Je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée de présenter les travaux du Centre énergie de l'IFRI, autour de la dimension stratégique, géopolitique, de la transition énergétique. Pour plusieurs raisons, 2019 fait figure d'année charnière pour la politique climatique de l'Union européenne. D'abord, l'Union est en bonne position pour atteindre les objectifs énergie-climat adoptés en 2009 pour l'horizon 2020 : les émissions de gaz à effet de serre ont été réduites de 22 % entre 1990 et 2017 ; les énergies renouvelables sont en forte croissance, et représentent 17,5 % du mix énergétique européen en 2017. À noter toutefois que ce déploiement concerne prioritairement le secteur électrique, où les EnR représentent un tiers de la production, bien moins les autres secteurs comme le transport ou la production de chaleur. De plus, on relève de fortes disparités entre États membres : onze ont déjà rempli leurs objectifs pour 2020, sept autres, dont la France, ne sont pas sur une trajectoire cohérente avec leurs cibles.
La vigilance reste de mise pour la maîtrise des consommations énergétiques : après une baisse graduelle entre 2007 et 2014, la consommation énergétique est repartie à la hausse ces dernières années, avec en cause le regain de croissance économique, la relative faiblesse des prix du pétrole et un dynamisme sectoriel en particulier dans le transport. Il faudra parvenir à inverser la trajectoire pour respecter la cible de 2020 : consommation d'énergie primaire de 1 483 Mtoe (millions de tonnes équivalent pétrole), en 2020, contre 1 561 en 2017. Le bilan est donc honorable : en Europe, un palier a été franchi.
Mais les efforts se sont concentrés d'abord sur le secteur électrique ; le potentiel d'efficacité énergétique n'est pas pleinement exploité alors que cela devrait être la première des priorités ; des marges de flexibilité ont été préservées : allocation de quotas gratuits pour la grande industrie et le transport aérien dans le cadre de notre marché carbone, tandis que treize États, considérés comme les moins riches, restent autorisés à augmenter leurs émissions par rapport au niveau de 2005.
Nous sommes à un moment charnière car il faut désormais décider à l'échelle de l'UE de la trajectoire de décarbonation vers 2050 et du renforcement des objectifs pour 2030. Il est désormais probable de parvenir à un accord européen sur un objectif de neutralité carbone pour 2050. Reste aujourd'hui une minorité de blocage de quatre États membres avec à sa tête la Pologne, dont l'opposition pourrait néanmoins être levée si ces pays obtiennent satisfaction sur les aides financières associées. Mais un tel objectif implique de changer l'échelle horizontale – élargir, englober l'ensemble des domaines d'activité – et verticale – aller plus loin dans les domaines déjà identifiés – de la transition.
Plus concrètement, les scénarios établis par les services de la Commission à l'automne 2018 donnent de premières indications sur les changements à mettre en œuvre. Tous ces scénarios tablent sur une baisse de la consommation d'énergie primaire de 35 à 50 % par rapport au niveau de 2005. Il ne s'agit pas seulement de maîtriser notre consommation mais de la réduire drastiquement par des mesures d'efficacité et de sobriété énergétiques. Tous les secteurs, y compris le transport, l'industrie et l'agriculture doivent se réinventer pour intégrer la contrainte carbone dans leurs modèles d'activité. Des émissions résiduelles doivent être envisagées pour l'agriculture et une partie de l'industrie et, en conséquence, il faudra aussi développer les puits de carbone, la gestion des forêts et le recours à certaines technologies comme le CCS-CCUS (Carbon capture and storage/Carbon capture, utilization, and storage), le captage et le stockage du CO2, peu soutenues jusqu'ici.
Les énergies fossiles, qui représentent encore plus de 70 % du mix énergétique européen, doivent s'effacer et assurer moins de 10 % de l'approvisionnement de l'UE en 2050. Cela suppose de fermer l'ensemble des centrales électriques au charbon, qui représentent encore 40 % de la production d'électricité en Allemagne, 80 % en Pologne. Cela signifie aussi que le gaz n'a pas sa place dans un scénario de décarbonation profonde, sauf à envisager les gaz verts. Il faut, enfin, qu'il n'y ait plus de véhicules thermiques en circulation à ce même horizon.
