Lors de notre réunion du 20 juillet dernier, vous avez bien voulu me confier le soin d'examiner l'ensemble de textes déposé le 31 mai dernier sous le nom de « paquet Mobilité ». Cette initiative pour le transport routier est la première des trois annoncées au printemps dernier par la Commissaire aux Transports, Mme Violeta Bulc : outre celui-ci, un paquet « mobilité propre » a été publié le 8 novembre dernier, et les textes restants le seront vraisemblablement au printemps 2018.
Ce paquet Mobilité I comporte trois volets – et j'organiserai mon propos autour de ces trois thèmes – : un volet économique et social attendu mais très discuté ; un volet simplification et numérisation, notamment des contrôles, absolument indispensable ; et, enfin, un volet tarification des infrastructures dont je partage les principes, mais dont les modalités proposées me semblent être excessivement rigides.
Avant d'en venir au fond des propositions de la Commission, il me semble utile de revenir sur le contexte dans lequel s'inscrit ce paquet. Le secteur des transports routiers, en particulier le transport routier de marchandises - le TRM, est emblématique de l'Europe dont nos concitoyens ne veulent plus. On retrouve dans ce secteur toutes les problématiques vues lors de nos discussions il y a quelques semaines sur la question du détachement, avec l'impact de niveaux de salaire et de cotisations sociales trop disparates, l'absence d'efficacité des contrôles, etc. Le secteur du TRM en est une illustration d'autant plus forte que le salarié comme son lieu de travail sont mobiles !
Dans l'espace européen né des élargissements successifs, le TRM est devenu un « champ de bataille ». La complexité, l'inadéquation des règles européennes et le contrôle défaillant du respect de ces dernières nourrissent une concurrence économique et sociale qui n'est pas loyale et qui se traduit par le repli forcé sur leur marché intérieur des transporteurs situés au coeur de l'Europe, les transporteurs situés en périphérie géographique étant en situation dominante sur le transport international de marchandises, le TIR, et en situation menaçante pour le cabotage.
En réaction, ces États du coeur de l'Europe se sont dotés d'une législation nationale visant à rétablir un équilibre – la France au premier chef, avec les dispositions portées par les lois Savary, Macron et El Khomri en matière de détachement – mais aussi la Belgique ou encore l'Allemagne. Or ces États ont fait l'objet d'une procédure d'infraction, la Commission estimant que leurs pratiques limitaient le marché intérieur de l'Union « de manière disproportionnée ».
Avec la procédure de carton jaune lancée en 2016 contre la révision de la directive détachement par onze États membres, la création de l'Alliance du routier en janvier 2017 réclamant au contraire un corpus de règles, deux « blocs » apparaissent finalement dressés l'un contre l'autre, nous faisant courir le risque – clairement identifié par le Président de la République dans son discours sur l'initiative sur l'Europe de la Sorbonne – que la « compétition sans règles [devienne] la division sans retour ».
Mais ce secteur est aussi emblématique de l'Europe que nous voulons, c'est-à-dire une Europe où la Commission européenne reconnaît l'existence de déséquilibres dans le marché unique que le marché à lui seul ne suffit pas à régler, et c'est bien l'origine du dépôt de ses initiatives sur le détachement « général » et sur le volet économique et social de ce paquet. Il faut saluer ici le rôle du Président Juncker qui, poussé et soutenu par des États membres pugnaces, a su insuffler ce changement de cap ! Une Europe, également, où par l'écoute et l'échange, et non par l'invective et l'anathème, on obtient des résultats concrets pour nos concitoyens. C'est avec cette méthode que le Président de la République a réussi là où beaucoup pensaient qu'il allait échouer, en obtenant d'abord au printemps une renégociation du projet de révision de la directive détachement, puis un accord en octobre dernier, qui non seulement réaffirme le principe que les travailleurs du secteur routier ne sont pas des travailleurs de seconde classe et sont donc couverts par la règle générale, mais aussi préserve les outils dont disposent aujourd'hui les États membres pour faire respecter dans leur espace national les règles européennes organisant le TIR : en effet, jusqu'à l'adoption de la lex specialis, le secteur routier restera régi par la directive de 1996 dans sa version avant révision. Les co-législateurs européens sont entrés dans la phase de trilogue sur la directive détachement général, il ne faut pas relâcher notre vigilance et nos efforts, alors que la discussion du volet économique et social du paquet mobilité s'annonce elle aussi ardue !
