Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer devant vous sur le sujet sensible de la prévention de la radicalisation au sein des services de renseignement, quatre mois après le drame qui a touché nos camarades de la préfecture de police. Vous l'avez dit, le risque zéro n'existe pas et je veux rendre un hommage très solennel aux quatre agents de ce service partenaire, qui ont perdu la vie.
C'est une tragédie qui souligne combien le niveau de la menace terroriste, d'inspiration islamiste, qu'elle soit inspirée ou projetée, qu'elle émane de l'État islamique ou d'Al-Qaïda, demeure très élevé. Cela est valable en France mais aussi partout dans le monde en particulier dans les zones de crise telles que l'Afrique du Nord, la bande sahélo-saharienne, le Proche et le Moyen-Orient et la zone afghano-pakistanaise.
Pourquoi la lutte antiterroriste – et le directeur de la sécurité intérieure (DGSI) vous l'a confirmé – constitue-t-elle une priorité absolue et majeure en matière de sécurité et pourquoi mobilise-t-elle tout notre écosystème de sécurité en France comme à l'étranger ?
Tout d'abord, je souhaite rappeler le rôle de la DGSE en matière de contre-terrorisme, qui est une priorité absolue de ce service. Selon la répartition des rôles, la DGSI est le service intervenant sur le territoire national. La DGSE, elle, est chef de file à l'international. Elle a donc pour mission de recueillir et d'exploiter le renseignement afin de détecter et, si possible, d'entraver la menace hors des frontières de notre pays. C'est une sorte de défense de l'avant que nous effectuons aux côtés de nos partenaires des armées et avec tous nos partenaires étrangers. Le partenariat est en effet une dimension fondamentale de la lutte contre le terrorisme.
L'année 2019 a été marquée par des succès dans ce domaine. En Syrie, les efforts de la coalition et de ses partenaires ont permis de mettre un terme à l'emprise territoriale de l'État islamique avec la prise de Baghuz, fin mars.
Les forces spéciales américaines ont éliminé Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l'État islamique. Cette organisation dispose cependant de capacités de résilience et elle conserve aujourd'hui des moyens d'action majeurs. Nous ne devons donc pas baisser la garde et les efforts collectifs se poursuivent.
C'est au nom de ce combat contre le terrorisme que la France maintient son engagement au Sahel avec ses partenaires du G5 et certains de ses alliés.
J'appelle votre attention sur le fait qu'en 2019 la donne sécuritaire a évolué. Nous avons eu de très grands succès avec l'élimination de plusieurs chefs djihadistes au Sahel. Je pense à Ahmed al-Tilemsi, en février 2019, et à Yahya Abou al-Hammam, le patron d'Al-Qaïda au Maghreb islamique pour l'émirat de Tombouctou, qui avait une responsabilité considérable au sein de cette galaxie djihadiste à l'ouest.
Depuis le printemps 2018, il y a eu beaucoup d'attaques dans les villages et aux frontières, mais pas dans les capitales de cette région. Cela prouve que ce travail a produit des effets.
Les groupes terroristes portent toujours des coups aussi durs et c'est désormais la stabilité des États agressés, le Mali et le Niger, qui est en jeu. Nous devons éviter à tout prix la reconstitution d'un sanctuaire djihadiste dans cette partie du monde.
Ces organisations influencent bien évidemment la menace dite inspirée, qui défie aujourd'hui notre pays. Il s'agit d'attaques isolées, peu sophistiquées mais très meurtrières. Elles sont menées dans les pays de résidence de l'auteur, souvent en réponse à des appels génériques à passer à l'acte, par l'intermédiaire des réseaux sociaux et de la diffusion de vidéos qui glorifient le passage au terrorisme. Dans ce domaine, nous avons fait beaucoup de progrès pour effacer de nombreux contenus.
Le drame de la préfecture de police nous a rappelé que les services de renseignement sont confrontés, comme toute autre entité, aux risques de violences radicales. Cela pose la question de l'organisation de ces services pour lutter contre les vulnérabilités de nos personnels dont la radicalisation constitue un facteur parmi d'autres.
Avant de vous en dire davantage, il me semble nécessaire d'insister sur le fait que mon service est confronté à de très forts enjeux de sécurité consubstantiels à la nature de ses missions.
D'abord, la DGSE est le seul service secret de l'État dans la mesure où elle opère essentiellement à l'étranger, clandestinement, en dehors d'activités de partenariats puisque ses actions ne doivent pas être traçables.
