Je vous remercie pour cette invitation. Je place la politique européenne au premier rang de mes responsabilités et suis donc très heureuse de pouvoir vous l'exposer. Elle est au premier rang car la culture est au coeur de la refondation de l'Europe que le Président de la République a posée comme priorité de son mandat. C'est aussi le devoir de notre génération. Le Président l'a dit à Athènes, réaffirmé dans son discours à la Sorbonne et rappelé encore à Francfort, à l'occasion de la Foire du livre : la culture est au coeur de la refondation de l'Europe car elle était au coeur de sa fondation. L'Europe n'aurait pu voir le jour sans un ferment culturel : c'est notre communauté de valeurs, de langues, de coutumes, de mémoires qui a mis les pères fondateurs sur la voie de l'union et qui a donné du sens à notre solidarité.
Au fil des décennies, nous avons malheureusement perdu de vue cette raison d'être originelle. L'Europe des institutions a fini par prendre le pas sur l'Europe des citoyens, au point d'apparaître comme un ensemble désincarné de procédures et d'être rejetée par nombre d'entre eux. Nous sommes arrivés au bout de ce système. L'Europe ne pourra plus avancer sans l'adhésion de ses citoyens, qui prend sa source dans notre socle culturel commun et nous permet d'être « unis dans la diversité » – comme le dit la devise de l'Union européenne –, dans la conscience européenne que chacun porte en lui, mais qu'il faut réveiller.
C'est la mission qui me revient. Pour réussir cette refondation de l'Europe par la culture, je crois nécessaire de revenir à la méthode et aux principes des premières heures : la méthode des « petits pas », celle de Jean Monet. L'Europe se nourrit d'avancées concrètes. La France a toujours été locomotive. Je le serai à mon niveau. J'ai pris l'initiative d'organiser une réunion informelle des ministres européens de la culture, début octobre à Francfort, en marge de la Foire du livre. Nos échanges ont été riches et nos propositions déboucheront sur une déclaration commune, en cours de négociation. Nous souhaitons porter ces propositions à l'occasion du Conseil des ministres de mardi prochain. Elles s'articuleront autour des trois principes fondateurs de l'Europe, qui doivent être au coeur de sa refondation : protection, liberté et solidarité.
La protection doit favoriser la création. L'Europe a déjà beaucoup oeuvré en ce sens. Je pense à l'exception culturelle, obtenue à l'initiative de la France lors des négociations de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce – general agreement on tariffs and trade (GATT). De même, les règles communes en matière audiovisuelle ont permis à la télévision de contribuer au financement et à la diffusion des oeuvres européennes. Depuis trente ans, l'Europe a fait progresser la culture et l'a protégée par des règles communes. Nous devons prolonger ce sillon.
À l'heure du numérique, l'enjeu principal est de protéger notre modèle culturel contre le risque que les grands acteurs de l'internet font peser sur le pluralisme et la diversité, puisqu'ils ne sont pas soumis aux mêmes règles que les acteurs traditionnels, s'agissant du financement de la création, de la rémunération des créateurs ou de la presse qu'ils diffusent, de la responsabilité des contenus ou du combat contre le piratage et les fake news. La régulation protectrice, qui a fait la force de notre modèle, doit se bâtir au niveau européen : nos réglementations nationales ne suffiront pas à protéger les créateurs et les publics.
Je voudrais dire un mot des principaux dossiers en cours, en premier lieu le « Paquet droit d'auteur ». La France, mère patrie de ce droit, a une responsabilité particulière et porte plusieurs propositions : la garantie d'un meilleur partage de la valeur entre plateformes numériques et créateurs, grâce à la définition des conditions dans lesquelles une plateforme de diffusion n'est plus considérée comme hébergeur, et donc soumise à une obligation de rémunération des ayants droit ; la garantie d'un meilleur partage de la valeur au profit des éditeurs de presse, à travers la constitution d'un droit voisin, qui assurerait une rémunération pour la réutilisation de leurs articles ; la défense de la territorialité des droits, clé de voûte du financement de la production audiovisuelle en Europe, et condition de son exportation ; la consécration d'un droit à une juste rémunération pour les auteurs, notamment pour l'exploitation en ligne de leurs oeuvres dans tous les territoires de l'Union ; la responsabilisation des plateformes dans la protection du droit d'auteur et la lutte contre les contenus illicites.
Nous portons également d'autres propositions plus techniques mais très importantes, comme la clarification du statut de l'injection directe ou la sécurisation du dispositif du Registre des livres indisponibles en réédition électronique (ReLIRE) au niveau communautaire.
Ces différents textes sont en cours de négociation. Ce n'est pas simple… La Commission a repris certaines propositions françaises – sur le partage de la valeur ou les droits voisins. Mais aucune majorité ne se dégage parmi les États membres. Cela pousse aux compromis. Mais les compromis ne sont que des solutions dégradées : nous devons rester fermes. Je suis mobilisée au sein des institutions européennes et auprès de mes homologues. J'irai fréquemment à Bruxelles pour échanger avec les commissaires, les parlementaires et les organisations professionnelles. Mais j'ai également besoin de votre mobilisation et vous lance ici un appel : sensibilisez les autres parlements nationaux à la cause du droit d'auteur ; animez la mobilisation en faveur de la presse et des créateurs. Les intérêts de nos concitoyens sont en jeu. Votre action sera précieuse.
