Intervention de Gilles Andréani

Réunion du mercredi 15 juillet 2020 à 11h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Gilles Andréani, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes :

Le 11 juillet 2019, votre commission a demandé à la Cour des comptes de conduire une enquête sur les moyens consacrés à la lutte contre le terrorisme d'inspiration islamiste, à l'exclusion des autres branches, en consacrant une attention particulière à l'administration pénitentiaire et à la question des détenus radicalisés.

Si certains dispositifs particuliers peuvent encore être renforcés, la Cour estime que l'État s'est doté des moyens nécessaires à la lutte contre le terrorisme, et les a mis en œuvre de façon articulée et cohérente.

Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a structuré ses investigations autour de cinq thématiques : la première est consacrée aux dispositions législatives et réglementaires mises en place depuis 2015 ; la deuxième aux moyens budgétaires et humains dont ont été dotés les services au titre, notamment, des plans de lutte antiterroristes (PLAT) ; la troisième aux actions de prévention et de coercition menées ; la quatrième à la poursuite des auteurs de faits de terrorisme ; la dernière traite des sanctions et du suivi des détenus libérés.

Premier constat, les moyens législatifs et réglementaires ont été considérablement renforcés. Amorcée après les attentats de 1985-1986, la spécialisation de la justice antiterroriste s'est poursuivie, tout en se centralisant tant du point de vue des enquêtes que de l'instruction, avec la création, en juillet 2019, du parquet national antiterroriste et la spécialisation de juges d'instruction du tribunal judiciaire de Paris.

Les magistrats, majoritairement spécialisés et formés, ont été dotés de pouvoirs d'investigation étendus : extension du régime de garde à vue et possibilité de reporter l'accès à un avocat. Les pouvoirs d'enquête de la police judiciaire ont également été renforcés pour permettre le recours à plusieurs techniques spéciales d'enquête, telles que les opérations d'infiltration.

Les peines prévues pour l'infraction d'association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste, dont les contours sont très larges, ont été considérablement alourdies par la loi du 21 juillet 2016.

La loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite loi SILT, qui a prorogé certaines prérogatives accordées aux autorités administratives dans le cadre de la mise en œuvre de l'état d'urgence, constitue l'évolution la plus marquante du cadre juridique de la lutte contre le terrorisme. Elle conduit à la mise en œuvre de nouvelles mesures de police administrative exceptionnelles, dérogatoires aux conditions juridiques normales de protection des libertés individuelles : mise en place de périmètres de protection ; fermeture des lieux de culte ; mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance ; visites domiciliaires. Leur prorogation au-delà du 31 décembre 2020 dépend d'une évaluation par le Parlement. La mission d'évaluation des lois créée par la commission des lois du Sénat a déjà conclu à leur efficacité en mars 2020.

Le plan d'action de 2015 pour lutter contre le financement du terrorisme a amélioré la traçabilité des opérations financières liées aux actes de terrorisme. Il a été complété par un système de régulation des crypto-monnaies en novembre 2019, et d'autres mesures restent à l'étude pour mieux contrôler les éventuels flux de financement du terrorisme.

Le régime de l'usage des armes à feu a été revu pour s'adapter aux tueries de masse et aux périples meurtriers, dont les attentats autour du Bataclan sont un exemple tragique, et pour sécuriser la situation des forces de l'ordre en leur permettant d'intervenir sans équivoque juridique dans ces situations.

Au total, le volet législatif et réglementaire dont s'est dotée la France pour réprimer la préparation, l'exécution ou le financement d'actes terroristes a été régulièrement renforcé depuis 2015. Ce mouvement législatif quasiment continu aboutit à un des régimes répressifs les plus solides et complets d'Europe.

Deuxième constat, les moyens budgétaires et humains des services impliqués ont été renforcés de manière significative. Entre 2015 et 2017, le Gouvernement a lancé six plans de lutte antiterroriste qui ont accru les moyens des ministères de l'intérieur et de la justice. Le ministère de la justice a bénéficié en outre du Plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme (PART), adopté en 2017. Pour le ministère de l'intérieur, trois autres plans, adoptés au cours de la période 2015-2017, ne visaient pas spécifiquement le renforcement des moyens alloués à la lutte antiterroriste mais s'inscrivaient dans la même dynamique d'augmentation des effectifs et de rééquipement de la police et de la gendarmerie.

