Je suis très sensible à l'intérêt que votre commission d'enquête porte à l'organisme dit de l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, dont la présidence me vaut cette convocation.
Cependant, je suis aussi étreint par un grand scrupule à l'idée que je ne pourrais payer qu'assez médiocrement cet intérêt. Vous venez de le dire, cette commission, créée dans une certaine urgence voici presque deux ans, et installée il y a plus d'un an et demi, est depuis restée dans les limbes, puisque qu'elle n'a été saisie d'aucun dossier, en tout cas jusqu'au 27 janvier dernier. Devant ce paradoxe, je ne suis pas surpris que votre commission s'interroge à son propos.
J'ajouterai encore à titre liminaire, afin de préciser mon positionnement personnel, que je connais assez bien la loi SILT, puisque j'ai contribué à son élaboration. En effet, j'ai été le rapporteur de ce projet et des projets de décret d'application au Conseil d'État, ce qui explique ma nomination, dans la foulée, comme président de la commission. Depuis, je n'ai participé à aucune réunion, à aucun échange ; je n'ai été convoqué à aucune rencontre particulière. De temps en temps, il m'est arrivé de m'enquérir de l'évolution du dossier. L'on m'a répondu par monosyllabe : « non », « pas encore », « peut-être ». Autrement dit, je n'ai pas à ce jour de vérité à vous révéler ou de substrat institutionnel à vous livrer.
En revanche, puisque je partage en grande partie vos interrogations, d'une certaine façon, je peux vous exposer, armé de ma seule connaissance des textes, et un peu plus largement de la vie administrative, quelles hypothèses ou quels éléments de réflexion généraux je me suis forgé à titre personnel. Telle sera ma contribution. J'ai pris connaissance attentivement de votre série de questions. J'ai préparé un propos liminaire de cadrage à la fois juridique et chronologique, qui s'intéressera dans un second temps aux spécificités de cette procédure. Il permettra de répondre à un certain nombre de ces questions.
L'article 11 de la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme (SILT) est venu compléter sur l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) qui prévoyait déjà, s'agissant des emplois publics participant à l'exercice des missions de souveraineté de l'État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, la possibilité de vérifier que le comportement des personnes intéressées « n'[était] pas incompatible avec l'exercice des fonctions ou des missions envisagées ». Toutefois, ces enquêtes administratives ne pouvaient être que préalables aux décisions de recrutement, d'affectation, de titularisation, d'autorisation, d'agrément ou d'habilitation concernant ces mêmes emplois.
L'article 11 de la loi SILT apporte un vrai changement qualitatif. Il procède d'une prise de conscience et découle de la nécessité de parer à un risque qui eût été inimaginable, en tout cas dans ses proportions actuelles, il y a seulement quelques années : le risque, tristement vérifié par l'attentat de la préfecture de police, que des agents publics, civils ou militaires, utilisent les prérogatives ou les moyens – notamment des armes, mais pas seulement – conférés par leurs fonctions pour commettre des attentats, soit qu'ils aient médité depuis l'origine, au prix d'une dissimulation sans faille, d'accéder à ces fonctions pour répondre à des commanditaires et perpétrer ces forfaits, soit qu'ils se soient, comme on le dit plus ou moins improprement, « radicalisés » plus récemment.
Cet article 11 comporte deux innovations de taille : d'une part, il étend le pouvoir d'enquête administrative en cours d'exercice des fonctions ou des missions en vue de vérifier, à tout moment, et non plus seulement en vue d'une décision devant accroître le statut ou les responsabilités de l'intéressé, si son comportement est toujours compatible avec ses fonctions ou missions ; d'autre part, en cas d'incompatibilité constatée, l'administration ou l'autorité d'emploi en tire les conséquences ce qui peut aller, jusqu'à la radiation de l'intéressé.
Le IV de l'article L. 114-1 du CSI, dans sa version issue de la loi SILT, prévoit : « Ces décisions interviennent après mise en œuvre d'une procédure contradictoire. À l'exception du changement d'affectation, cette procédure inclut l'avis d'un organisme paritaire dont la composition et le fonctionnement sont fixés par décret en Conseil d'État ». L'objet du décret n° 2018-141 du 27 février 2018 est de prévoir précisément cette nouvelle procédure, codifiée dans les nouveaux articles R. 114-6-1 à R.114-6-6 du code de la sécurité intérieure.