J'en viens donc aux trois volets thématiques, et au premier d'entre eux par ordre d'importance politique, les aspects sociaux et d'accès au marché. Ce volet comporte en effet la plupart des points durs de la négociation. J'ai pu le constater lors de mes deux déplacements dans deux pays représentatifs du « bloc » avec lequel nous devons discuter, la Roumanie et le Portugal. Pour ne pas être trop long, je me limiterai aux quatre enjeux principaux.
Premier point, les règles liées au détachement. Dans la proposition de la Commission, le TIR serait l'objet de règles spécifiques, avec un seuil de déclenchement – trois jours, apprécié mensuellement – en deçà duquel les règles relatives à la rémunération et aux congés payés du pays d'accueil ne s'appliqueraient pas. Le régime du détachement s'appliquera en revanche dès le début, pour le cabotage. Une déclaration de la Commission a levé l'ambiguïté sur le cas du transit : il n'y a pas d'application des règles du détachement, mais l'Allemagne y reste encore attachée.
Le traitement proposé pour le TIR n'est pas acceptable. Non seulement aucun seuil de déclenchement ne doit s'appliquer, mais les périodes de repos des conducteurs doivent être couvertes, ces dernières relevant du contrat de travail. À défaut, il me semble que nous enverrions un signal contradictoire et négatif alors que voilà à peine 15 jours, lors du sommet de Göteborg le 17 novembre, l'Union s'est engagée en faveur d'un socle européen des droits. Le Président de la République l'a rappelé, « aujourd'hui, on a une trop grande divergence sur le plan social entre les États membres. Et donc ce qu'on a su faire sur le plan monétaire, sur le plan économique [..], on doit faire pareil sur le plan social, on doit définir quel est notre standard commun ».
Deuxième point, le cabotage. En contrepartie d'un nombre illimité d'opérations de cabotage – que la Commission justifie par l'impossibilité de contrôler le respect du nombre d'opérations –, elle propose de réduire la période de cabotage autorisée à 5 jours, au lieu de 3 opérations sur une période de 7 jours dans le règlement actuellement en vigueur, et de l'étendre aux États limitrophes. Ce qui revient à mes yeux à une libéralisation déguisée ! Le cabotage remplit une fonction environnementale et économique dans l'intérêt de tous, c'est indéniable et il faut donc maintenir cette possibilité. Mais l'ouverture proposée ne ferait que cannibaliser les marchés intérieurs des États membres situés géographiquement au coeur de l'Europe : l'application des règles du détachement dès le début de la première opération ne règle en effet pas la question de la différence massive des niveaux de cotisations sociales. Il faut au contraire maintenir un nombre maximum d'opérations et réduire la période autorisée, et, en même temps, instaurer une période de carence entre deux périodes de cabotage. Quant à la possibilité de caboter dans les États membres limitrophes, elle doit être supprimée.
Troisième point, la question du repos hebdomadaire. Le droit existant n'autorise pas le repos hebdomadaire normal en cabine, mais la pratique diverge : interdiction en France, Allemagne, Belgique, autorisation aux Pays-Bas, par exemple, ce qui crée des tensions entre États membres. La Commission propose une interdiction claire de la prise du repos hebdomadaire normal en cabine mais demande la mise en place d'un « hébergement adéquat », notion floue qui doit être précisée pour devenir opérationnelle et ne pas permettre des applications nationales divergentes. Quant à la proposition d'assouplir les règles relatives à la prise de repos réduit, je comprends la logique de flexibilité pour les plannings et pour favoriser un retour mensuel au retour à domicile, mais il faut quand même, me semble-t-il, placer au premier rang des priorités la sécurité routière. Cette proposition devrait donc être complétée par un encadrement plus poussé tant du recours au repos hebdomadaire réduit que de ses modalités de compensation, en favorisant notamment un repos hors de la cabine.
Quatrième point, l'extension du champ de la réglementation aux véhicules utilitaires légers, les VUL. C'est un sujet très important. La Commission européenne prend enfin acte d'un phénomène aujourd'hui largement répandu, le transport de marchandises par ces camionnettes et minivans, qui ne sont soumis ni aux contraintes « statutaires » des transports poids lourds (établissement, honorabilité, capacité professionnelle et financière) ni même aux règles sur les temps de conduite et de repos. Outre la concurrence déloyale que cela implique, il faut souligner le risque en termes de sécurité routière, l'atteinte à la dignité des conducteurs – qui vivent et dorment dans des conditions qui ne sont pas acceptables –, et l'impact négatif en termes de pollution. Or l'essor du e-commerce et de l'économie numérique conduit inéluctablement à un renforcement de la présence de ce type de transporteur sur nos routes.
