Intervention de Robert Ophèle

Réunion du jeudi 7 mai 2020 à 9h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Robert Ophèle, président de l'Autorité des marchés financiers :

Merci de me consacrer quelques instants dans cette période chargée. Il y aurait bien des éléments à évoquer au titre du rapport annuel de 2019 mais je vais consacrer mes propos introductifs aux évènements récents, à l'action de l'AMF au cours de cette période, aux défis à venir, et enfin à certains des éléments que vous avez mentionnés.

La crise sanitaire est devenue une crise économique et financière dans la dernière semaine de février, soit environ un mois après le début du confinement de Wuhan, lorsqu'on a pris conscience qu'elle ne pourrait pas être circonscrite mais qu'elle allait toucher tous les grands centres économiques mondiaux. Les divers confinements qui se sont enchaînés ont mis à l'arrêt une part importante de l'activité productive et se sont traduits par de complexes problèmes opérationnels pour la partie qui continuait à fonctionner, conjuguant ainsi un choc d'offre et un choc de demande. Naturellement, les marchés financiers ont rapidement et vivement réagi et la crise sanitaire est devenue une crise financière, en anticipation de la crise économique qui paraissait inéluctable, même si ni son ampleur ni sa durée ne pouvaient être anticipées.

Je me limiterai ici à notre perception, à l'AMF, de la crise, à nos actions au cours de la période récente, et je conclurai sur les défis des prochains mois.

Notre action s'est déployée dans nos quatre domaines de responsabilité : les marchés et leurs infrastructures, les émetteurs, la gestion d'actifs et les épargnants. Mais pour la comprendre il faut la mettre dans la perspective d'une conviction qui a animé l'AMF et son collège : malgré les difficultés à assurer une valorisation des actifs, malgré les difficultés opérationnelles à assurer la continuité d'activité, il faut garder les marchés ouverts ; ils sont essentiels au financement de l'économie dans la période de crise et ils seront essentiels pour financer la reprise de l'activité.

Les marchés et leurs infrastructures ont traversé une période de grande turbulence. De façon quasi inédite, la valorisation de toutes les classes d'actifs a baissé au cours de la première quinzaine de mars. Tout a baissé. Il n'y a pas eu d'arbitrage entre différentes classes d'actifs qui en aurait fait monter certains et baisser d'autres.

Personne n'a été épargné au cours de cette période, même si l'ampleur du choc n'est pas identique et si le rebond ultérieur a pu varier selon les classes d'actifs. À l'intérieur des classes d'actifs, les écarts sont nets si l'on distingue les qualités de signature pour les marchés de dette, ou les secteurs économiques pour les marchés actions. À titre d'exemple, la composante bancaire de l'indice SBF 120 a décroché beaucoup plus nettement que l'indice global. Nous portons d'ailleurs à ce secteur une attention particulière compte tenu de son caractère systémique.

L'action de l'AMF s'est matérialisée dans trois directions : d'abord, dans le bon fonctionnement des coupe-circuits dans ces périodes de grande volatilité où ils ont dû être déclenchés de façon très fréquente – par exemple plus de 3 000 fois le 16 mars sur Euronext – ; ensuite, dans les aménagements acceptables pour la passation des ordres de marché en confinement – c'est-à-dire en dehors des locaux professionnels – afin d'assurer une piste d'audit de qualité ; enfin, dans ce qu'on appelle un peu rapidement l'interdiction des ventes à découvert et qui n'est en fait qu'une restriction des positions courtes nettes.

Puisque vous avez marqué un intérêt particulier pour ce sujet, je voudrais dire un mot sur les coupe-circuits et sur les ventes à découvert.