Je précise, pour ne plus y revenir, car cela excède le cadre de notre ordre du jour, que le même article 11 de la loi SILT a donné naissance non seulement à ce substantiel enrichissement de l'article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure dont je viens de parler, mais également, et avec les mêmes finalités, pour les militaires, à un nouvel article L. 4139‑15‑1 du code de la défense, qui s'est lui-même traduit par un décret n° 2018-135, que j'ai aussi porté, du 27 février 2018, prévoyant une procédure équivalente mais non identique : l'organisme paritaire devient ainsi, pour les militaires, un conseil évidemment non paritaire.
Les deux décrets du même jour ont été examinés sur mon rapport le 13 février 2018 par la section de l'administration du Conseil d'État. Au gré des travaux, le Gouvernement a souhaité étendre le champ d'application de cet organisme paritaire aux agents contractuels de l'État, l'avantage étant de renforcer la cohérence de la doctrine de cet organisme tout en apportant le même niveau de garanties aux agents, qu'ils soient fonctionnaires ou contractuels ; des garanties supplémentaires en matière de droits de la défense ont d'autre part été apportées.
J'en aurai presque fini avec la chronologie en vous signalant le décret n° 2018-887 du 12 octobre 2018, qui a apporté deux modifications importantes au décret initial.
D'une part, la version initiale du décret prévoyait en l'article R. 114-6-2 du CSI que le nombre d'organisations syndicales représentées au sein de la commission paritaire ne pouvait être inférieur à six, pour la bonne raison que les sept organisations représentatives étaient appelées à siéger. Trois d'entre elles – pour ne pas les nommer, FO, CGT et Solidaires – ayant fait connaître leur refus de principe de siéger, le minimum requis a été ramené à quatre ; il en va de même, bien sûr, pour le nombre des représentants des administrations.
D'autre part, il a été décidé de prévoir, sur le modèle du Conseil supérieur de la fonction publique de l'État siégeant en commission de recours, un rapporteur, non membre de la commission, dont le rôle consistera essentiellement, après transmission à la commission du rapport établi par l'administration concernée à l'issue de l'enquête, à faire la synthèse de ce rapport et des observations écrites sur l'agent mis en cause, à rédiger un projet d'avis et, enfin, à présenter l'affaire en début de séance.
La commission a été constituée rapidement et complètement, par des arrêtés du Premier ministre du 22 juin 2018, actualisés ensuite en avril et octobre 2019. J'en ai été nommé président en juin 2018, avec, comme suppléant, d'abord mon collègue Richard Senghor jusqu'à sa nomination à l'été 2019 au cabinet du ministre de l'Éducation nationale, puis, depuis novembre, mon autre collègue Jacques Launay, amiral de son état. Je précise que je suis aussi le suppléant de Jacques Launay, qui préside le conseil correspondant pour les militaires.
Une fois nommée, la commission a été installée le 3 juillet 2018 à la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP), qui en assure le secrétariat, afin que nous fassions connaissance et pour que chacun s'approprie la nouvelle procédure. Elle est depuis lors l'arme au pied, car ce fut, en l'absence de toute saisine, sa seule réunion.
Cependant, un événement notable, tout récent, vient de se produire, puisqu'une première saisine de la part de la direction générale de la police nationale (DGPN) m'a été adressée le 27 janvier dernier et transmise avant-hier : la commission va donc pouvoir commencer à fonctionner. Je précise enfin que le conseil pour les militaires, qui a été installé le 27 novembre 2018, n'a pas fait non plus l'objet d'une saisine à ce jour.
La deuxième partie de mon propos s'intéressera aux caractéristiques de la nouvelle procédure, et à ce qui la distingue des procédures classiques disciplinaires.
Sans doute n'est-il pas indispensable de reprendre ou de décliner tous les moments de la procédure, tels que détaillés par les dispositions introduites dans le code de la sécurité intérieure. Je peux d'ailleurs vous donner le mode d'emploi écrit très complet préparé par la DGAFP pour la réunion du 3 juillet 2018. L'important est de savoir qu'il n'y a besoin d'aucun autre texte ou disposition pour mettre en branle la commission. Elle est depuis sa création, dans tous les cas depuis le 3 juillet, totalement opérationnelle.
