Je n'avais pas prévu que le calendrier de cette communication soit aussi bien articulé avec les dernières annonces américaines, notamment celles faites par Mme Yellen, secrétaire au trésor des États-Unis, mais celles-ci tombent effectivement à pic.
Au début de l'année 2020, notre collègue M. Parigi, qui était toujours membre de notre commission, et moi-même avons entamé des travaux de suivi, que nous avons interrompu en raison de la crise. Je les ai repris à la fin de l'année. Je reviendrai rapidement sur la mise en œuvre des recommandations de la mission d'information, m'arrêterai sur quelques propositions appelant des précisions complémentaires, puis reviendrai sur le contenu de la réforme menée sous l'égide de l'OCDE en présentant quelques points sur lesquels nous devons être vigilants ainsi que des évaluations chiffrées.
Nous avions formulé trente-huit recommandations. Les trois quarts d'entre elles ont été mises en œuvre, ce qui est plutôt un motif de satisfaction, notamment huit des quatorze recommandations législatives, parmi lesquelles la création du « mini abus de droit », l'extension de la notion de pays à régime fiscal privilégié – pour ne pas dire « paradis fiscal » –, le renforcement de la transparence par l'élargissement de l'accès au registre des trusts et la réforme du régime des brevets, dont il fut beaucoup question lors de l'examen de la loi de finances pour 2019.
L'intégralité des recommandations relevant du Gouvernement ont été mises en œuvre totalement ou partiellement, dont une meilleure évaluation de l'évasion fiscale, une amélioration des relations entre administration et entreprises ou encore une refonte des outils de contrôle. Au niveau international, notamment dans le cadre de l'OCDE, cinq des six recommandations ont été totalement ou partiellement mises en œuvre ; je reviendrai sur la réforme en cours de négociation.
Je m'attarderai sur quelques recommandations, en me demandant s'il faut aller plus loin ou si elles sont satisfaites.
L'évaluation de l'impact de l'évasion fiscale avait fait l'objet d'une attention particulière dans nos travaux. Nous n'avons pas, en France, de chiffres reposant sur une méthodologie qui fasse consensus. Nous proposions donc la constitution d'un groupe de travail composé d'économistes, de fonctionnaires, d'experts de la statistique, d'élus, d'universitaires de différentes disciplines pour mettre en place une méthodologie et assurer un suivi annuel de ce phénomène qu'il est difficile d'évaluer. Formellement, aucun groupe de travail n'a été constitué. Cependant, à la suite du mouvement des « gilets jaunes », le Premier ministre de l'époque avait fait appel à la Cour des comptes pour qu'elle réalise un chiffrage et fasse des propositions pour lutter contre la fraude, l'optimisation et l'évasion fiscales. La Cour et l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) ont conclu que le chiffrage était très compliqué et encouragé à des réflexions. L'INSEE a d'ailleurs lui-même mené un important travail de chiffrage. Une évaluation de la fraude à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) a été faite, car c'est aujourd'hui l'impôt pour lequel il est le plus facile d'évaluer l'évitement fiscal, et le rapport de la Cour des comptes sur la fraude aux prélèvements obligatoires nous invite à regarder ce qui se passe à l'étranger.
Depuis ce rapport, des structures se sont mises en place au sein de l'administration fiscale, pour mener de nouvelles formes de contrôles, notamment les contrôles aléatoires, qui visent à produire des données statistiques fiables et évaluer l'évasion fiscale. Ainsi la mission interministérielle de coordination anti-fraude (MICAF) a-t-elle été créée – mais n'oublions pas que ses missions vont au delà de ce que je viens d'évoquer. De même, un observatoire européen de la fiscalité a été créé, dont la direction a été confiée à Gabriel Zucman, qui examine notamment la question de la lutte contre l'évasion fiscale.
Ce sont là des progrès mais je reste convaincue de la nécessité de mettre en place un groupe de travail afin de disposer d'une évaluation annuelle reposant sur une méthodologie qui fasse consensus. Il ne s'agit pas simplement de produire de la donnée, il s'agit d'éclairer nos choix politiques. Il s'agit aussi de mesurer l'impact de nos réformes en matière de fiscalité internationale et de mieux évaluer l'impact des conventions internationales passées en la matière ; nous pouvons à cet égard constater une amélioration de la donnée produite par la France. Il est nécessaire de systématiser l'évaluation des conséquences des choix que nous faisons en la matière ; c'est aussi dans l'intérêt des entreprises françaises.
