Intervention de Jorge Vasconcelos

Réunion du jeudi 25 juillet 2019 à 14h00
Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

Jorge Vasconcelos :

. Merci de cette invitation qui m'a un peu surpris ; il n'en reste pas moins que je suis très honoré d'être ici et d'avoir cet échange de vues avec vous. Je le ferai très librement : je n'ai pas préparé de présentation technocratique, je vais plutôt tenter de vous décrire le contexte européen. Il faut en effet connaître l'évolution récente de l'organisation du secteur énergétique en Europe, en particulier du secteur électrique. Pour ce faire, il convient de remonter trente ans en arrière, en 1989.

À cette époque, une nouvelle Commission européenne fut constituée. À son arrivée, le nouveau commissaire européen à l'énergie a trouvé sur son bureau une communication des autorités françaises l'incitant à favoriser l'ouverture des réseaux d'électricité au transit d'électricité en Europe. Il faut se souvenir que c'était l'époque des monopoles nationaux.

Avec ses excédents d'énergie nucléaire, la France cherchait à passer des contrats à l'extérieur, notamment avec le Portugal. À la fin des années 1988, des négociations ont échoué parce que l'Espagne, en l'absence d'un cadre législatif clair, avait demandé des frais de transit trop élevés, ce qui avait rendu ces exportations-importations impossibles.

La préoccupation française a été à la genèse de la libéralisation du secteur en Europe. Elle a ensuite essayé de limiter l'ouverture car elle était intéressée à une possibilité de transit entre les grandes compagnies. Nous ne sommes pas parvenus à une libéralisation complète, à une ouverture totale du secteur énergétique en Europe. Ainsi que cela arrive souvent, on engage un processus de transformation sociale et économique, et puis il s'avère que l'on n'est pas en mesure de contrôler tout ce qui se passe. C'est assez criant si l'on se réfère à 1989. Qui a étudié la révolution connaît bien cette dynamique ! Il est très important de le préciser pour la suite.

Le processus de libéralisation a débuté par une approche assez simpliste qui consistait à imaginer que l'abolition des monopoles juridiques et l'application systématique du droit de la concurrence européenne seraient suffisantes pour parvenir à un marché relativement libéralisé, ouvert, européen et intégré, formé non de douze marchés nationaux, mais d'un vrai marché européen de l'électricité et du gaz naturel.

La négociation politique fut assez difficile ; elle a abouti à un compromis en 1996, avec la première directive sur l'électricité, et en 1998, avec la première directive sur le gaz.

Ce compromis donnait satisfaction à la demande française d'un transit par les réseaux tiers mais elle imposait aussi un minimum d'ouverture, c'est-à-dire le droit de choix pour les consommateurs finaux.

C'était un compromis acceptable par tous les pays. Il comprenait le droit d'échange de l'énergie, notamment transfrontalier, mais l'absence de détails techniques a été un frein et cela ne fonctionnait pas en pratique.

En 2000, les chefs d'État et de gouvernement ont décidé d'accélérer le processus de libéralisation en Europe pour donner un peu plus de vitesse à l'économie européenne. C'est dans ce contexte que la libéralisation totale du secteur énergétique a été décidée parallèlement à la libéralisation des télécoms, des transports, etc.

C'est dans ce contexte politique que l'on a progressé dans la préparation d'une deuxième directive sur l'électricité qui a vu le jour en 2003. Cette directive établissait les bases du modèle européen de l'énergie, encore à l'œuvre aujourd'hui. Ce modèle revêt trois caractéristiques fondamentales.

Premièrement, depuis 2007, un droit de choix pour tous les consommateurs d'électricité et de gaz naturel en Europe, pas uniquement pour les gros consommateurs industriels, et la liberté d'investissement.

Deuxièmement, l'accès réglementé aux infrastructures, donc au réseau de transports, au réseau de distribution d'électricité et de gaz, aux terminaux de gaz liquéfié et, dans certains pays, au stockage de gaz. L'accès réglementé devait s'accompagner de tarifs publiés et connus ex ante. Au début, des pays ne souhaitaient pas ce type de transparence et plaidaient pour un accès négocié au réseau. Avec la directive 2003, le principe d'accès réglementé a été établi.

Troisièmement, l'introduction de la régulation indépendante, qui n'était pas prévue dans la première directive de 2006. Certes, des pays l'avaient introduite, mais sans aucune obligation au niveau européen, l'Allemagne ayant été le dernier pays, en 2004-2005, à introduire la régulation indépendante dans le domaine de l'énergie.