En revanche, il paraît utile, d'une part, d'apporter quelques observations sur le champ d'application du nouveau dispositif, et, d'autre part, de bien marquer sa spécificité vis-à-vis des procédures disciplinaires classiques et bien connues.
Concernant le champ d'application, nous avons vu que pour répondre dans une certaine urgence à des menaces inédites, le choix tactique et expédient a été fait de glisser l'article 11 de la loi SILT du 30 octobre 2017 dans l'article L. 114-1 du CSI préexistant qui concernait le régime classique des enquêtes administratives. Cependant, la combinaison de ce nouvel article de loi avec les dispositions globales des articles R. 114-1 et R. 114-2 du CSI, qui listent les très nombreuses décisions susceptibles de provoquer de telles enquêtes administratives, aurait abouti à un recensement extrêmement large d'autorisations, d'habilitations, de nominations et d'agréments de personnels publics, privés et territoriaux, dès lors que les missions sont d'une nature telle qu'elles pourraient être regardées comme participant à l'exercice des missions de souveraineté de l'État ou relevant du domaine de la sécurité et de la défense.
Il faut donc être bien conscient que le décret du 27 février 2018, qui conditionne l'application de la nouvelle loi, se rapporte au seul IV du nouvel article L. 114-1 du code de la sécurité intérieure, c'est-à-dire aux seuls fonctionnaires et contractuels d'État. Il est donc très loin de recouvrir tout le champ des dispositions en vigueur pour les enquêtes administratives qui correspond également, à partir du seul critère des caractéristiques de la mission, à des agents des collectivités territoriales ou à des agents privés, notamment ceux qui peuvent être armés : si l'on voulait étendre à ces derniers un dispositif analogue, il faudrait adopter de nouvelles dispositions. En adoptant un dispositif qui lui permet d'avoir prise, parmi les fonctionnaires et les contractuels de l'État, sur ceux dont le comportement serait devenu incompatible avec l'exercice de leurs fonctions, le Gouvernement a bien sûr voulu parer au plus pressé et traiter à la fois les cas les plus nombreux et les plus sensibles. Les principaux corps de fonctionnaires concernés par le projet sont dans la pratique les corps de fonctionnaires de la police nationale, des douanes et de l'administration pénitentiaire, mais sans exclusivité, et des zones de flou subsisteront au sein même de la fonction publique de l'État tant que, au-delà des situations indiscutables, nous n'aurons pas établi, corps par corps, le recensement des fonctions pouvant se rapporter à l'exercice des missions de souveraineté de l'État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense – ce travail très complexe n'a toujours pas été réalisé. Par ailleurs, il y a d'ores et déjà quelques failles dans le nouveau dispositif, qui, par exemple, faute de dispositions organiques, ne peut pas s'appliquer à un magistrat de l'ordre judiciaire – j'ose espérer qu'il ne s'agit que d'un point anecdotique. Enfin, il y a sans doute, au sein de l'État, des demandes reconventionnelles émanant d'administrations qui ne sont pas dans le champ des missions de souveraineté ou de sécurité. Au regard du dispositif adopté, tout cela est donc aujourd'hui hors champ, et ne peut prétendre à bénéficier de ou à recourir à la nouvelle procédure.
J'en viens enfin aux spécificités de cette nouvelle procédure, afin de la distinguer clairement des procédures disciplinaires classiques bien connues.
S'agissant de l'organisme paritaire mis en place par le texte et qui a donc vocation à examiner le cas de tout fonctionnaire, quel que soit son corps d'appartenance, ou de tout contractuel dont le comportement serait devenu problématique au sens de l'article L. 114-1 du code, le législateur a fait le choix de rassurer et de ne pas trop dépayser, autant que faire se pouvait, tant les syndicats que les administrations. En clair, il a reproduit, adapté ou transposé beaucoup de caractéristiques du droit disciplinaire, afin de partir de terrains éprouvés et de repères familiers. Le Gouvernement a entendu fondamentalement préserver les écosystèmes juridiques et montrer en particulier aux partenaires sociaux que le non-disciplinaire n'était pas le saut dans l'inconnu qu'ils appréhendaient.