Le deuxième grand dossier est lié à la révision de la directive SMA. Le texte issu du Conseil des ministres européens du 23 mai marque trois avancées majeures : le droit de faire contribuer les acteurs de la diffusion au financement de la création, même lorsqu'ils sont établis dans un autre État membre – en France, par exemple, Netflix sera soumis aux mêmes règles que Canal+ ou Orange ; la création d'un quota minimum de 30 % d'oeuvres européennes dans le catalogue des plateformes de vidéo en ligne – il n'y avait aucune obligation jusque-là ; la responsabilisation des plateformes de partage de vidéos et des réseaux sociaux dans la lutte contre les discours violents, haineux ou incitant au terrorisme. Il a fallu négocier avec vigueur pour obtenir ces avancées. Le soutien de l'Allemagne – qu'il a fallu convaincre – a été crucial. Mais rien n'est acquis : les discussions continuent aujourd'hui avec le Parlement européen. Là encore, nous avons besoin que tous les acteurs se mobilisent.
Le projet de règlement « e-privacy » est le troisième grand dossier en cours. Le texte de la Commission prévoit d'encadrer davantage l'utilisation des traceurs de données que sont les cookies, au nom de la protection des utilisateurs. La France partage cet objectif fondamental. Toutefois, elle défend un assouplissement de ce projet de règlement. En effet, un blocage trop binaire des cookies empêcherait les éditeurs de presse de les utiliser comme outil de suivi d'audience, pour recommander des articles ou proposer des publicités ciblées. Seuls les grands acteurs de l'internet que sont Google, Apple, Facebook, Amazon (GAFA) pourraient faire de la publicité ciblée – puisqu'ils ont toutes les données ! Ce système peut mettre en danger le modèle économique de la presse donc, in fine, le pluralisme des médias. C'est un risque grave pour notre État de droit ! Jusqu'à maintenant, peu de pays ont réagi aux propositions de la Commission. Cela nous donne le temps de faire valoir nos arguments. Mais le Parlement est sur une ligne très dure, proche de la Commission. La discussion s'annonce très compliquée. À nouveau, j'en appelle à votre mobilisation.
L'Europe protège la création. Elle doit aussi protéger le patrimoine, vecteur de lien pour nos concitoyens. En avril dernier, 2018 a été proclamée « année européenne du patrimoine culturel » : il s'agit de permettre aux citoyens européens de se retrouver autour d'événements symboliques. Pour en faire un moment de mobilisation politique, Emmanuel Macron a appelé de ses voeux la tenue d'Assises européennes du patrimoine. La France sera à l'initiative : nous devons profiter de ce contexte pour bâtir le socle d'une stratégie commune pour le patrimoine. Je souhaiterais notamment proposer d'identifier des oeuvres et des monuments qui constitueraient un « patrimoine commun » de référence pour tous les citoyens européens.
Je souhaite renforcer un deuxième principe fondateur de l'Europe : la liberté. Deux axes nous guident en la matière : la liberté de création et la liberté de circulation. L'Europe soutient déjà la liberté de création depuis plusieurs années. Dans les années 1990, le programme MEDIA, devenu depuis « Europe Créative », a permis de financer de nombreux projets culturels. Son budget doit pour le moins être préservé, malgré le Brexit. Les industries culturelles et créatives sont le troisième employeur en Europe, avec 14 millions d'emplois. Elles représentent 6,8 % du produit intérieur brut (PIB) européen. Il est de notre responsabilité de les soutenir et de les aider à se développer.
Nous devons par ailleurs encourager et accompagner la liberté de circulation : c'est en voyageant que nos concitoyens nourriront leurs attaches européennes. C'est l'esprit de l'Erasmus de la culture, que nous portons notamment avec l'Italie, l'Espagne, et l'Allemagne : nous voulons favoriser la mobilité des artistes et des professionnels – conservateurs, traducteurs par exemple – par des partenariats ou des programmes d'accueil. J'ai proposé à mes homologues de lancer en 2018 un projet pilote autour des métiers du patrimoine.
Le projet de Pass Culture européen vise également à favoriser la circulation de nos concitoyens. La France créera un Pass national dès l'an prochain ; avec plusieurs ministres, nous travaillons à sa déclinaison à l'échelle européenne.
La solidarité est le troisième principe au coeur de la refondation de l'Europe. À l'heure où notre continent traverse une crise d'identité et connaît une résurgence des nationalismes, nous devons appeler chacun à la fraternité. La participation à la vie culturelle joue ce rôle décisif. C'est un droit fondamental pour les plus fragiles, ceux qui souffrent d'exclusion, notamment les migrants. À Francfort, nous nous sommes accordés sur l'importance de leur garantir ce droit à la vie culturelle. Nous avons échangé à propos d'initiatives pour favoriser les activités artistiques ou l'apprentissage de la langue. L'esprit européen, c'est également cela.
Telles sont les grandes lignes de mon projet pour l'Europe, pour « faire l'Europe », comme disait Julien Benda, et pour la faire là où elle a commencé, c'est-à-dire par la culture.