Messieurs les présidents, Mesdames et Messieurs les députés, avant toute chose, je tiens à saluer l'intérêt que porte la Représentation nationale à ce sujet, qui est d'une importance majeure. Notre pays a été pionnier en matière d'hygiène publique et de santé des populations. La France fut l'un des premiers pays à se doter de réseaux d'eau potable et d'assainissement. Il fut mis en œuvre un système inédit de gestion déléguée à des entreprises privées, ce qui est une exception française, 90 % de la gestion de l'eau et de l'assainissement dans le monde relevant du secteur public.
Notre expertise, l'étroite relation de confiance tissée entre notre groupe et les pouvoirs publics et cette gestion partagée permettent de garantir des services essentiels aux habitants et sont le gage d'une qualité de service inégalée. Forts de leur expérience dans un secteur stratégique, Suez et Veolia ont profité de la croissance démographique de la planète et ont développé des solutions. Ils se sont implantés sur les marchés internationaux et sont devenus des leaders mondiaux des services à l'environnement.
L'hypothèse d'une fusion entre Suez et Veolia ne date pas d'hier. Nos entreprises construisent en parallèle, depuis cent cinquante ans, une histoire unique au monde. La tentation de faire de ces deux leaders un « superchampion » français peut séduire. Elle est d'ailleurs de nouveau à l'ordre du jour depuis que Veolia a proposé à Engie, le 30 août dernier, de racheter les 29,9 % de parts que cette dernière détient dans le capital de Suez.
Cette proposition est valable un mois, soit jusqu'au 30 septembre. Franchement, je ne vois pas pourquoi Engie, dont l'État est actionnaire à 23,6 % et dispose d'un tiers des droits de vote au conseil d'administration, accepterait un ultimatum de quatre semaines sur une question aussi fondamentale et qui détermine, de manière structurante, l'avenir des 90 000 salariés du groupe Suez, en particulier celui des 29 000 salariés français ! Nous avons besoin d'un peu de temps pour proposer d'autres solutions qui soient respectueuses de l'intérêt social de toutes les parties prenantes – actionnaires, salariés, collectivités territoriales et acteurs de l'environnement –, en cohérence avec un cadre que vous connaissez bien, à savoir celui de l'intérêt social élargi déterminé par la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi PACTE.
Il faut savoir qu'en 2006, l'électricien Enel avait déjà lancé avec Veolia un raid contre Suez. L'État, qui était opposé à l'entrée d'un groupe étranger dans le capital de Suez, avait monté une fusion avec l'opérateur public Gaz de France, débouchant sur la création de GDF Suez, devenu Engie. En 2012, il y eut une tentative de rapprochement entre Suez et Veolia, réellement amicale pour le coup ; toutefois, la nécessité de vendre des actifs, de sacrifier des équipes et de priver certains clients de leur relation étroite avec Suez ou Veolia avait poussé les dirigeants de l'époque à renoncer au projet. À la différence de la précédente – malgré ce qui a pu être dit –, l'opération montée aujourd'hui est hostile ; elle a été préparée sans concertation ni négociation.
À l'heure où le pays doit faire face à la crise sanitaire et économique que l'on sait, cette démarche pose de nombreuses questions, premièrement quant à sa structure, deuxièmement quant à son intérêt stratégique, troisièmement quant aux nombreux risques qu'elle fait peser sur l'activité et les emplois en France – M. Bertrand Camus y reviendra.
En premier lieu se pose la question de la conformité de cette opération avec la jurisprudence de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et celle de l'Union européenne. Elle est présentée comme comportant deux étapes : d'abord, le rachat des 29,9 % du capital détenus actuellement par Engie, puis une offre publique d'achat sur le reste des actions, assortie, afin de se conformer aux règles du droit de la concurrence, d'une déclaration d'intention de céder l'activité eau de Suez en France – et probablement pas uniquement celle-ci ; cela, afin de s'affranchir des contraintes pesant sur une offre publique faite d'un bloc. Cette proposition ne respecte pas le principe d'égalité de traitement des actionnaires, puisque certains – Engie, tout spécialement – ont droit à un traitement particulier.
On peut en outre s'interroger sur la conformité de l'opération avec le droit de la concurrence. Pour y remédier, Veolia s'engage, dès la première étape, à céder l'activité eau de Suez en France.