Les propositions de la Commission européenne vont donc dans le bon sens. Mais elle s'est, à mes yeux, arrêtée à mi-chemin, en se limitant au respect de seuls deux des quatre critères d'accès à la profession de transporteur routier, soit ceux relatifs à l'établissement et à la capacité financière de façon adaptée. Il faut y ajouter les conditions d'honorabilité et de capacité professionnelle, d'une part, et la réglementation générale relative aux temps de conduite et de repos, d'autre part, avec des moyens de contrôle adaptés.
Le deuxième volet concerne la simplification des procédures et le renforcement des contrôles, ainsi que leur numérisation. Voilà une application concrète de l'un des fils rouges que vous avez souhaité donner à nos travaux, Madame la Présidente : le numérique.
Pour être efficaces, nous devons renforcer les règles et, en même temps, nous donner les moyens de les mettre en oeuvre et de les contrôler de façon effective. C'est là un sujet dont m'ont beaucoup parlé mes interlocuteurs belges et français, mais aussi, avec un focus plus poussé sur la simplification et la numérisation, mes interlocuteurs roumains et portugais. Une convergence est donc possible ! Les propositions de la Commission comportent en ce sens toute une série de propositions, fortement soutenues par la France : nouvelles données obligatoires pour lutter contre les sociétés boites-aux-lettres, modèle unique et dématérialisé pour les déclarations, relèvement des objectifs de contrôle en matière sociale et de cabotage assignés aux États membres, renforcement de la coopération en cas de saisine d'un État membre par une autorité de contrôle d'un autre État, enregistrement des passages de frontières, voilà les principaux points.
Je soutiens pleinement cette simplification et la numérisation, il faut utiliser les outils d'ores et déjà à notre disposition ! Ce qui rouvre un débat, clos difficilement il y a trois ans, celui du tachygraphe intelligent... Mais c'est indispensable ! Comment aujourd'hui justifier une période d'adaptation des flottes existantes jusqu'à 2034, alors que la fragilité de l'enregistrement manuel prévu pour le passage des frontières des véhicules équipés de tachygraphes analogiques ou digitaux ne réalisant pas de relevés automatiques est évidente, alors que le coût du rétroffitage est limité aujourd'hui à 400 euros environ et est appelé à se réduire rapidement avec l'entrée en vigueur en 2020 de l'obligation d'équiper les nouvelles flottes ? Simplification, numérisation, objectif partagé, nous l'avons vu. Donc en cohérence, il faut réduire la période de transition, d'au moins dix ans. C'est un point d'opposition avec les pays dits Višegrad+ et ceux éloignés géographiquement du coeur de l'Europe, mais il faut souligner que c'est un effort que nous imposerions aussi aux flottes des opérateurs de l'Alliance du Routier.
Autre outil, la lettre de voiture électronique, l'e-CMR. Les corps de contrôle de tous les États membres expérimentent des difficultés pour retracer la réelle activité du véhicule en raison notamment de la « fragilité » du modèle papier des documents de transport, parfois falsifiés, parfois non présentés car la sanction pour non-présentation, non dissuasive, est une meilleure option… Là encore, utilisons ce qui existe, j'appelle donc à une ratification par ceux des États membres qui ne l'ont pas encore fait du protocole additionnel à la convention relative au contrat de transport international de marchandises par route. La France l'a fait - en octobre 2016 - ainsi que treize autres États membres, et il faut souligner que ce sont majoritairement des pays du nord et de l'est de l'Europe. Mes interlocuteurs roumains se sont d'ailleurs montrés très intéressés par un échange approfondi avec les autorités françaises à ce sujet, en raison de notre expérimentation conduite avec l'Espagne.
