Intervention de Jorge Vasconcelos

Réunion du jeudi 25 juillet 2019 à 14h00
Commission d'enquête sur l'impact économique, industriel et environnemental des énergies renouvelables, sur la transparence des financements et sur l'acceptabilité sociale des politiques de transition énergétique

Jorge Vasconcelos :

. Votre première question porte sur les réseaux. Très souvent, la technique et la physique ont été utilisées pour freiner la libéralisation du secteur énergétique. Au début des années 1990, les représentants de l'industrie électrique et du gaz expliquaient à tout le monde, notamment aux décideurs politiques nationaux et européens, que le commerce transfrontalier de l'énergie n'était pas possible pour des questions techniques, ce qui était faux, on le sait aujourd'hui. Ces gestionnaires de réseau, ces anciens monopoles ont un peu abusé d'arguments tirés de la science et de la technique pour défendre des positions économiques.

Je suis ingénieur de formation et je connais les lois de la physique, je sais distinguer un problème réel d'une excuse utilisée pour éviter d'emprunter certaines voies. Par exemple, je sais très bien que ce sujet qui est très à la mode aujourd'hui partout dans le monde, à savoir l'application de la blockchain de l'énergie, censée révolutionner notre secteur électrique, ne fonctionnera pas dans le secteur de l'énergie parce qu'il est, par définition incompatible ; en revanche, d'autres systèmes peuvent parfaitement fonctionner. La libéralisation de nos réseaux, la pénétration des énergies renouvelables et la gestion de la demande sont possibles.

Un réseau émaillé, à l'instar de celui de l'Europe occidentale, pose-t-il des problèmes particuliers ? Oui. La différence entre le centre et la périphérie joue-t-elle un rôle très important dans le contexte de la gouvernance d'un marché intégré ? Non, ce n'est d'ailleurs pas le vrai problème. Nous savons bien qu'entre la péninsule ibérique et la France, les interconnexions d'électricité et de gaz sont très faibles au regard de ce que nous observons ailleurs. Mais cela pose un problème de justice et de répartition des bénéfices du marché européen et, à la limite, d'équité du projet européen entre les citoyens. Pour autant, cela ne pose pas un problème technique spécifique. Il faut comprendre que, dans un système interconnecté, tout ce qui se passe dans le réseau affecte l'ensemble du réseau instantanément.

J'ai évoqué précédemment les blackouts de 2003. Dans la nuit du dimanche 28 septembre, la Suisse a connu un problème qui a touché l'Italie, alors même que la consommation était peu élevée. Le blackout a duré plusieurs heures en Italie qui est restée sans électricité.

À l'époque j'étais le régulateur portugais et le président du Conseil des régulateurs européens. Le lendemain, j'ai reçu des coups de fil de propriétaires portugais de centrales éoliennes au Portugal. Ils m'ont interrogé sur les coupures. Ils étaient en train de produire quand soudain, sans explication aucune, les gestionnaires de réseau ont coupé. La perturbation en Suisse et en Italie a provoqué une fluctuation de la fréquence dans le réseau européen qui est intervenue instantanément partout. À l'époque, les générateurs éoliens étaient très sensibles aux variations de fréquence et ils ont été automatiquement séparés du réseau. Depuis, nous avons traité cette question et amélioré la réponse des machines.

Autre exemple, en 2006, un problème de communication est survenu entre deux gestionnaires de réseaux allemands d'électricité, sur les quatre que compte l'Allemagne. Un pont, qui conduit un câble électrique, a été ouvert pour permettre à un bateau de sortir et a séparé les deux réseaux présents de chaque côté de ce pont. Plus de 12 millions d'Européens ont été privés d'électricité, de l'Autriche au Portugal. Cela démontre que si un problème intervient dans un réseau interconnecté, il se répercute sur l'ensemble du réseau en raison de cette solidarité imposée par les lois de la physique. Cela suppose d'avoir une gestion technique très efficace de ce réseau interconnecté. Les risques sont considérables, à la mesure du réseau.

Je vais être direct et très franc : jusqu'à aujourd'hui, on n'a jamais voulu tenir compte de cette nécessité technique nécessaire à un bon fonctionnement d'un marché intégré. On n'a jamais voulu accepter l'idée qu'un réseau physique, un réseau électrique interconnecté, exclut les frontières politiques. Les lois de la physique ne respectent pas les frontières. Bien sûr, on peut essayer de forcer les flux énergétiques à suivre les frontières politiques – et y parvenir jusqu'à un certain point. On peut réussir en termes d'économie et de fiabilité du système, de sécurité d'approvisionnement et des normes. Vous le savez bien, puisque la France a risqué à plusieurs reprises un blackout, cette année et les deux années précédentes, en l'absence de la gouvernance nécessaire à la bonne gestion du réseau européen. Une telle situation implique une centralisation de la gestion. Cela ne signifie pas qu'une personne décide de ce que chacun doit faire au Portugal, en Espagne, en France, en Croatie ou ailleurs. Nous avons besoin d'un ordinateur – situé n'importe où, même en Nouvelle-Zélande – qui, en temps réel, gère l'ensemble des informations du réseau physiquement interconnecté. Ces informations analysées permettraient d'établir le degré de sécurité de notre réseau et de connaître les limites de nos infrastructures à ne pas dépasser. Je pense notamment aux lignes, nécessaires aux transactions commerciales et à un régime de marché.