Je ne vous rappelle pas l'existence de l'article L. 64 du livre des procédures fiscales, qui vise à sanctionner les montages à visée exclusivement fiscale. Par la loi de finances pour 2019, nous avons créé le « mini-abus de droit », règle d'assiette qui permet de tenir en échec les montages abusifs dont la motivation fiscale revêt une dimension principale et non plus exclusive. Cette nuance avait fait et continue de faire débat, même si l'ensemble des outils internationaux et européens retiennent effectivement la notion de visée principale.
La mise en œuvre de ce nouvel outil avait été décalée d'un an par l'adoption d'un sous-amendement du rapporteur général d'alors, Joël Giraud, afin que les uns et les autres puissent s'approprier la notion : le « mini abus de droit » n'est en vigueur que depuis le début de cette année. Ainsi nous n'avons pas le recul suffisant pour apprécier sa mise en œuvre concrète. Cependant, si j'en crois mes interlocuteurs, les critiques se font beaucoup moins vives qu'il y a deux ans, notamment parmi les notaires, qui craignaient que ne soient remises en cause différentes modalités de gestion du patrimoine. À l'époque, le ministre Gérald Darmanin avait d'ailleurs publié différentes instructions de nature à les rassurer.
Je regrette toutefois que les instructions fiscales prises par Bercy excluent du champ d'application du mini-abus de droit l'impôt sur les sociétés (IS). Il est vrai qu'en même temps que nous introduisions cet outil dans notre droit, nous transposions en droit français une directive européenne prévoyant une clause générale anti-abus en matière d'impôt sur les sociétés. Nous nous retrouvons donc avec deux outils parallèles, au même objet et aux procédures différentes, ce qui peut être source de confusion. Par exemple, l'intervention du comité de l'abus de droit est prévue dans le cadre du mini-abus de droit alors que la clause générale anti-abus issue du droit européen l'exclut.
Je propose donc de fusionner les deux outils qui, tous deux, visent à lutter contre les montages à but « principalement » fiscal. Ainsi, nous unifierons les procédures et simplifierons notre droit, dans l'intérêt des contribuables, en même temps que nous faciliterons la tâche des juges et des avocats. La coexistence de ces deux dispositifs ne se justifie pas. Il ressort cependant des échanges que j'ai pu avoir avec des juristes, notamment des membres du Conseil d'État, que la notion de visée « principalement » fiscale continue de faire débat ; la notion de motif « essentiellement » fiscal, retenue par la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, pourrait être préférable. À mon sens, cela mérite un débat approfondi au sein de notre commission, le code général des impôts comportant plusieurs références à la notion de but principalement fiscal, de même que plusieurs directives européennes ou encore la clause anti-abus de la convention multilatérale de l'OCDE signée en juin 2017. Il faudrait du moins une harmonisation, et savoir ce qui est précisément visé.
En 2018, la mission avait suggéré d'élargir la notion de « régime fiscal privilégié ». Avant l'adoption d'un amendement que j'avais déposé dans le cadre de l'examen du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude, un régime fiscal était considéré comme privilégié si l'imposition dans l'autre pays était inférieure d'au moins 50 % à l'imposition française. Désormais, le caractère privilégié est acquis si l'imposition étrangère est inférieure à 40 % ou plus de l'imposition française. La rapporteure de ce projet de loi, Émilie Cariou, et moi-même avions plaidé en faveur d'une telle évolution.
L'application de la notion de régime fiscal privilégié emporte certaines conséquences, comme le refus de déduction de certaines charges ou revenus passifs, lorsque les paiements sont dirigés vers un pays ayant un tel régime, prévu à l'article 238 A du CGI, l'extension de l'application du régime des sociétés étrangères contrôlées de l'article 209 B du CGI, en vertu duquel les bénéfices étrangers insuffisamment imposés de filiales de société françaises sont soumis à l'IS français. Je salue donc cette avancée qu'est la mise en œuvre de notre recommandation.
Le Parlement européen, le parlement français et les autres parlements européens ont pris à bras-le-corps le sujet de la lutte contre les paradis fiscaux. Une résolution du Parlement européen du 21 janvier 2021 traduit bien la volonté d'aller plus loin dans le traitement, au sein de l'Union européenne, de cette question qui demeure d'actualité.