Pour autant, il faut bien se garder de toute confusion. La nouvelle procédure dite de l'article L. 114-1 du CSI n'est ni un ersatz ni un succédané des procédures disciplinaires classiques, et ce n'est pas davantage, comme peuvent le redouter certains, une menace pour celles-ci ; elle n'a pas pour objet de les cannibaliser. Elle répond à un besoin spécifique qui doit gouverner leur usage.
La procédure vise à tirer les conséquences de l'incompatibilité du comportement d'un agent titulaire ou contractuel, occupant un emploi participant à l'exercice de missions de souveraineté de l'État ou relevant du domaine de la sécurité ou de la défense, avec l'exercice de ses fonctions, constatée à l'issue d'une enquête administrative. L'administration qui l'emploie peut alors procéder à son changement d'affectation ou à sa mutation, dans l'intérêt du service, dans un emploi comportant l'exercice d'autres fonctions. En cas d'impossibilité de mettre en œuvre de telles mesures ou lorsque le comportement de l'agent est incompatible avec l'exercice de toute autre fonction, eu égard à la menace grave qu'il fait peser sur la sécurité publique, il est procédé à sa radiation des cadres. Ces trois décisions – changement d'affectation, mutation dans l'intérêt du service, radiation des cadres – interviennent après mise en œuvre d'une procédure contradictoire. D'eux d'entre elles, les décisions de mutation d'office ou de radiation des cadres, sont précédées de l'avis d'un organisme paritaire, celui dont nous parlons, dont la composition et le fonctionnement sont fixés aux articles R. 114-6-1 et suivants du code de la sécurité intérieure.
Dès lors, deux cas peuvent se présenter.
Dans la première hypothèse, le comportement de l'agent est susceptible d'être qualifié de faute professionnelle ou de manquement à ses obligations déontologiques ; l'administration peut alors engager à son encontre une procédure disciplinaire en application des articles 29 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 et 67 de la loi n° 84-16 du 11 janvier 1984 et du décret n° 84-961 du 25 octobre 1984 relatif à la procédure disciplinaire concernant les fonctionnaires de l'État. À cet égard, les fautes pouvant être prises en compte et tombant sous le coup de ces dispositions sont à la fois celles commises à l'occasion des fonctions mais également en dehors, dès lors que les faits en cause sont, soit d'une gravité telle qu'elle les rende incompatibles avec les fonctions effectivement exercées par l'intéressé, soit susceptibles d'avoir un retentissement important sur la réputation ou le bon fonctionnement du service. Elles peuvent donc servir de fondement pour sanctionner un agent engagé dans un processus de radicalisation, à condition que les faits soient matériellement établis, y compris sur le fondement d'une note des services de renseignement, dont le juge administratif admettra le caractère probant, dès lors qu'elle est suffisamment précise et circonstanciée, versée au débat contradictoire et non sérieusement contestée.
Dans la seconde hypothèse, l'agent ne peut être écarté du service par le biais d'une procédure disciplinaire : ou bien son comportement, bien que susceptible d'être appréhendé disciplinairement, ne constitue pas une faute disciplinaire d'une gravité suffisante pour pouvoir aboutir à une sanction du deuxième groupe – déplacement d'office – ou du quatrième groupe – révocation – ou bien son comportement est insusceptible d'être pris en compte disciplinairement, car les faits ont été commis complètement en dehors du service ou n'ont pas de retentissement important sur ce dernier. La nouvelle procédure a été instaurée pour permettre précisément de traiter ces derniers cas.
Voilà tout l'intérêt de ce dispositif: il prévoit une procédure de police administrative distincte de la voie disciplinaire, même si les deux procédures peuvent être de nature à aboutir à un même résultat, c'est-à-dire la mutation ou la sortie du service. Les deux procédures obéissent ainsi à des logiques distinctes. La procédure disciplinaire tire les conséquences d'un comportement qui a constitué une faute. Elle s'inscrit dans une logique punitive et intervient a posteriori. À l'inverse, la procédure administrative de l'article L. 114-1 du code de sécurité intérieure vise à écarter un agent dont le comportement est devenu incompatible avec ses fonctions. Elle s'inscrit dans une logique d'anticipation, une logique prophylactique, et intervient a priori. Enfin – avantage non négligeable – elle peut être très rapide.