En parallèle, à la suite des attentats de 2015, deux conseils de défense et de sécurité nationale ont inversé la tendance en matière de crédits militaires. Cet effort significatif s'est traduit en 2018 par une atténuation considérable des réductions d'effectifs prévues par la loi de programmation militaire (LPM) en vigueur, puis par une reprise des recrutements nets dans le cadre de la programmation 2019-2025. Ces recrutements supplémentaires ont été principalement consacrés aux moyens et services concourant directement à la lutte antiterroriste.

Ces différentes mesures ont inversé la trajectoire de réduction d'emplois mise en œuvre à la suite de la Révision générale des politiques publiques, pour reprendre une politique de recrutement. Les effectifs de la police et de la gendarmerie se sont ainsi accrus de 5 % entre 2014 et 2017, soit 13 000 personnes. D'ici 2022, environ 7 000 équivalents temps pleins (ETP) supplémentaires devraient être affectés à la police nationale et 2 500 à la gendarmerie, en plus de ceux qui viennent d'être mentionnés, dans le cadre du plan de 10 000 recrutements supplémentaires voulu par le Président de la République.

Au sein du ministère des armées, les réductions d'effectifs ont été atténuées, passant de 33 675 à 4 357 personnes entre 2014 et 2019. La LPM 2019-2025 prévoit 3 000 créations nettes d'emploi, qui devraient bénéficier en priorité aux services et unités directement impliqués dans la lutte contre le terrorisme.

Les moyens ainsi dégagés ont bénéficié plus particulièrement aux services de renseignement des ministères de l'intérieur et des armées, qui ont compté 2 200 emplois supplémentaires, soit une augmentation de l'ordre de 20 %. Les effectifs des unités spécialisées – RAID, GIGN, forces spéciales des armées – ont augmenté dans une proportion identique, soit plus de 1 100 personnes. Les forces terrestres ont également été renforcées et la force opérationnelle terrestre disponible a vu ses effectifs passer de 68 000 soldats à plus de 75 000. L'utilisation des ressources nouvelles a donc été conforme aux souhaits exprimés.

Au ministère de la justice, le recrutement de plus 1 200 personnes supplémentaires a largement bénéficié au service du renseignement pénitentiaire, qui a vu ses effectifs passer de 27 en 2014 à 329 en 2020. Même quand ces nouveaux effectifs n'ont pas été affectés à la lutte antiterroriste, l'allégement des charges pesant sur les services a été bénéfique.

S'agissant des équipements, les Plans anti-terroriste (PLAT) de 2015 et 2016 ont permis de redresser une situation dont nous faisons régulièrement état dans les notes d'exécution budgétaire. Ils ont mis fin à une dégradation spectaculaire des conditions d'équipement des forces de sécurité, représentant un effort budgétaire de près de 800 millions d'euros sur trois ans. Ils ont permis de financer l'achat de fusils d'assaut et de gilets pare-balles et de contribuer au redressement d'une situation dramatiquement compromise. Lors de chaque examen de l'exécution du budget des forces de sécurité publique, la Cour met en garde contre la détérioration de ce financement. La priorité donnée au recrutement et à la revalorisation salariale des forces de police et de gendarmerie a un effet d'éviction sur le matériel, qui s'est manifesté à nouveau en 2017 et va en s'accentuant, puisque les crédits votés en loi de finances initiale pour 2020 sont de 16 % inférieurs aux crédits exécutés en 2019 dans ce domaine.

Au ministère de la justice, les nouveaux crédits n'ont pas permis de corriger la dégradation des conditions d'incarcération alors que des aménagements spéciaux sont nécessaires pour les détenus pour faits de terrorisme ou radicalisés, notamment afin de réaliser des quartiers séparés et des quartiers d'isolement.

S'agissant des armées, les lacunes constatées, notamment en novembre 2016 à l'occasion de la communication à la commission des finances du Sénat relative aux opérations extérieures de la France, n'ont été que très partiellement corrigées. Malgré l'arrivée des avions ravitailleurs ou l'acquisition de systèmes de drones Reaper, la France continue à dépendre de ses alliés pour ses opérations extérieures, notamment en matière de transport aérien et de renseignement ainsi que pour certaines capacités de soutien.

Les moyens affectés à la lutte contre le terrorisme ont bien été augmentés, les effectifs concernés des principaux ministères engagés dans cette lutte ont été renforcés, qu'il s'agisse des services déployés sur le terrain ou des services de renseignement. La vigilance demeure toutefois de mise à propos des crédits d'équipement de ces forces.

Troisième constat : ces moyens ont permis la mise en œuvre de nouvelles stratégies pour identifier de potentiels auteurs d'attentat, prévenir leur passage à l'acte ou y répondre.