Deuxièmement, c'est à la condition d'assurer la clandestinité de ses missions sensibles que la DGSE peut agir dans des zones ou des domaines interdits aux moyens conventionnels de l'État, notamment ceux où sont en jeu les intérêts vitaux et la sécurité de notre pays.
Troisièmement, la DGSE, en qualité de service spécial, mène ses missions de renseignement et d'action dans de très larges domaines, dans les zones de crise. Il s'agit de la lutte antiterroriste, de la lutte contre la prolifération nucléaire, balistique et chimique – notre cœur de métier – et de la lutte contre les ingérences étrangères.
Je vois monsieur le député, que vous avez votre téléphone sur le bureau. Cela permet aux services étrangers, en ce moment, d'enregistrer notre conversation. Il faut comprendre que vous êtes tous des cibles des services étrangers car vous êtes des personnalités majeures de la nation. Nous vivons dans un monde numérique où la menace est permanente. Je vous recommande donc de ne jamais avoir de téléphone portable avec vous, même éteint, lorsque vous partagez des informations importantes.
Clandestinité, service spécial, lutte antiterroriste, contre-ingérence, géopolitique : le rôle de la DGSE est de savoir ce qu'il se passe sur les théâtres extérieurs et de donner à nos autorités de l'exécutif le dessous des cartes.
Cela signifie qu'un service secret efficace doit être capable d'assurer sa propre sécurité. Secret et sécurité sont les deux faces d'une même médaille. Cela recouvre tous les aspects de la vie de la DGSE pour se défendre à la fois des menaces – risques d'intrusion, de pénétration, de vol de données – et pour protéger le service contre lui-même – vulnérabilités individuelles ou collectives – au-delà des enjeux de radicalisation. Il s'agit d'anticiper, de détecter et, le cas échéant, de traiter les comportements inappropriés qui peuvent fragiliser l'action de la DGSE.
C'est important dans un service comme le nôtre qui, depuis le début des années 2000, assure la gestion des compétences techniques mutualisées de l'État. Cela explique l'augmentation spectaculaire des effectifs de la DGSE depuis 2010. Nous sommes passés de 5 700 à 7 000 agents et la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM) nous conduira à 7 800 agents en 2025, soit un recrutement annuel de 600 à 700 personnes.
Vous l'aurez compris la DGSE est très sensible aux risques. C'est pourquoi, dès ses origines qui remontent aux services secrets de la France libre et au bureau central de renseignements et d'action (BCRA), nous avons développé une culture, une organisation et des processus très robustes dont la finalité est de protéger le service.
Nous avons donc, et c'est un cas unique, une organisation intégrée qui nous permet de réaliser des enquêtes d'habilitation, de suivre les agents, de diligenter des enquêtes réservées au titre de la protection du service.
Pour cela, nous disposons d'une organisation spécifique composée d'un service de sécurité avec un directeur adjoint qui m'est directement rattaché et est entièrement dédié à cette mission de protection des emprises mais aussi des personnes, des réseaux ou des marchés.
Le service de sécurité assure toutes les enquêtes administratives, de sécurité et d'habilitation lors du recrutement des agents, ainsi que le suivi des agents pendant toute leur carrière, et il peut être amené en cas de doute à mener des enquêtes plus approfondies.
Ensuite, nous avons un réseau d'officiers de sécurité, insérés au niveau des différentes entités de direction de la DGSE. Ce réseau est un des maillons essentiels de la chaîne sécuritaire du service. Cela nous permet de détecter les signaux faibles et de faire remonter les informations. L'animation de ce réseau est assurée par le service de sécurité qui conduit des séances de sensibilisation et de formation. Ce sont des sujets sur lesquels il faut être alertés, formés et avoir une préoccupation permanente.
Ce dispositif est coordonné par mon directeur de cabinet adjoint en charge de la coordination des questions de sécurité, dont la fonction a été créée en 2014. Cet officier placé auprès du directeur général me conseille donc dans l'ensemble des domaines et occupe la fonction d'officier de sécurité du service.
Enfin, nous avons une singularité : la DGSE dispose de son propre service enquêteur. Il m'est directement rattaché et agit uniquement pour le compte du service tant pour le recrutement que pour le suivi des agents. La DGSE est sa propre autorité d'habilitation et, par délégation de la ministre des Armées, c'est moi qui habilite les agents.