Les coupe-circuits jouent un rôle essentiel pour éviter l'emballement incontrôlé des marchés. Ces interruptions temporaires permettent aux acteurs de réexaminer la situation et de reprendre les transactions de manière plus ordonnée ; les seuils de déclenchement et les durées de suspension varient en fonction des instruments et du temps de décalage. Ils ont été revus en France en 2017 après l'affaire Vinci pour abaisser les seuils et allonger la durée d'interruption. Il faut toutefois trouver le bon équilibre car les valeurs en question sont traitées sur de nombreuses plateformes et il n'y a, à ce stade, aucune approche européenne coordonnée des dispositifs de coupe-circuit : chaque plateforme a ses propres règles et, lorsque vous suspendez sur une plateforme, les transactions continuent généralement sur les autres. De plus, si vous interrompez trop longtemps les transactions, vous faites courir un risque aux market makers, qui ne peuvent plus retourner leur position et prennent le risque d'un décalage encore plus important à la reprise des cotations du fait de l'accumulation des ordres pendant la période d'interruption.

Nous avons donc observé avec attention le fonctionnement des coupe-circuits sur Euronext au cours du mois de mars et, même si un allongement de leur durée aurait pu être bénéfique en cas de suspension répétée d'un même titre, on peut considérer que globalement le système a bien fonctionné. J'en profite pour évoquer brièvement une idée émise par certains : supprimer la cotation en continu au profit du seul fixing de clôture. Cela s'apparente à une suspension plus longue que les suspensions classiques, mais, pour les raisons déjà évoquées, cela n'est envisageable qu'au niveau européen et c'est donc impossible aujourd'hui.

L'interdiction des ventes à découvert fait traditionnellement l'objet de controverses. Certains considèrent que c'est une mesure inefficace, voire contre-productive, car elle limite la liquidité des marchés et la capacité d'acheter des valeurs. Par exemple, je ne peux pas acheter le CAC sans l'aéronautique si je ne peux pas vendre Airbus à découvert après avoir acheté l'indice. D'autres considèrent que c'est une mesure indispensable qui aurait dû être déclenchée plus tôt, voire devrait être permanente.

Soyons clairs, dans un marché uniformément orienté à la baisse avec des incertitudes considérables sur l'ampleur future de cette baisse, les ventes à découvert apportent peu à la formation des prix, et leur montée, qu'on a vu se dessiner lors de la première quinzaine de mars, juste avant notre décision d'en restreindre l'autorisation, peut avoir une influence pro‑cyclique particulièrement malvenue.

Nous avons la capacité réglementaire de l'éviter, nous devions donc l'utiliser. La question est plutôt de savoir pourquoi cette mesure n'a pas été prise au niveau européen. La crise n'est pas spécifiquement différente d'un pays à l'autre : elle n'affecte pas très différemment Air France et Lufthansa, Klepierre et Unibail-Rodamco… Il y aurait donc une logique forte à avoir une réponse commune, ce que les textes prévoient du reste puisque l'Autorité européenne des marchés financiers (ESMA) a le pouvoir de restreindre les ventes à découvert au niveau de l'Union. C'est bien faute de pouvoir obtenir cette réponse commune que cinq pays de l'Union – la France, l'Italie, l'Espagne, la Belgique et l'Autriche – ont eu recours à une mesure nationale. Naturellement, il s'agit d'une mesure exceptionnelle qui n'a pas vocation à perdurer, notamment lorsque les volumes et la volatilité se régularisent et lorsque le marché devient plus sélectif. Son abandon serait donc une excellente nouvelle car il refléterait la normalisation du marché.

Un mot bref sur les défis opérationnels auxquels ont dû faire face les infrastructures de marché. Le pic observé des volumes d'opérations sur Euronext en donne une idée. Cela a également été un défi opérationnel pour les chambres de compensation et pour le circuit de règlement-livraison chez les dépositaires centraux. Chez Euroclear, l'accumulation des opérations et le travail en confinement ont fait augmenter temporairement les suspens. L'AMF a surveillé cela de près jusqu'à ce qu'ils reviennent à des niveaux convenables.

J'en viens au chapitre des émetteurs, qui sont le cœur de l'écosystème financier car les marchés sont d'abord là pour contribuer à leur financement. C'est l'information qu'ils donnent qui est à la base d'une bonne formation des prix. Nous les avons accompagnés dans deux domaines : la communication financière et l'organisation de leurs assemblées générales.

