La Cour ne recommande pas l'élaboration d'un document budgétaire unique sur la politique transversale de lutte contre le terrorisme. Dans leur grande majorité, les moyens utilisés sont à double usage et servent d'autres objectifs. Il nous a fallu du temps pour dresser un bilan imparfait, je n'encourage pas à refaire le même exercice tous les ans.
La lutte contre le terrorisme est l'une des sept missions assignées aux services de renseignement, à côté notamment de la lutte contre la subversion, la pénétration par des puissances étrangères, le contre-espionnage. Le mode d'exécution budgétaire de ces services ne leur permet pas de mettre un chiffre en face de ces sept missions, et il est inutile de leur demander. Pour les moyens de la mission Défense, nous aboutirions à un casse-tête épouvantable. Quelle part du budget de nos opérations extérieures donner à la lutte contre le terrorisme par rapport aux autres objectifs, alors que la mission évolue au cours du temps ?
En revanche, la définition d'indicateurs mérite d'être creusée. Mais le problème est complexe : si nous affectons beaucoup de moyens à la lutte contre le terrorisme, nous allons détecter beaucoup de cas : non des actes terroristes sanglants en passe d'être exécutés, mais des cas d'apologie ou d'associations de personnes en vue de commettre un acte terroriste. Il n'est donc pas sûr que le nombre de signalements soit un indicateur d'efficacité, il dépend des efforts des services chargés de nourrir ce fichier.
En revanche, nous pourrions chercher à distinguer l'origine des signalements dans le fichier, pour estimer si les GED font bien leur travail. Le nombre d'affaires dont sont saisis les juges, rapporté au nombre de personnes condamnées, offre également une forme de mesure de l'efficacité. Enfin, s'agissant de la pénitentiaire, la qualité du suivi peut se mesurer au taux de récidive, sachant qu'en matière pénale l'évaluation de la récidive se heurte à la définition complexe de cette dernière : doit-elle correspondre à une incrimination strictement identique ou non ? La question se pose en matière de délinquance et de criminalité, au-delà du seul champ du terrorisme. D'une certaine manière, l'indicateur ultime en matière de terrorisme pourrait être le nombre d'attentats ou d'actions violentes déjoués, mais ce sont des données dont les détails sous-jacents ne sont évidemment pas communiqués.
Monsieur Labaronne, vous m'avez interrogé sur le plafond d'emplois. Cela induit deux questions : ce plafond est-il atteint ? Y a-t-il des difficultés de recrutement ? Comme vous le savez, pour beaucoup de programmes budgétaires ou beaucoup d'établissements publics, les plafonds d'emplois ne sont plus un référentiel de gestion pertinent car ils sont trop élevés ; à cet égard, on ne peut que souscrire à l'opération de sincérisation de ces plafonds à laquelle s'est attelé le ministère du budget.
Il est donc beaucoup plus efficient d'examiner les difficultés rencontrées en matière de recrutement, indépendamment du plafond d'emplois. Selon moi, il ne fait aucun doute que la première de ces difficultés trouve sa source dans les politiques de stop and go consistant à supprimer 13 000 emplois dans les forces de sécurité à un moment donné, pour en créer à nouveau 13 000 quelque temps plus tard.
Cela met à l'épreuve les systèmes de recrutement et de formation, en drainant vers des écoles, dont la capacité d'accueil a été dimensionnée pendant les périodes de réduction d'effectifs, trop d'élèves, parfois insuffisamment sélectionnés. C'est flagrant au ministère des armées où non seulement le taux de sélection baisse mais où l'armée de l'air a dû, ces dernières années, doubler ses recrutements par rapport à ce qui était inscrit dans la précédente loi de programmation militaire. On ne gère pas des recrutements de la sorte, ne serait-ce que parce que les viviers ne sont pas inépuisables.
Au-delà de ce premier facteur global, il existe également des difficultés plus spécifiques, sur lesquelles je n'insiste pas car elles sont connues : manque d'attractivité de la région parisienne pour les jeunes policiers, pénurie de candidats dans certaines spécialités comme le cyber ou l'informatique, pour lesquelles l'administration est en concurrence avec le secteur privé. Quoi qu'il en soit, ce sont des problèmes qui restent marginaux par rapport aux effets massifs du stop and go, dont pâtissent les recrutements dans la fonction publique. Cela relève naturellement de décisions gouvernementales qui nous dépassent, mais un lissage de ces recrutements permettrait qu'ils soient mieux organisés et de meilleure qualité.
En ce qui concerne le SNEAS, les chiffres que nous donnons dans le rapport – 320 000 enquêtes pour 23 agents en 2018, et un peu plus d'un million d'enquêtes pour 69 agents en 2019 – sont à première vue dramatiques. Cela étant, les quatre cinquièmes de ces enquêtes concernent les détentions d'armes à feu. Les enquêtes de recrutement proprement dites ou celles concernant des agents déjà en place sont les plus essentielles, et l'on reste très loin d'effectifs qui permettraient un travail sérieux, sachant que chaque agent a effectué en moyenne 13 000 enquêtes en 2018 et 23 000 en 2019, ce qui, au-delà de la consultation rapide des fichiers, ne leur permet pas d'exercer leur mission de manière satisfaisante.