Tout en militant donc pour une utilisation accrue des nouveaux outils numériques, je n'en oublie pas moins le facteur humain. Et je constate que l'exigence, en France, d'un représentant dans le pays d'accueil de l'entreprise non établie facilite grandement les échanges d'informations et les contrôles, qui ne pourront pas, pour être efficaces, se limiter aux contrôles de bord de route. La Commission, dans sa proposition, ôte cette possibilité aux États membres, cela va, à mes yeux, en l'encontre de son objectif de simplification – l'interlocuteur est identifié –, et de renforcement des contrôles – il lui appartient de présenter les informations demandées.
J'en termine avec le troisième volet, la tarification des infrastructures. Depuis quelques années, la Commission articule son action autour de la promotion de deux principes, celui de « l'utilisateur-payeur » et du « pollueur-payeur ». Ainsi, la révision en 2011 de la directive Eurovignette a donné aux États membres la possibilité d'inclure les coûts externes, la pollution, la congestion, etc. dans la tarification de l'usage des infrastructures routières pour les poids lourds, dans certaines conditions.
La Commission propose aujourd'hui de faire évoluer le dispositif européen de tarification de certains axes routiers : elle étend l'application du principe « utilisateur-payeur » à l'ensemble des véhicules à quatre roues ; elle supprime à terme la possibilité de choix, par les États membres entre un système de tarification à la distance ou à la durée ; elle accentue le panel d'outils d'intégration des externalités négatives dans le calcul de la tarification et elle remplace à terme la modulation des péages basés sur les classes EURO par un système fondé sur les émissions de CO2.
Le poids du secteur du transport dans les émissions de gaz à effet de serre et les efforts à fournir pour respecter les engagements de l'Union européenne en application de l'Accord de Paris sur le climat nous oblige à l'action. Le sommet Climat du 12 décembre prochain, organisé par la France deux ans jour pour jour après la signature dudit Accord, est d'ailleurs une excellente méthode pour maintenir l'engagement à tous les niveaux, étatique bien sûr mais aussi non étatique, avec tous les acteurs de la société civile, de l'industrie, des collectivités. On ne peut donc que partager l'ambition de la Commission. Mais je suis plus sceptique quant aux modalités retenues, notamment sur la question des systèmes de tarification, ou du report vers d'autres modes.
Par exemple, je constate que depuis 2011, très peu de pays ont fait le choix de « faire payer » la pollution, qu'elle soit sonore ou atmosphérique, générée par le transport routier : seules l'Autriche et l'Allemagne ont utilisé la possibilité offerte par la directive Eurovignette. Or la Commission reconnaît elle-même dans son étude d'impact que ce « faible succès » est dû à des conditions trop complexes et trop rigides ! Il ne faudrait donc pas qu'une approche trop rigide aboutisse une fois encore à l'opposé du résultat escompté. À mes yeux, la diversité des situations des États membres exige une approche plus souple et proportionnée, ces derniers devant garder la responsabilité de choisir les solutions les plus efficaces et les plus adaptées à leur contexte.
C'est d'autant plus important que c'est un des sujets majeurs des Assises de la mobilité, qui, pour la première fois, doivent aboutir à des choix clairs et cohérents. Il serait donc fort dommageable que l'effort aujourd'hui conduit par le Gouvernement se heurte à un cadre européen – encore en cours d'élaboration et dont l'échéance d'adoption reste encore floue – qui s'avérerait trop rigide.
Pour conclure, Madame la Présidente, lors du prochain Conseil Transport, la Présidence estonienne devrait simplement faire un rapport de progrès, soit l'état des positions des uns et des autres. La Bulgarie, qui semble faire de ce dossier une de ses priorités – en nombre resserré, il faut le souligner –, ne prévoit qu'un seul Conseil Transport, en fin de présidence. Je crois que l'Assemblée nationale doit rappeler qu'elle attend de l'Union européenne une harmonisation par le haut tant des règles applicables aux différents aspects du transport routier couverts par ce « paquet » que des pratiques des États membres et que les valeurs sur lesquelles est fondée l'Union européenne s'opposent à ce que les salariés de ce secteur soient traités comme des citoyens de seconde classe, l'égalité de traitement entre les travailleurs au sein du marché intérieur étant la condition sine qua non d'une concurrence loyale entre les entreprises européennes.
Aussi ce paquet Mobilité I me semble justifier le dépôt une proposition de résolution européenne avant que la commission Transport & Tourisme du Parlement européen – dont j'ai rencontré la présidente et la moitié des rapporteurs – ne finalise ses travaux, soit en janvier-février de l'année prochaine.