Enfin, et peut-être surtout, cela soulève une difficulté de gouvernance. Ni le conseil d'administration de Suez, que je préside, ni son management, ni les représentants du personnel ne sont mis dans la boucle au stade de la première étape, puisqu'il s'agit d'une transaction entre Veolia et Engie. Nous ne le serons qu'à la deuxième étape ; ce sera trop tard, puisque Engie aura, en vendant, enclenché un processus comprenant l'engagement de démanteler Suez en France. C'est d'ailleurs pourquoi certaines prises de position se font par voie de presse, notamment de la part des représentants du personnel, qui ne peuvent pas s'exprimer dans le cadre des instances habituelles. Il s'agit là d'une procédure inédite, qui me semble une anomalie. Nous ne pouvons pas en rester là.
Permettez-moi de recourir à une analogie pour décrire ce démantèlement : c'est comme si quelqu'un se présentant comme votre « ami » sonnait à votre porte, qu'un des propriétaires lui ouvrait, qu'il s'installait chez vous et qu'il se mettait à vendre un par un les précieux meubles que votre grand-mère vous a légués et auxquels vous tenez. En l'espèce, il s'agit de l'activité eau et d'une part importante de l'activité de gestion des déchets en France. Je vous laisse apprécier le caractère amical de cette démarche.
Deuxième point : quel serait l'intérêt d'une telle fusion ? J'ai moi-même, par le passé, participé à des regroupements de ce type dans l'automobile, dans l'acier ou dans l'aluminium. Autant je comprends leur intérêt dans le secteur de l'industrie, où les acteurs sont déjà très concentrés, autant, dans le secteur des services, l'agilité prime. Il est tout à fait possible de garder plusieurs « champions » français. C'est le cas dans la communication, avec Havas et Publicis, dont on n'imagine pas qu'ils fusionnent demain, ou dans les services informatiques, avec Atos, Capgemini et d'autres, ou encore dans les services à l'environnement.
Si l'on fait le bilan des projets de fusion, on s'aperçoit que la moitié d'entre eux échouent et que, dans beaucoup de cas, 1 + 1 font beaucoup moins que 2. En l'occurrence, je suis sceptique quant à la pertinence du modèle économique et stratégique proposé par Veolia.
Enfin, ce projet fait peser des risques importants sur l'emploi et sur le service à nos clients – lesquels sont en grande partie des collectivités territoriales.
Au cours de mes quarante-deux ans de carrière dans l'industrie, j'ai suivi avec attention de nombreuses fusions entre grandes entreprises. Il y a toujours des synergies et je puis témoigner que celles-ci se soldent presque automatiquement par des réductions d'effectifs. On peut toujours prendre des engagements, mais ils ne valent qu'un temps. Je citerai deux exemples récents. Lors du rachat d'Alcatel-Lucent en 2016, Nokia avait pris des engagements en matière d'emploi, d'ailleurs similaires à ceux que Veolia dit prendre aujourd'hui ; eh bien, en juin 2020, le groupe a annoncé la suppression d'un tiers de ses effectifs, dont 1 200 postes en France. De même, l'achat de la branche énergie du groupe Alstom par General Electric en 2014 était assorti d'une promesse de 1 000 créations d'emplois d'ici à la fin 2018 ; aujourd'hui, le groupe américain présente un plan social visant à supprimer 700 postes.
Nous ne pouvons pas admettre que Suez et Veolia, qui sont des fleurons industriels de notre pays et sont soumis à des dynamiques de croissance forte, subissent des conséquences similaires en matière de bilan social, de surcroît dans un contexte de crise. Nous jouons un rôle essentiel dans les territoires ; le maintien de l'emploi est, pour nous, essentiel. Plus largement, je suis choqué par la perspective d'un démantèlement de nos services essentiels, dommage collatéral d'une opération stratégique, au moment même où la transition écologique est un enjeu majeur pour tous et où notre pays s'emploie à faire renaître une industrie grâce à un plan de relance – à la préparation duquel j'ai contribué, au titre de mes fonctions de président de France Industrie.
Vous l'aurez compris, ce projet ne m'enthousiasme pas. J'ai pris le 12 mai dernier la présidence du conseil d'administration de Suez. Le plan Suez 2030, proposé par M. Bertrand Camus, le directeur général, propose une vision ; il a une ambition, créer de la valeur ; il répond à l'impératif de proximité exigé par les territoires. Si nous avons bien compris le besoin d'Engie de céder sa part dans le capital de Suez, nous sommes convaincus que, comme cela avait été suggéré à la fin du premier semestre, nous pouvons proposer une autre solution, avec un pool d'investisseurs. En tout état de cause, une offre assortie d'un ultimatum fixé au 30 septembre ne nous paraît pas acceptable.