Il existe néanmoins pour certains secteurs très spécifiques et très protégés, des services d'enquête préalable spécialisés, comme la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), au ministère de la défense, dont la charge de travail rapportée au nombre d'agents a, elle, plutôt baissé durant la période, puisque ses effectifs ont été beaucoup augmentés. Il faut donc relativiser, même s'il est indéniable que le SNEAS pâtit d'une très nette insuffisance de moyens. À cet égard, il serait souhaitable de mieux définir, avec le chef de service et le ministère de tutelle, le volume d'effectifs souhaitable au regard des missions, quitte à envisager d'alléger ou de décentraliser ces dernières – par exemple les enquêtes sur la détention d'armes à feu qui relevaient autrefois des préfectures.
À l'instar de tous les comités interministériels, le Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation réunit les ministres un peu moins d'une fois par an ; dans l'intervalle, des groupes de travail et un secrétariat permanent assument l'ordinaire de la coordination interministérielle qui a, en particulier, porté sur l'épineuse question du retour des mineurs partis en zone irako-syrienne.
Notre analyse de son mode de fonctionnement m'inspire deux remarques. La première c'est que le CIPDR vous doit un rapport annuel dont il ne s'acquitte pas ; il serait pourtant souhaitable qu'il rende compte de façon plus transparente de son action. La seconde, c'est que nous ne sommes pas en mesure d'évaluer avec précision le rôle du secrétariat général dans l'animation des référents radicalisation présents dans chaque ministère. On peut toutefois supposer – je le dis néanmoins avec prudence – que la coordination interministérielle pourrait être renforcée.
Monsieur le rapporteur général, le fait d'arbitrer entre QPR et QER pour le traitement des détenus dépasse le champ de compétences de la Cour, et je ne peux, en la matière, que me faire l'écho des avis compétents de l'administration pénitentiaire, qui, depuis plus d'un an, travaille sur le retour des personnes poursuivies en raison de leur départ dans la zone de combats irako-syrienne.
Elle estime qu'entre les 79 établissements sécurisés et les places disponibles en QER et QPR – dont trois nouveaux vont être créés, offrant une centaine de places supplémentaires – elle a de quoi faire face. Un groupe de travail interministériel est par ailleurs affecté à cette question, mais nous n'avons pas demandé l'accès à ses travaux, qui sont couverts par le secret de la défense nationale.
En tout état de cause, le grand avantage des QPR est leur étanchéité par rapport aux autres structures de détention, ce qui en fait des structures adaptées aux individus dangereux, en particulier ceux qui sont de retour des zones de combat. Cependant, la prise en charge en QPR n'étant en principe prévue que pour une durée de six mois renouvelable, il n'est pas certain que cela suffise pour des terroristes endurcis ayant combattu dans les rangs de Daech.
Par ailleurs, la doctrine en matière d'affectation des détenus en QPR reste un peu floue, et toutes les places ne sont pas occupées. En effet, seuls un quart des détenus issus des QER sont placés en QPR– taux qui peut paraître assez faible pour des détenus considérés comme radicalisés –, et l'administration semble plutôt vouloir utiliser les quartiers de prise en charge de la radicalisation pour y déradicaliser les détenus non terroristes mais présumés radicalisés, incarcérés en milieu ordinaire.
Pour ce qui est des dépenses d'équipement au sein de la mission Sécurités, la Cour est obligée de constater, année après année – à l'exception toutefois du redressement opéré en 2015-2016 dans le cadre des PLAT – leur insuffisance, contrepartie de la préférence affichée pour l'augmentation des effectifs et de leurs rémunérations, laquelle peut s'expliquer par toutes sortes de raisons politiques, voire par la pression syndicale. C'est un choix que la Cour considère comme dangereux, dans la mesure où, pour les forces de sécurité, il n'est ni motivant ni valorisant de travailler dans des commissariats vétustes et avec des voitures qui ne fonctionnent pas.
C'est la raison pour laquelle nous plaidons depuis longtemps pour que l'on recrute moins et que l'on équipe mieux. Il suffirait pour ce faire de demander à la direction générale de la police nationale (DGPN) et à la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) d'établir pour chaque policier ou gendarme recruté le « panier » moyen nécessaire à un travail efficace, c'est-à-dire la part des dépenses afférentes au commissariat ou à la gendarmerie, à l'équipement personnel et au fonctionnement quotidien des services. Une fois le coût global obtenu, la sagesse consisterait à ne recruter que sur les crédits restants – s'ils existent. Ce calcul des dépenses hors titre 2 – c'est-à-dire hors dépenses de personnel – me paraît assez simple à effectuer et devrait commander les arbitrages budgétaires, de façon à ne recruter des agents qu'à condition de pouvoir les faire travailler de manière satisfaisante pour eux et efficace pour la collectivité. J'ajoute que cette analyse vaut également pour les militaires, mais le problème est beaucoup plus aigu au ministère de l'intérieur qu'au ministère des armées.
S'agissant enfin des leçons à tirer de l'application des plans de lutte antiterroriste pour la mise en œuvre du plan de recrutement de 10 000 policiers et gendarmes, il faut d'emblée souligner le changement de priorité : de 2015 à 2018, les recrutements ont essentiellement servi, même indirectement, à libérer des effectifs affectés à la lutte contre le terrorisme. C'était en tout cas la priorité affichée, et elle a été tenue. La décision de créer 10 000 postes supplémentaires répond à d'autres objectifs en alimentant les forces de sécurité publique en général et, plus particulièrement, la police de sécurité du quotidien. En toute logique, ces recrutements devraient s'articuler avec les priorités et les nouvelles doctrines d'emploi énoncées par le prochain Livre blanc de la sécurité nationale, lequel était promis pour le début de cette année mais a malheureusement été retardé par le covid. À l'heure actuelle, les recrutements ont donc été lancés sans pouvoir être directement fléchés vers les missions auxquelles ils sont plus spécifiquement destinés.