Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du mercredi 10 juin 2020 à 11h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Pierre Moscovici, président du Haut Conseil des finances publiques :

Je suis heureux de vous retrouver : je connais bien cette commission pour y avoir siégé comme membre et y être venu à plusieurs reprises lorsque j'étais ministre de l'économie et des finances ou commissaire européen… à croire que mon destin était de rester ma vie durant à la commission des finances de l'Assemblée nationale ! Je veux vous assurer de mon entière disponibilité : la Cour des comptes, à équidistance de l'exécutif et du législatif, entretient un lien essentiel avec le Parlement et je veillerai à toujours à vous donner la priorité.

Cette présentation est mon premier acte en tant que Premier président de la Cour des comptes et, à ce titre, président du Haut Conseil des finances publiques, puisque c'est seulement quelques heures après que le Président de la République m'a confié cette responsabilité que le Haut Conseil a été saisi pour avis. Je veux souligner à quel point cette institution, à laquelle je suis particulièrement attaché, est une structure légère qui travaille vite et bien. Je l'ai portée sur les fonts baptismaux en 2012 lorsque j'étais ministre de l'économie et des finances ; tout au long de mon mandat de commissaire européen entamé en 2014, j'ai souhaité entretenir un dialogue étroit avec les institutions financières et budgétaires indépendantes. Le Haut Conseil m'a auditionné à deux reprises, au début du semestre européen et à sa conclusion. À Bruxelles, j'ai toujours veillé à ce que les avis du Haut Conseil, comme ceux de ses homologues européens, soient pris en compte par la direction générale des affaires économiques et financières (ECFIN) pour apprécier les trajectoires financières nationales. C'est nourri de cette expérience que je présiderai cette institution, placée au cœur de la gouvernance française des finances publiques et résolument orientée vers l'Europe.

Le Haut Conseil est chargé de veiller à la sincérité des prévisions macroéconomiques et de finances publiques établies par le Gouvernement. Son regard est aussi européen puisqu'il est compétent pour apprécier la cohérence de la trajectoire de finances publiques avec nos engagements européens.

Les finances publiques, la France, l'Europe, ce sont là des enjeux qui me sont chers et qui constituent le fil directeur de ma vie politique. Bien que celle-ci se soit achevée il y a une semaine avec ma nomination, je reste un acteur du débat public. Les liens entre nos institutions doivent se resserrer. Je vous le dis avec la sensibilité qui est la mienne, celle d'un ancien député, et avec conviction : il revient au Haut Conseil d'éclairer le législateur, cela fait partie de sa vocation. L'examen indépendant de la trajectoire des finances publiques est indispensable à la qualité et à la sincérité des prévisions gouvernementales sur lesquelles sont établis les textes financiers qui vous sont soumis.

Je m'attacherai dans les prochains mois à convaincre les pouvoirs publics de la nécessité de renforcer la portée des travaux du Haut Conseil ainsi que les moyens qui lui sont attribués – pour l'heure extraordinairement limités : deux équivalents temps plein. Il faut tirer pleinement profit de cette institution, qui représente une aide substantielle pour le Parlement. J'en ai parlé avec le Président de la République : nous devons renforcer les missions, le champ de compétences et les moyens du Haut Conseil, à l'image des institutions analogues de nos partenaires européens, autrement mieux dotées et aux compétences plus étendues.

Pour la troisième fois en moins de trois mois, le Haut Conseil rend un avis sur un PLFR. C'est un fait unique dans l'histoire budgétaire : depuis la mise en œuvre de la LOLF, jamais autant de PLFR n'ont été présentés à une cadence aussi élevée. Ces procédures exceptionnelles ne sauraient être critiquées : elles sont malheureusement le reflet de la crise sanitaire et économique, ainsi que de la très forte incertitude qui l'accompagne.

Les textes financiers ont dû être révisés à plusieurs reprises pour tenir compte des évolutions macroéconomiques et des mesures décidées par les pouvoirs publics, dans une situation totalement imprévisible. Les ajustements apportés par les deux précédentes LFR sont très significatifs. Ce troisième projet de loi révise la croissance de trois points de PIB, le déficit de plus de deux points, la dette de plus de cinq points. En seulement trois mois, les modifications apportées à la trajectoire macroéconomique et des finances publiques sont massives et inédites. Entre la loi de finances initiale et ce troisième PLFR, les prévisions se sont dégradées de plus de douze points de croissance, de neuf points de déficit public et de vingt-deux points de dette – c'est dire l'ampleur du choc.