La communication financière est particulièrement importante dans des périodes de bouleversements profonds, qui sont propices aux informations privilégiées et aux fausses rumeurs et où les investisseurs ont besoin d'une « guidance » actualisée. Tout en étant conscients de la difficulté de l'exercice, nous avons fortement incité les émetteurs à communiquer au marché leur analyse de l'impact du Covid-19 sur leur activité et sur leur situation financière. S'agissant des publications périodiques, nous avons décliné, avec l'Autorité des normes comptables en France et avec l'ESMA au niveau européen, l'approche comptable des pertes attendues pour le système bancaire et précisé le recours aux indicateurs alternatifs de performance dans le cadre de l'arrêté trimestriel qui est, je le rappelle, facultatif. Dans le même registre, j'appelle l'attention sur l'échéance des comptes semestriels, qui n'est, elle, pas facultative. Elle sera décisive car c'est un arrêté qui prendra en compte les effets de la crise sanitaire de façon plus complète et qui pourra servir de référence pour de futurs appels publics à l'épargne. Leur établissement présentera de nombreux défis, par exemple celui des tests de résistance sur les goodwills, dont le résultat peut être redoutable et qui ont besoin d'être réalisés sur la base de scénarios qui restent encore particulièrement délicats à établir. Nous travaillons avec nos partenaires habituels sur ce sujet.

La communication financière est particulièrement importante lorsque l'on sollicite le marché. Si les émissions d'actions ont été stoppées par la crise, le marché obligataire a rapidement rouvert à la suite des annonces de la Banque centrale européenne (BCE) et de son programme temporaire d'achats d'urgence face à la pandémie (PEPP). Les émetteurs français ont voulu très rapidement mettre à profit cette réouverture. Nous les avons accompagnés en visant un nombre exceptionnellement élevé de prospectus ; la progression par rapport à la même période en 2019 est spectaculaire, tout comme l'augmentation des crédits bancaires aux entreprises.

S'agissant des assemblées générales, la faculté ouverte de les tenir à huis clos permet de clore dans des délais normaux l'exercice 2019 mais elle constitue un défi pour le maintien d'un dialogue actionnarial de qualité. Nous avons recommandé un certain nombre de bonnes pratiques et porté une attention toute particulière aux assemblées générales sensibles avec, en particulier, notre communication de ce dimanche 3 mai. Comme vous l'avez indiqué, monsieur le président, l'AMF a publié la semaine dernière une contribution consacrée à la question de l'activisme actionnarial, précisément dans le but de renforcer la qualité de ce dialogue actionnarial.

La question des dividendes a suscité des débats et des hésitations. Alors que les résultats de 2019 sont élevés et que des dividendes significatifs pouvaient être attendus – 67 milliards d'euros pour le SBF 120 –, la crise a remis en cause la politique de distribution. Il est probable qu' in fine le total des dividendes versés sera réduit de moitié, du moins en l'état actuel de nos informations.

J'en viens à la gestion d'actifs. Un peu plus de 10 000 fonds sont enregistrés en France, pour un peu moins de 2 trillions d'euros d'actifs, soit 11 % des fonds européens en incluant le Royaume-Uni et la Suisse. Les objectifs de gestion sont d'une grande diversité et la gestion d'actifs a dû faire face à de nombreux défis au cours de cette période. J'en relève deux principaux qui se sont souvent conjugués.

Le premier est celui de la bonne valorisation des actifs. La chute des valorisations a été brutale. Dans certains cas, les sociétés de gestion ont été confrontées à une absence de valorisation fiable en raison de l'inactivité de certains marchés. Ce fut évidemment le cas pour les actifs non cotés, mais aussi pour la partie courte de la courbe des taux et pour les obligations dites high yield.

Le second défi est celui de la liquidité. La liquidité des fonds a pu être délicate, en raison de retraits importants ou d'appels de marge réalisés pour couvrir, par exemple, l'évolution des positions sur instruments dérivés.