Vous me dites qu'après avoir travaillé sur ce projet, nous sommes en train de faire marche arrière. Nous aurions dû suivre cette voie mais nous ne l'avons pas fait. Le système actuel n'est pas une réponse solide et nécessaire au souhait d'intégration efficace des marchés dans un réseau physiquement interconnecté. La gouvernance des marchés intérieurs n'a jamais été bien traitée. Je me souviens de M. Merlin, premier président de l'Association européenne des gestionnaires de réseaux électriques, qui expliquait la nécessité d'avoir une gestion intégrée des systèmes européens pour éviter tout risque. Malheureusement, ses appels n'ont pas été entendus.

La volonté des gestionnaires de réseaux et du niveau politique fait nettement défaut ; ils refusent de reconnaître que l'application du principe de subsidiarité, dans ce cas concret, nécessite de traiter cette question au niveau européen, le seul où elle peut l'être efficacement. Ce n'est pas une question qui relève d'options politiques ou idéologiques, elle découle de la volonté d'avoir un marché intégré, qui nécessite une infrastructure physique interconnectée. Si on veut maintenir un réseau physiquement interconnecté, il faut accepter l'idée d'une centralisation efficace de la gestion du système, ce que l'on n'a pas bâti, parce qu'on ne l'a pas voulu car elle entraîne des coûts. Mais l'absence d'un tel système a conduit à des situations aberrantes à certaines frontières.

On ne peut arguer d'une production aujourd'hui très décentralisée pour promouvoir la centralisation économique et affirmer, comme certains, qu'il faut parvenir avant tout à une centralisation efficace et complète et à un marché européen parfait, selon l'ancien modèle, avant de s'engager dans une nouvelle étape de la décentralisation de la production. Ce n'est pas possible ; en raison des prix actuels des énergies nouvelles, le processus de décentralisation est inévitable, ne serait-ce que d'un point de vue économique.

Les gestionnaires de réseaux et la majorité des régulateurs européens essaient de résister à cette décentralisation et à cette digitalisation du secteur électrique. Ils ne peuvent présenter des arguments raisonnables, ni techniques ni économiques. La décentralisation et la digitalisation vont donc se produire, elles sont d'ailleurs déjà à l'œuvre, ajoutant au degré de complexité d'un processus qui n'a pas été traité de façon claire. On a voulu bâtir le système du marché intégré européen sans traiter les questions très simples et premières de la coordination, du partage des coûts et des bénéfices, et enfin de la solidarité.

Et maintenant, que faire ? Il existe deux écoles de pensée. D'une part, il y a ceux qui souhaitent aboutir à un processus de centralisation sur la base de mécanismes qui évitent l'émergence d'une entité européenne pour coordonner les réseaux physiques et d'un régulateur européen fédéral comme il existe aux États-Unis, en un mot tout ce qui relève de la dimension européenne. C'est possible, cela fut fait avec des coûts énormes. On peut continuer ainsi. Mais cela suppose d'arrêter le développement local et le processus de décentralisation. C'est l'idée qui anime la majorité des grandes entreprises et des régulateurs. Cette approche caractérise fortement le produit final formé par le quatrième paquet de la Commission européenne « Énergie propre pour tous les Européens », présenté en 2016 et approuvé cette année.

La seconde approche est portée par les nouvelles entreprises qui essayent de créer des modèles alternatifs. Parfois, il ne s'agit même pas d'entreprises mais de coopératives, d'organisations qui ont une vision différente de considérer nos ressources énergétiques et de les gérer, surtout au niveau local, mais aussi national et européen.

Je suis d'accord avec vous : cette nouvelle voie rapproche les citoyens-consommateurs et les petits producteurs des questions énergétiques. Le lien entre production de politiques publiques et production d'énergie se resserre et devient plus sain, conduisant à une gestion plus efficace, plus sobre et plus intelligente des ressources énergétiques. Pour l'heure, il faut être conscient que cette école de pensée minoritaire se heurte à de multiples obstacles législatifs et réglementaires partout en Europe qui ne facilitent pas le développement d'une telle approche. Les résistances sont considérables.

J'illustrerai mon propos d'un exemple récent au Portugal. Le gouvernement a annoncé son intention de permettre le développement de nouvelles communautés d'énergies renouvelables et de faciliter le schéma d'autoproductions renouvelables pour les entreprises, les citoyens, les coopératives, les associations, les municipalités, mais aussi pour les consommateurs industriels. Il leur permet d'utiliser les réseaux et les infrastructures d'une façon nouvelle, pas seulement selon les règles de notre marché marginaliste. L'intention a été annoncée, des projets de textes législatifs assez avancés dans cette direction ont été présentés. Finalement, certaines forces qui veulent conserver le statu quo ont vaincu. Je n'ai pas encore pris connaissance du texte qui a été approuvé par le conseil des ministres portugais, mais je sais qu'il ne va pas très loin. C'est une nouvelle occasion ratée de faire avancer cette démarche plus démocratique, plus décentralisée de la gestion des ressources énergétiques. Le Portugal n'est malheureusement pas le seul mauvais exemple.

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