Après les premiers pas réalisés en 1996, le modèle européen était bien établi en 2003 mais cet ensemble législatif de 2003 restait insuffisamment détaillé et il était difficile de faire progresser la construction d'un vrai marché intégré européen sans ce type de détails techniques.

Entre-temps, en 2003, les États-Unis et l'Europe ont eu à connaître des blackouts, qui ont joué le rôle d'alarme auprès du législateur qui s'est interrogé sur la robustesse du modèle. En 2006, nous avons connu la première crise du gaz suite aux interruptions en plein hiver de l'approvisionnement de l'Ukraine par les Russes.

Parce que la libéralisation et la construction d'un marché intégré européen ne progressaient pas assez rapidement et que des blackouts et des crises gazières mettaient en cause la sécurité d'approvisionnement, la Commission a voulu lancer un nouveau paquet législatif en 2007.

M. Barroso, alors commissaire chargé de l'énergie et président de la Commission, a considéré que le défaut de fonctionnement initial résidait dans le manque d'indépendance des gestionnaires de réseaux et que la nécessité s'imposait d'aller plus loin dans la séparation des activités, non pas uniquement fonctionnelle, mais également de propriété des actifs des réseaux de transport, d'électricité et de gaz.

La proposition législative de la Commission prévoyait la séparation de propriété mais, finalement, elle n'a pas été retenue. En 2009, le nouveau paquet législatif était beaucoup plus détaillé que celui de 2003 mais il a raté l'obligation de séparation de propriété et a pâti de dispositifs assez bureaucratiques qui ont freiné la construction de cette indépendance et l'avancement de la construction du marché intérieur.

Le législateur européen a alors compris qu'il était quasiment impossible de faire fonctionner un marché d'une telle complexité sans le détailler davantage. Pour ne pas surcharger le dispositif législatif des directives, déjà lourd techniquement, a été prévue la création de codes de réseaux, les network codes, pour l'électricité et pour le gaz naturel. Ils devaient être développés par des groupes de gestionnaires de réseaux européens, sur avis de l'Association des régulateurs européens de l'énergie, et fondés sur un processus d'approbation que l'on appelle « la comitologie », l'un des processus les plus obscurs et les plus difficiles à expliquer, en tout cas, une procédure peu transparente.

Tout cela a conduit à la création, à Bruxelles, de nouvelles bureaucraties de gestionnaires de réseaux d'électricité, de gaz et de régulateurs. Leurs bureaux comptent aujourd'hui des dizaines et des dizaines d'experts qui travaillent en permanence sur ces codes. Cette nouvelle configuration a très largement modifié l'équilibre : alors que les grandes entreprises nationales détenaient auparavant le savoir technique, aujourd'hui, de par la complexité introduite par ces codes, les organisations à Bruxelles détiennent la clé du savoir. La position des entreprises s'est affaiblie, qui détiennent seulement un peu du savoir en raison du processus devenu plus complexe et de la réduction des coûts et des personnels. L'équilibre des pouvoirs entre le niveau européen et le niveau national des entreprises a donc évolué.

Nous sommes ainsi rendus à cette situation aujourd'hui. La complexité technique est considérable et la clarté de l'application des principes du modèle européen n'est pas toujours à la hauteur de la complexité technique. Selon moi, le système manque de simplicité quant aux principes et à l'orientation qui préside à l'application de ces mêmes principes. Nous avons créé des structures assez complexes qui, parfois, prennent des décisions qui ne sont pas prévues dans la législation mais qui sont nécessaires pour faire fonctionner le système. On peut discuter pour savoir si c'est acceptable ou non.

Dans ce contexte général européen, que pouvons-nous dire de l'Espagne et du Portugal ?

Ces pays ont été parmi les premiers à adopter la libéralisation. En 1992, le Portugal a construit la première centrale éolienne en Europe continentale, deux ans après le Royaume-Uni. En 1994, l'Espagne a décidé de changer le cadre législatif du système électrique, le Portugal en 1994-1995. Avec le Royaume-Uni, ces pays ont été à l'avant-garde de la libéralisation en Europe.