La gestion d'actifs en France a surmonté ces épreuves sans problème majeures. Les seuls retraits significatifs ont été enregistrés sur les fonds monétaires. Au-delà des retraits habituels de fin de trimestre des investisseurs institutionnels, on a enregistré des retraits de sociétés qui devaient réaménager leur trésorerie dans cette période de sous-activité et qui ont pu préférer les dépôts bancaires aux fonds monétaires, comme l'illustre la montée inédite des dépôts à vue des entreprises en mars. En quelques semaines, les retraits des fonds monétaires ont atteint 50 milliards d'euros, soit 13,5 % des encours. Les demandes ont été satisfaites. Les assurances concernant l'accès au crédit via les prêts garantis par l'État ainsi que la réouverture du marché obligataire primaire à la suite des annonces de la BCE ont stoppé le mouvement de retrait. On a même observé une collecte légèrement positive ces derniers jours.

L'AMF demeure mobilisée sur le suivi des fonds ouverts. Un débat se tient au niveau international sur les bons outils pour faire face au stress de liquidité et assurer l'égalité de traitement des porteurs.

Certains épargnants ont été désemparés par ces chocs, voyant la valeur de leur épargne diminuer brutalement et devant parfois se passer de dividendes. Ils ont pu être tentés par des placements alternatifs. Nous avons vu refleurir les offres frauduleuses. L'AMF a été contrainte de multiplier les alertes, largement relayées par les médias.

Le fait marquant de cette période est le regain d'attractivité de la bourse pour les particuliers. Pendant le confinement, de nombreux épargnants, plus jeunes et moins fortunés, sont entrés sur le marché. Il faudra attendre l'intéressement et la participation pour voir si cette évolution se confirme.

Le principal défi des prochains mois est le renforcement des fonds propres des entreprises. Le recours à la dette ne peut pas couvrir tous les besoins de financement, surtout quand une partie du besoin correspond à des pertes d'exploitation. Dans certains secteurs, il faudra revoir en profondeur le positionnement des entreprises et adapter leur politique d'investissement. La capacité des entreprises à mobiliser des fonds propres au-delà des ressources publiques est une des clés de ce rebond.

Ce défi constitue aussi une opportunité pour bâtir une croissance plus responsable. Juste avant la crise, l'AMF a pu finaliser sa doctrine concernant les produits financiers relatifs à des investissements socialement responsables (ISR) et à ceux prenant en compte des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). De ce point de vue, la confiance dans les marchés financiers est essentielle, c'est pourquoi l'AMF s'attache chaque jour à la renforcer.

Concernant les grandes évolutions à venir, il existe trois grandes lignes de force dangereuses dont il convient de modérer la portée.

Il s'agit, premièrement, de l'avènement d'une économie d'endettement. Chaque crise se traduit par une augmentation du taux d'endettement des acteurs économiques, alimentée par les politiques monétaires accommodantes mises en œuvre pour surmonter la crise puis pour soutenir la croissance économique. Cette évolution ne peut qu'accentuer la vulnérabilité de notre modèle de croissance.

La deuxième grande ligne de force est le repli national. Habituel en période de crise, il est particulièrement manifeste actuellement, et ce dans tous les domaines. L'absence de réponse européenne forte et cohérente apparaît de ce point de vue comme une occasion manquée. Dans le secteur financier, le repli national s'observe dans la composition des pools bancaires – les banques étrangères en sont absentes –, dans la difficulté à mener une politique commune en matière de distribution de dividendes, illustrée par les différences de traitement pour des entreprises similaires en France et en Allemagne, dans la difficulté à mener une politique commune sur les ventes à découvert, ou encore dans l'absence de mesures d'urgence au bénéfice des autorités européennes de supervision. Cela renforce la nécessité d'avoir une industrie financière forte au niveau national, à défaut d'en avoir une au niveau européen.

Troisièmement, la combinaison du repli national et des mesures de distanciation sociale aura un effet significatif sur les coûts de production, donc sur la rentabilité des activités économiques si la demande ne permet pas un ajustement par les prix.

Comment infléchir ces tendances ? En substituant des fonds propres à la dette partout où cela est possible, mais aussi en avançant vers une union des marchés de capitaux et vers une union bancaire en Europe. Une industrie financière européenne forte ne peut que renforcer notre capacité de résistance aux crises et notre capacité à financer nos activités économiques sans être dépendants d'acteurs non-résidents ou étrangers.

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