Cette crise est sans doute la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale. Les mesures de confinement prises dans le monde entier pour freiner la pandémie ont conduit à une récession d'une ampleur inédite. Les effets de la crise se sont fait ressentir dès le premier trimestre avec des baisses de PIB de 9,8 % en Chine, de 1,3 % aux États-Unis, de près de 4 % dans la zone euro par rapport au quatrième trimestre 2019. Dans la plupart des pays, la chute de PIB s'annonce nettement plus forte au deuxième trimestre, des pans entiers de l'économie ayant été mis à l'arrêt. Les prévisionnistes auditionnés par le Haut Conseil attendent un rebond de l'activité au second semestre, mais, en dépit de la réaction rapide des politiques économiques, tant nationales qu'européennes, la baisse de PIB devrait être très marquée sur l'ensemble de l'année 2020. Dans l'une de ses toutes dernières prévisions, la Banque centrale européenne (BCE) estimait que le PIB de la zone euro se contracterait au total de 8,7 % en 2020. Nous n'avons pas encore intégré les dernières estimations de l'OCDE.

La France n'échappe pas à la profonde récession qui a gagné l'ensemble de nos partenaires : après une baisse de 5,3 % du PIB enregistrée au premier trimestre, le pays connaîtrait un recul de près de 20 % du PIB au deuxième trimestre selon l'INSEE. Depuis un mois, les effets du déconfinement ont permis un redémarrage, encore très partiel, de l'économie ; le rebond de l'activité devrait se poursuivre au cours du second semestre. Toutefois, selon l'avis concordant du Haut Conseil et des prévisionnistes, la reprise ne devrait pas permettre d'ici à la fin de l'année un retour au niveau d'activité de la fin 2019 : cela devrait prendre deux ans selon la Banque de France.

Contrairement au scénario présenté dans le deuxième PLFR, le Gouvernement ne fait pas l'hypothèse d'un retour à la normale rapide. Il prévoit ainsi que l'activité restera au second semestre nettement en dessous de son niveau de fin 2019. Dans l'hypothèse où il n'y aurait pas de deuxième vague massive, où l'état d'urgence serait levé le 10 juillet et où les restrictions aux déplacements internationaux seraient progressivement levées, le Gouvernement prévoit un recul du PIB de 11 % cette année, ce qui correspond également à la prévision de l'OCDE.

Le Haut Conseil note que des aléas aussi bien positifs que négatifs peuvent encore peser sur l'activité. Le risque d'une résurgence de l'épidémie ne peut pas être totalement écarté ; la dégradation de la situation financière de nombreuses entreprises pourrait provoquer un surcroît de faillite et entraîner un repli de l'investissement encore plus marqué que celui prévu par le Gouvernement. La prévision pourrait cependant être améliorée car les mécanismes de soutien mis en place par les pouvoirs publics, comme l'activité partielle ou les exonérations sectorielles de cotisations, pourraient accélérer le rebond de l'activité. Le troisième PLFR fait l'hypothèse que l'épargne contrainte constituée par les ménages pendant le confinement ne sera pas consommée au cours du second semestre 2020. Si cette épargne, estimée à 100 milliards d'euros par le PLFR, venait à être partiellement utilisée, le surcroît de consommation pourrait laisser espérer une chute du PIB moins forte. Le Haut Conseil a considéré que la prévision du Gouvernement d'un recul de l'activité de 11 % en 2020 était « prudente ».

Le Haut Conseil a examiné le scénario d'inflation et d'emploi du Gouvernement. Sous l'effet du repli du prix des matières premières et du recul de la demande globale, l'inflation reculerait en 2020 pour s'établir selon le PLFR à 0,4 %. Compte tenu de l'ampleur attendue de la récession, le Haut Conseil considère que cette prévision pourrait se révéler encore trop élevée en 2020. Elle serait compatible, en revanche, avec une reprise de l'activité nettement plus forte que prévue par le Gouvernement.