Entre-temps, dès le début du xxie siècle, des préoccupations politiques ont porté sur le développement durable. La première directive sur les renouvelables est intervenue en 2001, suivie en 2005 par des principes sur le compromis européen portant sur l'efficacité énergétique, les énergies renouvelables, etc. C'est ainsi qu'en 2007, les chefs d'État et de gouvernement ont décidé une approche intégrée « énergie et climat » en Europe. On a alors abandonné une politique autonome d'énergie pour une politique intégrée d'énergie et climat.

En 2014, la Commission Juncker a essayé de rapprocher le volet relatif aux marchés intérieurs et le volet relatif au développement durable et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ces deux volets avaient connu antérieurement des développements séparés et autonomes. Suite aux propositions législatives présentées en 2016, la Commission Junker a essayé de les rendre un peu plus cohérents. Le nouveau paquet législatif, qui a été approuvé cette année, a essayé de résoudre ces difficultés. Nous verrons jusqu'à quel point il y parviendra.

Le Portugal et l'Espagne, qui ont été pionniers en matière de libéralisation, l'ont aussi été, d'une certaine façon en matière de pénétration des énergies renouvelables sur le plan électrique. Si le Danemark et l'Allemagne ont été les premiers à développer le solaire et l'éolien, l'Espagne et le Portugal ont été les premiers à atteindre un niveau de pénétration assez important et à résoudre sur le plan technique la gestion des systèmes, notamment le problème de l'intermittence. Cette expérience a été positive, si ce n'est que l'on a assisté à un excès de volontarisme. En 2004-2005, le Portugal a bâti ce qui fut pendant quelques mois la plus grande centrale solaire au monde, mais les coûts de production étaient énormes. En 2007-2008, elle a produit des milliers de MW solaires, à des coûts très élevés. Or, l'Espagne avait déjà introduit en 2001 un mécanisme visant à limiter les tarifs pour des raisons politiques car le gouvernement souhaitait contrôler l'inflation. En 2007, on avait compris que le poids des subventions aux énergies renouvelables, notamment au solaire, allait faire grimper le prix de l'électricité. Le développement du solaire et des énergies renouvelables en général a donc été arrêté.

Ce matin, a eu lieu au Portugal la première vente aux enchères du solaire pour des projets de taille moyenne, dont je viens de recevoir les résultats. Le prix est de 36 euros/MWh pour des projets de dizaines de MW. C'est la fin des grands projets européens, et le Portugal donne cet exemple. Nous verrons demain quels seront les résultats des autres mises aux enchères. D'un point de vue technique, le système résiste et se développe dans de bonnes conditions ; du point de vue économique, cela n'a pas été très bien géré. Nous verrons comment cela évoluera à l'avenir.

Quels sont les problèmes qui se posent aujourd'hui dans le cadre d'une réflexion sur les transitions énergétiques ? Je les énoncerai sans les traiter. J'emploie le pluriel, parce qu'il n'existe pas une seule transition énergétique au monde ni même en Europe ; en effet, plusieurs voies sont possibles.

Premièrement, ce modèle européen de marché qui est un modèle dit marginaliste est incompatible avec nos objectifs de développement durable. Les marchés existants en Europe ne sont plus opérationnels mais dysfonctionnels. Dès lors, que pouvons-nous faire ? J'évoquerai plus avant les différentes écoles de pensée, si vous le souhaitez. Les marchés créés pour permettre une libéralisation efficace ne sont pas à la hauteur du défi que nous devons relever aujourd'hui et qui est celui d'une plus grande pénétration des renouvelables.

Deuxièmement, transition énergétique signifie mettre ensemble les ressources énergétiques, l'électricité ou le gaz naturel, mais aussi étudier en commun les questions adjacentes : le bâtiment, la mobilité, tout ce qui fait la consommation d'énergie. Il nous faut étudier l'urbain, les villes qui consomment 80 % des énergies et donc les émissions. L'échelle locale est très différente des échelles nationale et européenne, elle pose des problèmes sur le plan technique, mais aussi de modèle économique, de régulation et de gouvernance qui, pour l'heure, restent irrésolus. Il convient, par conséquent, de trouver une interface entre cette nouvelle réalité locale et le marché national et européen.

Troisièmement, la nécessité s'impose de réformer les marchés et de mener des politiques publiques plus cohérentes aux niveaux local, national et européen et multisecteurs.

Il nous faut aussi réinventer la régulation. Celle qui a été instaurée avait pour objectif la protection des consommateurs, notamment par le biais de la concurrence ; aujourd'hui, il est nécessaire de repenser et de réinventer la régulation.

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