À côté des actions visant à juguler la propagande, l'apologie ou le financement du terrorisme, les pouvoirs publics ont développé des actions de prévention destinées à identifier les personnes susceptibles de commettre des actes terroristes ou de se radicaliser, afin de prévenir leur passage à l'acte.

Dans les départements, les groupes d'évaluation départementale (GED) ont été mis en place pour partager l'information entre services concernés et inventorier les personnes radicalisées. L'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) coordonne ces efforts au niveau central et nourrit le fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT).

Les mesures administratives permises par la loi SILT ont été largement utilisées. Depuis son adoption, 528 périmètres de protection ont été instaurés, 7 lieux de culte fermés, 294 mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance prises, 167 visites domiciliaires et 97 saisies effectuées. Elles ont rarement été invalidées par le juge administratif.

Des politiques de prévention en milieu ouvert ont été mises en place, notamment sous l'égide du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Le bilan qu'en dresse la Cour est circonspect.

De nouveaux moyens ont permis de mieux surveiller le territoire : rétablissement des contrôles aux frontières, élargissement de l'usage des données PNR – passenger name record – et opération Sentinelle. Celle-ci a atteint son apogée en 2016, lorsque 7 800 soldats étaient déployés quotidiennement. L'opération a depuis été ramenée à des dimensions plus modestes – 4 000 soldats – pour s'adapter à l'évolution de la menace et alléger la pression que cette opération faisait peser sur les militaires concernés.

Le niveau de coordination entre les forces de sécurité intérieure et l'opération Sentinelle pourrait être amélioré dans le cadre du schéma national d'intervention du ministère de l'intérieur. Les forces de sécurité publique ignorent encore trop souvent le fonctionnement et les limites géographiques et fonctionnelles du dispositif Sentinelle.

Le schéma national d'intervention repose sur les unités d'intervention dites intermédiaires, principalement constituées des brigades anti-criminalité (BAC) de la police et des pelotons de surveillance et d'intervention gendarmerie (PSIG) de la gendarmerie, dont le maillage couvre tout le territoire. Elles peuvent intervenir avant l'arrivée des forces d'intervention, RAID et GIGN, elles-mêmes réparties sur le territoire. La Cour a relevé un doublon dans ces affectations. Des rationalisations pourraient être apportées à ce schéma, qui pourrait inclure la sécurité civile et les unités d'enquête spécialisées dans les cas de tueries de masse.

L'engagement des forces françaises dans certaines opérations extérieures est lié à la lutte contre le terrorisme, bien qu'aucune opération extérieure (OPEX) ne soit purement antiterroriste. Dans les nomenclatures du ministère de l'intérieur, au moins deux OPEX majeures – Chammal et Barkhane – relèvent de cette catégorie. Trois opérations de moindre ampleur ont aussi à voir avec la lutte antiterroriste. Il est très difficile d'isoler le volet antiterroriste parmi les objectifs de ces missions. Dans le cas de l'opération Barkhane, la plus lourde, déployée à la demande des cinq États du G5 Sahel, le volet antiterroriste s'accompagne d'une nécessaire montée en puissance des forces locales et de la restauration de la souveraineté des États. Il s'agit d'une mission de stabilisation inscrite dans la durée, dont les objectifs s'étendent bien au-delà de la lutte antiterroriste.

Quatrième constat : les services d'enquête spécialisés et le parquet ont eu à faire face à un nombre croissant d'affaires, pour lesquelles ils ont utilisé les possibilités offertes par la législation.

Les enquêtes sur les faits de terrorisme sont menées par la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). La cosaisine des services d'enquête est systématique : direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) ou direction régionale de la police judiciaire (DRPJ) lorsque l'enquête se déroule dans le ressort de la préfecture de police.

À l'apogée de la mobilisation des services de la préfecture de police, la section antiterroriste de la brigade criminelle représentait plus de la moitié de ses effectifs. Les moyens consacrés à ces enquêtes ont été importants, et les procédures se sont multipliées, tant en raison de la commission d'actes terroristes que du fait de la politique consistant à systématiquement poursuivre les individus partis pour la zone irako-syrienne. Depuis 2015, la SDAT a traité 325 affaires et les services territoriaux de la DCPJ en ont traité 1 768, en grande majorité pour faits d'apologie du terrorisme.

La diminution constatée au cours des deux ou trois dernières années du nombre d'affaires nouvelles appelle un rééquilibrage des effectifs et des moyens vers le droit commun, tout en conservant l'expertise acquise et une capacité de remontée en puissance en cas de nouvelle attaque terroriste d'ampleur.