Nous nous étions également penchés sur la question de la publicité de la déclaration pays par pays, le fameux « CbCR » ( Country by Country Reporting ) – la déclaration, elle, existe bel et bien dans notre droit. Les multinationales doivent déclarer où sont leurs filiales et leurs actifs, ainsi que ce qu'elles paient comme impôts dans d'autres États. Faut-il ou non rendre public cet outil actuellement uniquement à la disposition de l'administration fiscale ? Le président Parigi et moi ne pensions pas qu'une publicité généralisée serait une bonne solution ; nous proposions plutôt que des organisations non gouvernementales ou des journalistes accrédités puissent y accéder et l'exploiter pour l'information des citoyens que nous sommes.
Depuis lors, le Conseil de l'Union européenne a adopté une position allant dans le sens d'une publicité encadrée du CbCR. Attention, toutefois : à vouloir être trop « bon élève », ne risquons-nous pas de faire de nos entreprises les dindons de la farce face aux entreprises américaines ou chinoises ? Il convient donc d'accorder une attention particulière aux conditions de la publicité et aux intérêts économiques européens. Pour ma part, je m'en tiens à la proposition, à mon sens équilibrée, que nous avions faite en 2018.
En ce qui concerne les relations entre les entreprises et l'administration fiscale, la « nouvelle relation de confiance » instaurée par la loi du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance, dite ESSOC, est accueillie très favorablement par les entreprises de taille intermédiaire, les petites et moyennes entreprises et les grandes entreprises. Elle offre plus de sécurité juridique, permet des rectifications spontanées et améliore les rescrits et accords préalables en matière de prix de transfert.
Néanmoins, nous avons été alertés sur la nécessité de maintenir la pression politique en la matière, ainsi que sur celle de préserver les effectifs qui, au sein de l'administration fiscale, sont chargés de cette mission d'accompagnement des entreprises – un agent peut en venir à consacrer tout son temps de travail à une entreprise pendant des mois. Des travaux complémentaires paraissent en outre nécessaires en ce qui concerne la labellisation des entreprises vertueuses afin de parvenir à un véritable retour sur investissement.
La mission d'information avait – comment faire autrement ? – consacré une part substantielle de ses travaux à l'adaptation de la fiscalité nationale et internationale à la numérisation de l'économie.
Rappelons le contexte. Au mois de septembre 2018, lors de la présentation du rapport, un paquet fiscal européen était en discussion, tandis que le projet d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS) demeurait un objectif très concret. Hélas, ce projet est, à ce stade, enlisé, tandis que le paquet fiscal numérique n'a pas été adopté en raison de l'opposition de quelques pays.
Il n'en faut pas moins reconnaître de nombreuses avancées, telles la mise en place de notre taxe sur les services numériques (TSN) et sa mise en œuvre, malgré des débuts compliqués, marqués par l'ombre de mesures de rétorsion américaines. Saluons aussi la prise en compte de la nécessité de ressources propres dans le cadre du plan européen. Une solution est en cours d'élaboration et devrait être mise en place au cours de cette année.
Je mentionnerai également la décision Conversant rendue par le Conseil d'État le 11 décembre 2020, qui permet d'appréhender certaines opérations des géants du numérique au travers d'une assiette fiscale fondée sur l'activité plutôt que sur l'établissement physique sur le territoire national. Cet arrêt consacre pleinement l'approche consistant à privilégier la substance et la réalité économique plutôt que le simple formalisme juridique, et permet de qualifier d'établissement stable les entités qui, en France, travaillent pour des sociétés étrangères, en particulier pour fournir des prestations de marketing digital.
Il ne s'agit cependant pas d'un bouleversement de la jurisprudence – le cas d'espèce était très particulier –, mais le Conseil d'État semble évoluer dans sa conception de l'établissement stable. Cela se confirmera-t-il ? Il me paraissait important, du moins, de vous signaler cela.
Je ne vous détaillerai pas la réforme négociée sous l'égide de l'OCDE ; le projet de communication qui vous a été transmis, chers collègues, comporte de nombreux éléments. Le contexte politique semble extrêmement favorable, si l'on en croit la détermination affichée par la nouvelle administration américaine. Alors qu'il faut habituellement plusieurs mois pour qu'un nouveau négociateur soit nommé par les États-Unis, ce fut fait dès l'élection du président Biden ; c'est, en soi, un signe extrêmement positif, que confirme également la suite des négociations, très techniques. Il appartient à l'Europe de faire le maximum pour que les travaux progressent.
Cette réforme ambitieuse est articulée autour de deux piliers.