Ce dispositif offre de très grandes facilités de coordination, d'échange d'informations et permet de détecter les vulnérabilités puis d'en tirer les conséquences très rapidement.
Le recrutement est naturellement une étape clé pour détecter et, le cas échéant, écarter des individus jugés fragiles. Lors de cette étape, le service enquêteur de la DGSE, comme d'autres que vous avez auditionnés, réalisent les enquêtes de sécurité pour vérifier qu'un agent peut, sans risque pour la défense, la sécurité nationale, la structure DGSE, accéder à des informations et à des supports classifiés dans l'exercice de ses fonctions.
Dans ses enquêtes, le service porte une attention très forte aux vulnérabilités potentielles. Cela concerne notamment les liens des candidats avec l'étranger et leur relation à la religion. Ces points sont abordés directement ou indirectement au cours des entretiens individuels au travers d'un questionnaire de sécurité. Ces entretiens peuvent durer plusieurs heures et permettent d'évaluer les candidats et d'en apprécier la transparence.
La transparence est une obligation inscrite dans le statut de la DGSE par l'article 7 du décret du 3 avril 2015 : « les fonctionnaires de la DGSE sont tenus d'informer l'administration des modifications affectant leur situation personnelle. Le défaut d'information peut entraîner le retrait de l'habilitation à exercer des fonctions à la DGSE ». C'est un texte fort !
Ces enquêtes peuvent être approfondies selon les besoins, notamment par des échanges bilatéraux avec les autres services de renseignement, principalement la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) car je recrute beaucoup de militaires. Avant de les faire venir chez moi, je me renseigne sur leur background. J'échange également avec la DGSI et j'étudie aussi les documentations ouvertes et l'empreinte numérique. Il nous arrive, avec l'autorisation des autorités administratives compétentes et sous le contrôle de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), d'utiliser des techniques de renseignement sur des agents que nous recrutons.
Cette enquête de sécurité est également une évaluation psychologique. Ce point est chez nous très important. Les candidats « passent entre les mains » de psychologues pour qu'ils déterminent leur capacité à s'adapter aux contraintes très spécifiques de notre maison. La DGSE n'est pas un service de renseignement comme les autres au sein de l'État et cela nécessite un profilage particulier.
L'évaluation est conduite en interne par les équipes dédiées. Ce long processus aboutit pour les personnels civils à la délivrance de l'habilitation au secret de la défense nationale et de l'habilitation spéciale de sécurité (HSS) au titre du décret d'avril 2015. Avec cette HSS, le service dispose d'un instrument statutaire très efficace contre les fautes de comportement ou le manque de transparence.
Cette habilitation est indispensable pour travailler au sein de la DGSE. Son retrait, décidé en conseil de direction que je préside puis notifié aux agents, peut intervenir en cas de faute, de manquement aux obligations, de modification de situation, de signe de radicalisation, d'entourage signalé, et il entraîne l'incapacité immédiate de travailler la DGSE. Si je prononce un retrait d'HSS, l'agent est sanctionné par une suspension administrative de quatre mois et il quitte ipso facto ses fonctions, dans le quart d'heure.
Pour les militaires, cette même enquête permet de délivrer le niveau d'habilitation requis confidentiel défense, secret défense ou très secret défense. La perte de cette habilitation entraîne pour ces agents le retour dans les armées.
Cette enquête initiale préalable au recrutement, aussi poussée soit-elle, n'est naturellement pas suffisante. L'enjeu est de pouvoir assurer le suivi, l'accompagnement de l'agent tout au long de sa carrière, au cours de laquelle sa situation personnelle peut être amenée à évoluer.
En matière de suivi de personnels, le service de sécurité dispose de plusieurs leviers pour identifier les vulnérabilités des agents. Le premier, c'est l'obligation statutaire de transparence. En cas de liaison, de divorce, de séparation ou de conversion vers une religion, l'agent est obligé de le signaler. Un manquement au signalement peut valoir exclusion.
Le deuxième levier, c'est l'organisation d'une chaîne très stricte de remontée de l'information. La hiérarchie de proximité est très sensibilisée à la nécessité de faire remonter tous les signaux, notamment ceux relatifs à la radicalisation ou en lien avec la pratique religieuse. Ceci est fait avec discernement car nous avons dans nos rangs de nombreux agents musulmans pratiquant sans que cela ne pose de problème. Des passages en revue périodique des cas particuliers sont organisés entre le service de sécurité et les officiers de sécurité de chaque entité.