La spécialisation de la justice pour le traitement des faits de terrorisme a été parachevée avec la création du parquet national antiterroriste en juillet 2019, et la création, au sein de la sixième chambre correctionnelle, d'une section spécialisée dans les affaires de terrorisme. Les délais de traitement des dossiers ont été considérablement réduits, ils se comptent en quelques mois pour les affaires de terrorisme les plus simples.

Le durcissement de la politique pénale à partir de janvier 2015 a eu pour effet d'orienter davantage de dossiers vers les cours d'assises, en raison de la criminalisation de l'infraction d'association de malfaiteurs en vue de commettre un acte terroriste. En conséquence, les cours d'assises connaissent une certaine surcharge. Ce durcissement de la politique pénale a entraîné le prononcé de peines de prison souvent supérieures à dix ans. En parallèle, les mesures d'aménagements de peine ont été réduites sur le fondement de la loi du 21 juillet 2016.

Cinquième constat : après des hésitations compréhensibles, la stratégie pour le traitement des détenus pour faits de terrorisme ou radicalisés semble mieux définie. La libération dans les années qui viennent de plus de 2 000 détenus pour faits de terrorisme ou radicalisés, et leur suivi, constituent cependant un défi d'ampleur pour les pouvoirs publics.

Les services de l'administration pénitentiaire ont dû faire face à un nombre croissant de détenus pour faits de terrorisme, d'autant plus complexes à gérer que nombre d'entre eux entendaient faire du prosélytisme. L'administration pénitentiaire a hésité sur la meilleure stratégie à mettre en œuvre pour les 534 détenus pour faits de terrorisme islamique et les 853 détenus de droit commun considérés comme radicalisés : disperser la population concernée avec un risque de prosélytisme accru ou la regrouper au risque de créer des foyers de dangerosité en milieu carcéral.

Elle a d'abord opté pour le regroupement des détenus les plus radicalisés au sein d'unités de prévention du prosélytisme, expérience à laquelle il a été mis fin après l'attaque de deux surveillants par un détenu en septembre 2016, à la maison d'arrêt d'Osny. Elle a alors adopté une stratégie mixte, qui repose sur l'évaluation des détenus pour faits de terrorisme pendant quinze semaines au sein de quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER), avant de décider de leur affectation : soit en détention ordinaire au sein de 79 établissements ciblés, lorsque la radicalisation n'est pas avérée ; soit dans des quartiers de prise en charge de la radicalisation (QPR) pour les détenus considérés comme radicalisés ; soit dans des quartiers d'isolement (QI) pour les profils les plus violents. Pour la mise en œuvre de ce dispositif, 354 places de détention étanches ont été créées : 117 places en QI, 104 en QER et 74 en QPR.

Cette stratégie est trop récente pour être évaluée. Si les 488 individus majeurs faisant l'objet de mandats d'arrêt et actuellement dans la zone irako-syrienne devaient revenir en France, la question des capacités d'accueil de ces personnes en QER et QPR se poserait.

La situation des mineurs soulève un conflit de juridictions spécialisées entre la justice des mineurs et la justice antiterroriste, jusqu'ici résolu en faveur de la première. Les possibilités d'incarcération des mineurs ayant participé à des actions violentes, ou de placement en famille d'accueil des autres, sont notoirement insuffisantes.

Enfin, la sortie de prison de 328 détenus condamnés pour faits de terrorisme et de 2 212 détenus radicalisés entre 2018 et 2022 – auxquels il conviendrait d'ajouter ceux qui ont été libérés avant 2017 – constitue un défi pour les services qui seront chargés d'assurer leur suivi dans la durée. Au-delà de leur suivi par l'UCLAT et les GED, les détenus libérés font désormais dans leur quasi-totalité l'objet de mesures de sûreté prononcées par les juges d'application des peines : le suivi post-peine ou la surveillance judiciaire pour les condamnés pour des faits de terrorisme. Les services judiciaires seront mis à rude épreuve pour faire face à cet afflux. La Cour estime que, sur cet aspect de la lutte antiterroriste, les moyens devraient être accrus.

Il n'était pas demandé à la Cour de juger de l'efficacité de cette politique, mais de faire l'inventaire des moyens, d'étudier leur mise en place et leur articulation. Notre conclusion est positive, tant au regard du volume des moyens que de leur affectation aux priorités annoncées et de leur articulation au service de la lutte contre le terrorisme, spécifiquement le terrorisme d'inspiration islamiste.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.