À l'inverse, certaines technologies deviennent indispensables : les énergies renouvelables, bien sûr, dont le coût de déploiement a fortement baissé, mais aussi le nucléaire pour lequel les services de la Commission tablent sur un socle stable de 14 à 17 % du mix énergétique (contre 14 % actuellement). Or, à l'image du contexte français, la capacité nucléaire européenne a une moyenne d'âge élevée. Et, même si une partie pourra être prolongée au-delà de la durée d'exploitation envisagée initialement, la question du renouvellement de ces infrastructures se pose très sérieusement, sachant que quatre réacteurs seulement sont actuellement en construction (en Finlande, France, Slovaquie et au Royaume-Uni) et qu'un certain nombre de pays comme l'Allemagne et la Belgique sont engagés dans des plans de sortie complète, à l'horizon 2022-2025.
La neutralité carbone en 2050 comporte des défis immenses : ils peuvent être relevés à condition de prendre les bonnes mesures aux échelles nationale, régionale et européenne. À ce titre, il faut évidemment travailler sur l'acceptabilité, fortement liée à l'enjeu de la cohésion sociale et territoriale. On observe par exemple qu'en Allemagne, les principaux freins au développement des énergies renouvelables ne sont pas tant leur coût pour la collectivité – 25 milliards d'euros par an –, ni la facture pour les particuliers – trois fois plus élevée qu'en France –, mais la difficulté à implanter de nouvelles installations et plus encore d'opérer les renforcements du réseau : 7 500 km de lignes à haute tension doivent être construits d'ici 2025, en particulier sur l'axe nord-sud particulièrement congestionné.
Un autre impératif est d'accroître la capacité d'expérimentation des États, des territoires et des villes pour permettre aux différentes technologies et solutions bas carbone – énergies renouvelables non matures, éolien flottant, hydrogène, technologies vehicle-to-grid qui permettraient d'utiliser les batteries de nos véhicules électriques pour les besoins de flexibilité du réseau, etc. – de démontrer leur efficacité technique et économique, cela dans une vision systémique où les différents secteurs – électrique, chaleur et froid, industriels, transports – fonctionnent de manière intégrée, et non plus comme aujourd'hui en silo. Une large gamme d'options est sur la table mais le défi est celui de la cohérence des choix à l'échelle du système et pas seulement à celle du système énergétique. À ce stade, aucun modèle ne fait l'unanimité.
Il y a enfin un besoin pressant de penser le volet externe de la stratégie climatique européenne. La transition bas carbone dans le monde est inégale et trop lente : l'UE doit être un leader exigeant et contraignant de la lutte contre le changement climatique. L'Union européenne représente un peu moins d'un quart des émissions historiques de gaz à effet de serre, mais 10 % seulement des émissions mondiales en 2018. Agir radicalement sur son territoire, mais de façon isolée, serait d'une part inefficace du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi contraire à ses intérêts économiques puisque les partenaires commerciaux de l'UE tireraient un avantage compétitif de l'absence de contrainte réglementaire. Au niveau international, une étape majeure a évidemment été franchie avec l'Accord de Paris sur le climat : malgré l'annonce du retrait américain, les dernières COP (Conference of Parties) ont permis d'avancer, de définir des règles opérationnelles, sur la transparence notamment, si bien que l'Accord de Paris pourra être formellement appliqué à compter de 2020. Mais mise en œuvre formelle n'est pas synonyme de mise en œuvre effective : si les contributions nationales remises en 2015 sont pleinement remplies, elles nous placent sur une trajectoire de réchauffement de 3,5 °C, bien au-delà des 2 °C voire 1,5 °C cités dans les objectifs de l'accord de Paris. Et les émissions de CO2 liées à la combustion des énergies fossiles ont encore augmenté de 1,7 % en 2018.
