Selon Alexis de Tocqueville, sous l'Ancien régime, l'impôt avait pour objet d'atteindre non les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s'en défendre. Paradoxalement, cette remarque conserve sa pertinence en 2020. Depuis de trop nombreuses années, l'impôt perd en progressivité ; la création de la contribution sociale généralisée (CSG), la multiplication des dépenses fiscales et le poids croissant des prélèvements indirects altèrent les idéaux de justice fiscale que nos prédécesseurs ont placés au sommet de notre hiérarchie des normes.
J'ai interrogé des économistes et des organisations indépendantes afin d'identifier les conséquences de cette situation inéquitable qui affaiblit de jour en jour le consentement à l'impôt. Le constat est le suivant : après plusieurs décennies de réduction des écarts de niveau de vie, la France connaît depuis le début des années 2000 une progression lente et douloureuse des inégalités. En dépit de notre système redistributif, parmi les plus perfectionnés du monde, 1 % des foyers les plus fortunés concentre près d'un quart du patrimoine privé des ménages.
Depuis 2018, la pauvreté monétaire progresse à un rythme inquiétant, pour toucher 14,5 % de la population, et l'accroissement de ces inégalités est inexorable si nous demeurons dans l'inaction. Comme le démontre le Fonds monétaire international, les écarts de niveau de vie ne se résorberont pas spontanément sous l'effet de la croissance ; au contraire, ils mineront notre tissu économique et participeront à la dégradation des conditions d'existence du plus grand nombre, au profit de quelques-uns.
Le combat contre les inégalités n'est pas nouveau, il s'inscrit néanmoins dans un contexte bien particulier, celui de la crise sanitaire et de la récession économique qui s'annonce. Alors que les fragilités d'une grande partie de la population ont éclaté au grand jour depuis trois mois, le rôle de la puissance publique se révèle plus que jamais déterminant pour assurer la cohésion nationale et répondre aux besoins de celles et ceux qui risquent de basculer dans la précarité. Or, avec un déficit supérieur à 10 % selon les dernières prévisions et une dette publique s'élevant à 120 % du PIB, je crains que le Gouvernement ne choisisse de privilégier la rigueur à un renforcement des moyens publics.
Nous ne parviendrons pas à répondre aux défis qui se dressent devant nous en désarmant l'État : en conséquence, une juste contribution doit être demandée à nos concitoyens les plus fortunés. Cet effort, loin de relever d'une logique punitive ou revancharde, se justifie par un principe de solidarité nationale.
L'article 1er de cette proposition de loi prévoit de rétablir l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF) dans la forme qui était la sienne avant sa suppression, à la fin de l'année 2017.
En premier lieu, la suppression de l'ISF s'est fondée sur des présupposés erronés. Le Gouvernement souhaitait à l'époque inciter les particuliers à mobiliser leur épargne pour réaliser des investissements productifs. Or ces éléments de langage cèdent devant les faits : d'une part, le capital immobilier ne recouvre pas une épargne improductive, dans la mesure où le logement et la construction sont des secteurs économiques importants dans notre pays ; d'autre part, le capital mobilier n'est pas une épargne par essence productive – estimez-vous qu'un particulier plaçant son épargne dans un bon du Trésor américain investit dans l'économie réelle ? Les premiers travaux d'évaluation démontrent de surcroît qu'en 2018 seuls 29 % des contribuables ont consacré une partie du gain fiscal retiré de la suppression de l'ISF à l'investissement dans les entreprises. A contrario, 41 % d'entre eux indiquent avoir utilisé ces sommes pour alimenter leur épargne.
Par ailleurs, la suppression de l'ISF était censée empêcher l'exil des foyers les plus fortunés. Ces départs ne concernaient pourtant chaque année que 0,2 % des assujettis à l'ISF ; c'est certes regrettable, mais assez négligeable. Il faut donc cesser cette course au moins-disant fiscal, dont personne ne sort grandi.
En second lieu, la suppression de l'ISF a contribué à l'accroissement des inégalités. Du fait de son remplacement par l'impôt sur la fortune immobilière (IFI), l'indice de Gini a progressé de 0,6 % en France : 340 000 personnes, en grande majorité situées dans le dernier vingtile de niveau de vie, se sont partagé un gain de 3,4 milliards d'euros. Il convient donc de revenir sur cette réforme injuste et coûteuse pour les finances publiques.
Je précise que, dans un contexte d'urgence, je propose un rétablissement simple de l'ISF, qui ne purge pas ce dernier de tous ses défauts, au premier rang desquels son assiette fortement réduite : cette question devra être abordée lorsque les temps seront plus propices à des réformes d'ampleur.
L'article 2 de la proposition de loi porte sur la suppression du prélèvement forfaitaire unique (PFU). Les vices de ce dispositif sont du même ordre que ceux qui affectent l'IFI. Son efficacité économique, d'abord, n'a pas été établie. La réforme de 2018 reposait sur le présupposé qu'une réduction de la fiscalité sur les dividendes diminuerait le coût du capital supporté par les entreprises ; cette hypothèse n'a pas de fondement, car une hausse de l'imposition des dividendes incite les entreprises à allouer leurs bénéfices à l'augmentation de leur capacité d'autofinancement. L'Institut des politiques publiques a ainsi jugé la réforme du PFU « peu susceptible de conduire à une hausse de l'investissement privé ». Cette réforme a également conduit à une hausse des inégalités, les 5 % des ménages les plus aisés ayant capté l'essentiel des gains tirés de la mise en place du PFU.
Enfin, j'aimerais souligner que le coût de la réforme est encore largement sous-estimé. Conjugué à la baisse du taux d'impôt sur les sociétés, le PFU crée une distorsion économique majeure, dans la mesure où les taux marginaux d'imposition des revenus du capital et des revenus salariaux connaîtront un écart inédit de 13,4 points lorsque les bénéfices seront imposés à 25 %. Cette différence incitera les dirigeants d'entreprise à percevoir leurs revenus sous forme de dividendes. Gabriel Zucman estime donc qu'une fois achevée la montée en charge de la réforme de l'impôt sur les sociétés, le coût du PFU pour les finances publiques s'élèvera à 10 milliards d'euros par an.
Enfin, l'article 3 de la proposition de loi prévoit d'augmenter les taux applicables à la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus, pour les porter à 8 et 10 %. Ce prélèvement, en vigueur depuis 2012, a été créé pour mettre à contribution les plus fortunés, dans un contexte de redressement des finances publiques. L'urgence du moment nous invite à mobiliser de nouveau cet outil.
L'ensemble des dispositions que nous proposons permettrait de générer un surplus de recettes fiscales de l'ordre de 6 milliards d'euros. Vous l'aurez donc compris, cette proposition de loi n'est pas la panacée face à la crise. Plus modestement, je propose des mesures qui constituent une première étape salutaire pour restaurer une justice fiscale qui semble désormais faire défaut, et dont je souhaite qu'elles nous ouvrent la voie pour bâtir une société plus équitable et plus solidaire.
Pour relever les grands défis de ce monde de demain dont tout le monde parle, notamment dans le domaine de la santé ou de la sauvegarde de la planète, il faut mobiliser les moyens nécessaires et ne pas faire uniquement le pari de la croissance – sera-t-elle seulement au rendez-vous, et quand ? Pour faire face à la dette abyssale que nous creusons et qui risque de rimer avec rigueur et austérité pour le plus grand nombre, l'heure appelle la mobilisation de tous – je dis bien de tous.