Par ailleurs, le troisième PLFR prévoit un recul important de l'emploi total : un million d'emplois pourraient être perdus fin 2020 par rapport à la fin 2019. Cette prévision suppose que les destructions d'emplois seront limitées par le dispositif d'activité partielle. Le Haut Conseil estime que le niveau de l'emploi pourrait être un peu plus élevé que celui prévu par le Gouvernement.

Le troisième PLFR pour 2020 révise la trajectoire de finances publiques pour prendre en compte la dégradation des hypothèses macroéconomiques mais aussi les nouvelles mesures de soutien. Ce PLFR relève également le montant prévisionnel de certaines mesures de soutien déjà mises en œuvre, pour lesquelles le Haut Conseil avait noté des risques de dépassement dans son avis précédent, en particulier l'activité partielle et le fonds de solidarité en faveur des petites entreprises. Autrement dit, ce PLFR repose sur des prévisions plus réalistes pour les mesures de soutien que celles décidées auparavant.

La prévision de déficit du Gouvernement s'établit désormais à 11,4 points de PIB, un niveau là encore jamais atteint depuis la Seconde Guerre mondiale. La dégradation est considérable : 9,2 points de PIB par rapport à la LFI et 2,3 points par rapport à la deuxième LFR.

Les prévisions de recettes sont une nouvelle fois significativement abaissées. Le Gouvernement retient un recul des prélèvements obligatoires équivalent à celui du PIB, ce qui correspond à une élasticité au PIB des prélèvements obligatoires de 1. Nous considérons qu'il est possible d'atteindre un tel niveau de prélèvements obligatoires, mais la prévision paraît toutefois entourée d'aléas négatifs sur l'impôt sur le revenu et sur les prélèvements sociaux, dont les prévisions n'ont pas été modifiées en dépit de la dégradation du scénario macroéconomique.

S'agissant des dépenses, le troisième PLFR révise à la hausse le montant des dépenses exceptionnelles, qui passe de 42 à 57 milliards d'euros. Cette enveloppe inclut notamment une hausse de 11,5 milliards d'euros des crédits du budget général de l'État, qui se traduit par l'ouverture de crédits supplémentaires pour l'activité partielle ainsi que par divers dispositifs sectoriels en faveur de l'automobile, de la culture ou de la presse. Dans le périmètre des administrations de sécurité sociale, ces dépenses supplémentaires recouvrent principalement les surcoûts liés à l'assurance chômage, tandis que la prévision de dépenses d'assurance maladie demeure inchangée. Ce surcroît de dépenses est une composante du plan d'ensemble de 133,5 milliards d'euros, qui intègre 76,5 milliards de mesures sans effets sur les soldes publics. En outre, le soutien du Gouvernement prend aussi la forme de garanties de prêts aux entreprises pouvant atteindre 327 milliards d'euros.

Dans l'ensemble, le Haut Conseil considère que des aléas à la hausse et à la baisse peuvent influer sur les recettes et les dépenses des administrations publiques. Des évolutions macroéconomiques plus favorables pourraient rehausser les recettes publiques et limiter à due concurrence le creusement du déficit. De l'autre côté, les mesures de soutien à l'activité annoncées par le Gouvernement, notamment les plans sectoriels et de relance, n'ont pas toutes été traduites dans ce PLFR. De surcroît, une partie des mesures que le Gouvernement considère comme n'ayant pas d'effets directs sur le solde pourraient finalement avoir un impact sur le déficit dès cette année.

La cohérence de la prévision de solde structurel du Gouvernement avec les orientations pluriannuelles s'apprécie au regard de la trajectoire de solde structurel, c'est-à-dire le solde public corrigé des fluctuations conjoncturelles et des mesures ponctuelles et temporaires. Le troisième PLFR a révisé les estimations de déficit structurel à 2,2 points de PIB en 2019 et 2020 contre 2 points dans le précédent PLFR ; le Gouvernement tient ainsi compte des modifications apportées par l'INSEE à l'estimation du PIB sur les années 2007 à 2019.

Cette révision me conduit à formuler deux observations.

S'agissant des années 2018 et 2019, le déficit structurel cumulé est supérieur d'un peu moins de 0,4 point à l'objectif fixé en loi de programmation. Cet écart reste inférieur au seuil de déclenchement du mécanisme de correction, à 0,5 point, mais il est supérieur à celui estimé dans le projet de loi de règlement pour 2019, actuellement examiné en première lecture. En cela, l'avis du Haut Conseil sur ce PLFR actualise l'avis émis sur le projet de loi de règlement.