Le premier pilier, ou pilier 1, consacre la reconnaissance aux juridictions de marché d'un nouveau droit d'imposition des bénéfices, le « nexus » ; cela répond en partie à la volonté que nous exprimons collectivement, lors de l'examen des projets de lois de finances, de parvenir à une définition de l'établissement stable virtuel. Ce pilier prévoit les modalités de répartition entre ces juridictions d'une fraction du bénéfice d'un groupe dont l'activité se manifesterait par la présence de consommateurs ou d'utilisateurs sur un marché.
Le deuxième pilier, ou pilier 2, quant à lui, consiste à garantir que tous les bénéfices fassent l'objet d'une imposition minimale. C'est là une arme puissante dans la lutte contre les paradis fiscaux. Le taux minimum pourrait être de 12,5 %. L'OCDE anticipe la possibilité que les paradis fiscaux se dotent eux-mêmes, ensuite, d'un taux d'imposition minimal.
Concrètement, en ce qui concerne le pilier 1, les groupes dont le chiffre d'affaires excède 750 millions d'euros verraient une partie de leur bénéfice excédant un seuil de rentabilité donné, qui pourrait être de 10 %, attribuée aux juridictions de marché. Pour une entreprise du numérique, la France est un marché. Pour une entreprise française du luxe, par exemple, la Chine est un marché, et une partie de son bénéfice serait taxée sur le territoire chinois. L'un des points durs de la négociation sur le pilier 1 est précisément celui de son champ d'application : ne doit-il inclure que des entreprises du numérique ? ou devons-nous considérer toutes les entreprises ? Le caractère immatériel de l'activité – qui va croissant – doit être considéré. Il semblerait que les États-Unis préfèrent cette seconde option, au contraire des États européens. Sans doute cela sera-t-il une pierre d'achoppement des négociations.
Quant au pilier 2, l'imposition minimale s'appliquerait aux groupes dont le chiffre d'affaires excède 750 millions d'euros. Il s'agirait, pour chaque pays, de faire la différence entre un taux minimum, qui – en l'état des discussions – pourrait être de 12,5 %, et le taux effectif d'imposition de l'État concerné. Si le taux effectif d'imposition est inférieur au taux minimum fixé, le groupe sera redevable d'un impôt supplémentaire à hauteur de la différence entre les deux taux.
Combien les deux piliers de cette réforme, tels qu'ils ressortent du dernier état des négociations, rapporteraient-ils, au niveau mondial et à la France ? Au niveau mondial, le pilier 1 pourrait conduire à une hausse des recettes fiscales d'un montant compris entre 50 et 80 milliards de dollars. Pour la France, avec 0,1 % de recettes supplémentaires, le pilier 1 entraînerait un jeu à somme presque nulle.
Les effets du pilier 2 seraient plus importants : des effets directs de l'ordre de 40 milliards de dollars ; des effets indirects, de l'ordre de 30 milliards de dollars, qui résulteraient de l'évolution des pratiques des paradis fiscaux, conduits à relever leurs propres taux d'imposition. Pour la France, le montant des effets directs et indirects serait, selon le conseil d'analyse économique et le conseil des prélèvements obligatoires (CPO), qui avait présenté à notre commission le rapport que celle-ci lui avait commandé sur l'évolution de la fiscalité des multinationales, de 4 à 7,5 milliards d'euros.
Il conviendra d'être vigilant, en ce qui concerne le pilier 1, sur l'identification des entités payeuses. En ce qui concerne le pilier 2, il conviendra d'être attentif aux modalités de calcul du taux effectif d'imposition – le champ des impôts couverts et la question du traitement des dépenses fiscales devront être considérés. Les questions du report des déficits et du niveau du taux minimum doivent également être prises en compte. N'oublions pas nos propres taux réduits, notamment en matière de redevance de brevets.
Plus généralement, une approche globale est nécessaire ; il ne s'agit pas de n'adopter que l'un des deux piliers de la réforme. La réforme est en outre complexe, comme les règles concernées ; la question de la simplification se posera d'ailleurs au cours des prochains mois. Et quel outil retenir pour la mise en œuvre de la réforme, et selon quelle temporalité ? Faut-il une nouvelle convention multilatérale, ou renégocier séparément les conventions existantes ? La mise en œuvre d'une telle réforme pourrait prendre cinq à dix ans – ayons en tête que cela ne sera pas réglé en deux ans. Ce n'en sera pas moins, si la négociation aboutit, la plus importante réforme fiscale internationale depuis des décennies.