Aux États-Unis, la substitution du charbon par le gaz se poursuit, les avantages fiscaux pour les EnR n'ont pas été levés par le Congrès et les États les plus allants comme la Californie poursuivent leurs efforts. Mais la dynamique fédérale s'est perdue, le Président Trump cherchant à détricoter l'héritage environnemental de son prédécesseur. Il n'y a pas eu d'autres décisions formelles de retrait, ailleurs dans le monde, mais le revirement des États-Unis invite au relâchement des efforts. En Chine, les signaux sont ambigus : le soutien à l'accord de Paris est très clair et continu. La Chine est championne mondiale de l'investissement dans les EnR, l'efficacité énergétique et la mobilité propre. Un marché carbone a été introduit fin 2017, mais d'importantes capacités électriques au charbon sont encore en construction ou envisagées. En outre, la stratégie des nouvelles routes de la soie n'a pas pour priorité le climat. Ces exemples montrent que la transition bas carbone au niveau mondial est fermement enclenchée, mais qu'elle se déploie timidement, de façon inégale et à un rythme trop lent par rapport à l'urgence climatique.
Il faut donc que l'Union européenne renforce sa capacité d'entraînement. Cela passe par l'exemplarité : l'UE doit adopter une stratégie de décarbonation à long terme mais aussi revoir à la hausse son engagement pour 2030, pour pouvoir légitimement exiger des efforts supplémentaires de la part de ses partenaires. Elle peut ensuite mettre sa puissance commerciale au service de la diplomatie climatique. Enfin, il faut reconnaître que les technologies bas carbone et numériques exacerbent la compétition internationale autour du contrôle des chaînes de valeur et des marchés. Cette compétition peut-être vertueuse si elle entraîne des baisses de coûts : si le coût des modules photovoltaïques a pu être réduit de 80 % depuis 2009, c'est en grande partie grâce à l'effort industriel de la Chine. Mais la dépendance technologique est le revers de la médaille : si les chaînes de valeur sont dominées par un nombre restreint d'acteurs et de pays, et que la transition bas carbone ne se traduit pas par la création d'emplois et de valeur ajoutée locale, mais seulement par une hausse des importations, alors ce processus pourrait être jugé contraire aux intérêts économiques nationaux, donc rejeté en bloc. Ces préoccupations sont notamment très fortes en Europe en ce qui concerne le déploiement de la mobilité électrique, sachant que l'Asie, et la Chine en particulier, ont pris une longueur d'avance. Les véhicules à énergies nouvelles sont une des grandes priorités de la stratégie Made in China 2025. La détermination de la Chine se traduit par une approche intégrée qui couvre tous les maillons de la chaîne, depuis l'extraction et la transformation des métaux critiques jusqu'au recyclage en passant par la fabrication des cellules et des packs de batteries. La stratégie chinoise associe soutien à la demande et à l'innovation, facilité d'accès au financement qui permet l'investissement dans des projets hautement capitalistiques, et coordination systématique de l'ensemble de la chaîne de valeur. Cela appelle une réaction de l'Union Européenne, longtemps centrée sur la défense des intérêts du consommateur, parfois au mépris des logiques industrielles. La prise de conscience progresse : dix chaînes de valeur stratégiques ont déjà été identifiées, l'Alliance européenne des batteries vise précisément à créer un cadre propice à l'investissement. La question est de savoir si ces initiatives auront une envergure suffisante et seront déployées de façon suffisamment rapide, sachant que l'on attend un boom de la demande européenne de véhicules électriques à l'horizon 2022-2025.
Je conclurai en disant que la transition bas carbone est impérative et qu'elle doit accélérer à tous les niveaux, mais qu'il faut pour cela un travail d'anticipation. Une fois la cible de long terme établie, il faut en cerner les implications de moyen et court termes, identifier les opportunités et maîtriser les risques.