S'agissant de 2020, nous relevons que le déficit structurel de 2,2 points de PIB, tel qu'estimé par le Gouvernement, s'écarte cette fois de 0,6 point de PIB de la trajectoire prévue par la loi de programmation. Cet écart, s'il était confirmé lors de l'examen du projet de loi de règlement de 2020 par le Haut Conseil au printemps 2021, conduirait au déclenchement du mécanisme de correction.

Je me permets ici d'ouvrir une parenthèse qui n'est pas sans lien avec mes responsabilités antérieures. À l'automne dernier, la Commission européenne avait conclu que le projet de budget français pour 2020 était en risque de non-conformité avec le pacte de stabilité et de croissance. En effet, la LFI est construite sur un ajustement structurel quasi nul, alors même que l'objectif de réduction annuelle des déficits structurels requis par nos règles de gouvernance est de 0,5 point de PIB, soit environ 15 milliards d'euros. Cette estimation vaut ce qu'elle vaut, tant il est vrai que le pacte de stabilité de croissance est de facto suspendu et que chacun sait – je l'avais proposé quand j'étais commissaire – qu'une révision en profondeur de celui-ci est nécessaire. Je me devais néanmoins de souligner que la trajectoire prévue avant même la crise sanitaire s'écartait déjà de nos engagements européens.

Le Haut Conseil considère que le déficit structurel pourrait en outre se révéler plus élevé que prévu dans ce troisième PLFR. Deux éléments sous-tendent notre appréciation. D'une part, certaines des dépenses liées à la crise sanitaire, considérées comme temporaires par le Gouvernement, pourraient être prolongées au-delà de 2020. Si ces dépenses ne devaient pas être considérées comme des mesures de « one-off » à Bruxelles, cela aurait pour conséquence mécanique de détériorer le solde structurel.

D'autre part, l'évaluation du PIB potentiel risque d'être revue à la baisse. Le PIB potentiel, qui correspond à la capacité de production soutenable d'une économie, est au cœur du mandat du Haut Conseil ; il est un repère indispensable lorsque l'on calcule le solde structurel. Une révision à la baisse du PIB potentiel impliquerait une dégradation du déficit structurel. Or la hausse du chômage pourrait entraîner des pertes de capital humain massives, tandis que la hausse des faillites d'entreprises et la baisse des investissements devraient affecter les capacités de production. Il existe un risque que la productivité ressorte affaiblie de la crise, en raison notamment de la mise en œuvre des mesures de protection sanitaire. Le solde structurel pourrait donc s'éloigner davantage encore que prévu de la trajectoire programmée.

Je terminerai mon propos par un constat et par un message.

Le constat porte sur le niveau de dépenses : le Gouvernement prévoit pour 2020 une augmentation de 6,4 % des dépenses publiques par rapport à 2019. Jointe à la baisse du PIB, cette progression exceptionnellement forte conduirait le niveau de dépenses publiques à 63,6 % du PIB – un niveau jamais atteint au cours de ces soixante-dix dernières années.

Le message, cela ne vous surprendra pas, a trait à la dette publique. Le troisième PLFR révise la prévision de dette publique rapportée au PIB de plus de 5 points par rapport au précédent, et de 22 points par rapport à la LFI, pour la porter à plus de 120 points de PIB. Depuis la création de l'euro en 1999 et jusqu'à l'an dernier, un tel niveau n'avait été atteint au sein de la zone euro que par très peu de pays. Le niveau de la dette se dégrade partout dans la zone euro. Nous savons que les conditions de financement de la dette sont extrêmement favorables, notamment grâce à l'action résolue de la BCE : cela implique que nous relativisions nos jugements sur la dette publique. Il n'en demeure pas moins, et je suis certain que le rapporteur général sera d'accord avec moi, que cette hausse massive, qui s'ajoute à une croissance quasi ininterrompue depuis dix ans, maintient la dette à un niveau extrêmement élevé. In fine, la dette devra être remboursée. Cette situation fragilise la soutenabilité à moyen terme de nos finances publiques. Elle requiert vigilance et intelligence collective pour traiter de cette question dans les années à venir.

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