Le troisième levier, c'est la réglementation fixée par l'instruction générale interministérielle 1300 (IGI 1300) relative à la protection du secret de la défense nationale. Cette instruction de novembre 2011 impose une fréquence de réévaluation des habilitations qui varie entre cinq ans pour le très secret défense et dix ans pour le confidentiel défense. La DGSE est systématiquement plus exigeante. Les enquêtes sont donc réévaluées tous les cinq ans au maximum et nous réactivons l'initiative dès qu'un élément nouveau apparaît.
Le quatrième levier est une capacité d'enquête dédiée, dans une logique d'évaluation approfondie. Elle peut aboutir si nécessaire à un suivi spécifique.
Pour écarter un agent, le service a aussi plusieurs leviers. Premièrement, pour le cas des militaires, nous disposons de mesures de gestion dont la réintégration immédiate dans les forces armées. Dans ce cas, je le signale à la DRSD et à la DSGI.
Deuxièmement, des mesures administratives conservatoires, c'est-à-dire la suspension administrative pour quatre mois d'un agent, nous permettent de finaliser l'enquête de sécurité et de statuer sur les suites.
Troisièmement, les mesures statutaires de retrait de l'habilitation spéciale de sécurité, nous ont permis, depuis 2015, de retirer huit agents du service.
Concernant la radicalisation, tout cas de suspicion a vocation à faire l'objet d'une enquête interne de sécurité. Le service de sécurité de la DGSE a des moyens intégrés pour réaliser le suivi des agents qui présenteraient des signaux avérés de radicalisation et pour effectuer une levée de doute. Sur ces bases, nous constatons que ces cas sont très limités. Ils relèvent de signaux très faibles, combinés parfois à d'autres vulnérabilités telles que la consommation de stupéfiants – un problème que l'on retrouve dans toutes les structures nationales – ou des difficultés psychologiques.
Les vulnérabilités s'apprécient dans le cadre d'une approche globale. La radicalisation est prise en compte comme un risque sécurité au même titre que d'autres risques, tels que la pénétration, l'ingérence, la compromission ou toutes les difficultés personnelles, financières, conjugales qui peuvent avoir une incidence sur le comportement et la manière de servir.
Le service est organisé pour limiter, dès le recrutement, l'existence de vulnérabilité. Par exemple, certains de nos candidats sont diplômés d'une prestigieuse école de la République. Cependant, il est arrivé que la DGSE n'accorde pas d'habilitation à certains diplômés de cette école considérant que leur profil, leur histoire personnelle, leurs vulnérabilités, bien souvent subies, ne les rendaient pas adaptés à la DGSE.
Nous faisons en sorte de ne pas recruter des gens dont nous savons qu'ils pourraient ensuite présenter des éléments de vulnérabilité ou de non-adaptation à un environnement très spécifique. Dans ce cas, nous émettons un avis défavorable sur un individu et sur sa situation.
Autre exemple : en 2017, des ressortissants adeptes d'une pratique religieuse que nous avons considérée comme rigoriste et qui se sont présentés à des concours de catégorie B n'ont pas été recrutés. Nous évitons ainsi d'avoir ensuite des cas compliqués à gérer.
En matière de suivi, des cas préoccupants cumulés à d'autres vulnérabilités ont fait l'objet d'un suivi très spécifique. Cela nous a permis de les écarter de manière très souple : non-renouvellement de contrat, encouragement à la démission, reclassement. Ces cas sont peu nombreux mais ils peuvent exister.
Toute enquête d'habilitation ou pour suspicion de radicalisation fait l'objet d'une demande de vérification ou d'un signalement auprès de la DGSI et de la DRSD. Les candidats défavorablement connus de ces services ne seront pas recrutés.
Je crois pouvoir dire que la DGSE est très vigilante sur la gestion des risques liés aux vulnérabilités de ses personnels. Dans ce cadre, nous mettrons naturellement parfaitement en œuvre les décisions qui seront prises par le Premier ministre à la suite du rapport commandé à l'Inspection des services de renseignement. Un communiqué du Premier ministre du 21 janvier 2020 détaille ces mesures. Je n'en tire aucune gloriole, mais la plupart des décisions prises sont déjà appliquées au sein de la DGSE ou en cours de finalisation. L'enjeu est simple : il s'agit de suivre l'agent dans la durée après son recrutement et de l'écarter durablement du service si nous considérons qu'il existe un niveau de risque excessif.