibilité de dupliquer les engagements budgétaires, qui nécessite la mise au point d'un système cohérent et bénéficiant à tout le monde.
De ce point de vue, la représentation nationale va devoir trouver le moyen de régler un problème, à savoir le fait qu'on ne va pas pouvoir non plus dupliquer ce système au profit de la justice – du fait du principe de l'indépendance de la justice qui s'applique en France, contrairement à ce qui se fait dans les pays anglo-saxons, qui ont tendance à tout mélanger. Aujourd'hui, les captations de données, qui constituent l'un des moyens d'action essentiels des services de renseignement, coûtent très cher, ce qui rend d'autant plus nécessaire la mise en œuvre d'un système cohérent et bénéficiant à chaque service dans sa sphère de compétence.
Je le répète, je ne veux pas donner de leçons, mais on a arrimé en permanence la préfecture de police à la DGSI afin que la première bénéficie des évolutions technologiques mises en place par la seconde, grâce aux masses budgétaires que nous avions dégagées et qui nous permettaient d'aller de l'avant. Je précise que nous-mêmes nous étions arrimés à la DGSE, qui avait pris depuis longtemps le virage de l'évolution technologique.
Pour avoir un système cohérent, il faut que, tout au long de la chaîne, les champs d'action des uns et des autres soient clairement définis, et qu'il existe des organes de coordination entre eux. Nous avons relevé ce défi en dépit des difficultés d'ordre technique et culturel, ce qui permet de considérer qu'au terme de l'évolution commencée en 2008, nous sommes aujourd'hui entrés dans l'ère moderne. Cependant, il reste d'autres défis à relever, ce qui ne se fera pas sans difficulté ; vont se poser, notamment, des questions d'alliances, auxquelles vous allez devoir réfléchir.
Comme vous le savez, il existe trois sources de renseignement : les moyens humains – ce qui implique un cadre éthique et légal –, les moyens technologiques permettant la captation d'informations – ce qui coûte très cher et nécessite également un encadrement légal, actuellement assuré par la CNCTR, dont l'intervention est nécessaire, car le contrôle des machines extrêmement puissantes que nous utilisons ne peut être effectué que par d'autres machines –, et enfin la coopération internationale.
Sur ce dernier point, si le renseignement relève de la souveraineté de chaque État, des accords bilatéraux de partage d'informations peuvent être conclus avec les services d'autres États : aujourd'hui, la coopération entre États consiste souvent en l'échange de data. Ce mode d'obtention des informations est soumis à des injonctions contradictoires : d'un côté, avec le règlement général sur la protection des données (RGPD), la Commission européenne nous interdit d'échanger des données individuelles, de l'autre, les accords bilatéraux conclus entre États souverains sont censés nous permettre de procéder à ces échanges en toute liberté.
Pour ce qui est de votre deuxième question, portant sur les éventuelles réformes structurelles à engager, je pense qu'il faut arrêter de traumatiser le système, et plutôt s'employer à le renforcer. De plus en plus, l'appareil du renseignement va devoir correspondre à la définition de ses objectifs par l'autorité politique, donc disposer des moyens nécessaires pour y parvenir.