Intervention de Mathilde Panot

Réunion du mercredi 14 avril 2021 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMathilde Panot, rapporteure :

Ce pays, quel spectacle offre-t-il ? Je pourrais me demander aujourd'hui, l'âme inquiète, si nous ne sommes pas en train de préparer, de faire naître, deux France. Oui, je me demande, troublé, s'il n'y a pas la France du front où l'on se bat, où l'on risque sa vie tous les jours, à toute heure, à toute minute, et la France de l'intérieur, où l'on s'enrichit en toute quiétude. »

Cette phrase, collègues, a été prononcée par Fernand Merlin, parlementaire français, en 1916, au milieu d'une guerre menée « coûte que coûte ». Comme lui, je me pose cette question : quel spectacle les puissants que vous servez sont-ils en train de nous offrir ?

Il y a, en bas, ceux que la crise frappe de plein fouet, les premières de corvée, ces travailleurs essentiels, au front, à l'hôpital ou dans la grande distribution, et les autres, en haut, pour qui le coronavirus n'aura été qu'une succession de réjouissances et pour qui la fête continue.

Comme il fait bon vivre en France en 2021 !

On salue, par exemple, Stéphane Bancel, le PDG français de Moderna, qui célèbre cette année son entrée dans le classement Forbes des plus grosses fortunes de France, avec 3,5 milliards d'euros gagnés grâce à la pandémie mondiale, pendant qu'un million de personnes basculaient dans la pauvreté du fait de la crise sanitaire.

On souhaite une très belle année à tous ces milliardaires français, dont la fortune a augmenté de 55 % pendant l'épidémie, alors que 10 millions de pauvres et 300 000 personnes mal-logées tentent de survivre dans notre pays.

Ah ! Comme il fait bon vivre en France en 2021, quand on est riche !

On peut faire tant de choses ! Louer une île pour échapper au virus, multiplier les allers-retours dans sa maison de campagne, percevoir des dividendes sans rien faire, être membre du Gouvernement, augmenter ses bénéfices en pleine crise mondiale, promettre une prime à ses salariés de la grande distribution en la faisant financer par la collectivité, et ne jamais la leur verser, traiter les chômeurs d'assistés quand on a soi-même hérité de l'entreprise de papa, déjeuner en plein confinement dans des restaurants clandestins à 460 euros le menu, sans être sérieusement inquiété.

Quel spectacle ces puissants que vous servez donnent-ils au reste du monde ?

L'Angleterre a annoncé l'augmentation de son impôt sur les sociétés. Les États-Unis veulent faire de même, en plus d'augmenter la fiscalité sur les plus hauts revenus, et appellent à un taux minimal mondial d'impôt sur les sociétés. La Nouvelle-Zélande, quant à elle, augmente l'impôt sur le revenu des plus riches. Le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, appelle à taxer les profiteurs de crise. Même le Fonds monétaire international (FMI) plaide pour une hausse de l'impôt sur les revenus des plus riches, une hausse de l'impôt sur les sociétés et une taxe sur les profiteurs de crise. Bref, tous disent que votre ruissellement est une mauvaise blague à laquelle il est grand temps de mettre fin. Le gavage sur fond d'exonérations toujours plus grandes pour les riches, de rémunérations toujours plus énormes pour le capital, d'écrasement des salaires, c'est terminé, personne n'en peut plus ! Il ne manque plus que votre volonté politique, comme vous l'a rappelé Attac (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne) lors d'une journée d'action ce week-end pour dénoncer le « gang des profiteurs ». Qui doit payer la crise ? Les retraités, les chômeurs, les personnes salariées au Smic ou ce gang des profiteurs ? La fortune de Françoise Bettencourt Meyers a augmenté de 21 milliards en 2020, celle de Bernard Arnault de 62 milliards, celle de François Pinault de 15 milliards et celle de Patrick Drahi de 7 milliards.

Mais vous, pendant ce temps, vous jouez encore la mauvaise farce. Vous persistez à refuser de rétablir l'impôt de solidarité sur la fortune et vous maintenez votre « flat tax » sur le capital alors même que les milliardaires français sont, de loin, les plus riches d'Europe. Augmenter l'impôt sur les sociétés ? Jamais. Taxer les dividendes ? Vous n'y pensez pas ! Baisser les indemnités de millions de chômeurs alors que le nombre d'emplois s'effondre, pour économiser 2,3 milliards d'euros par an sur les plus pauvres ? Ah oui, volontiers ! Vous écrasez les chômeurs alors que tant perdent leur emploi et qu'il y en a déjà si peu. Retirez cette réforme injuste, répondez à la revendication de ceux qui occupent les lieux de culture !

Vous n'alliez pas vous arrêter en si bon chemin. Emmanuel Macron, c'est cinq ans de festivités pour les plus riches : « flat tax », suppression de l'ISF (impôt de solidarité sur la fortune), douche au champagne d'argent public pour les grandes entreprises sans contrepartie, mais cinq ans de gueule de bois pour les pauvres, du fait de la baisse des aides personnalisées au logement (APL), de la suppression des emplois aidés, de la réforme de l'assurance chômage et de votre réforme des retraites qui fera travailler les gens plus longtemps, pour moins d'argent, et que vous voulez imposer coûte que coûte.

Je ne sais plus ce qui est le plus honteux : le fait que vous soyez à la ramasse ou que ce soit le FMI qui vous le dise.

Il y a encore un siècle, l'idée de taxer les profiteurs de la crise ne souffrait d'aucune polémique. Citons le ministre des finances de l'époque : « Tout le monde trouvera juste que ceux qui doivent à la guerre un supplément de revenus alors qu'elle a causé à d'autres tant de misères et de ruines, participent pour une part plus large aux dépenses qu'elle entraîne. Cette idée est tellement simple qu'il n'est pas besoin d'opposer dans un tableau plus ou moins impressionnant l'enrichissement rapide des premiers à la détresse prolongée des seconds pour qu'elle s'impose à l'esprit. »

Cette idée était si limpide que la proposition fut adoptée à 470 voix contre une – et vous représentez cette voix hostile, celle des profiteurs. En 1916, les taxer n'avait rien de honteux. « Nous sommes en guerre », martelait le Président de la République l'année dernière.

Pour protéger les plus riches, vous raffolez d'un argument qui est devenu un grand classique : si on les taxe, les grandes entreprises investiront ailleurs. Vous vous livrez à ce chantage permanent, si bien qu'aucune mesure de justice fiscale ne serait possible ni même souhaitable. Vous êtes pourtant les premiers à dire qu'il faudrait faire confiance aux grands groupes. Dans ce cas, serait-il raisonnable de leur part de quitter le pays parce qu'on leur demande de faire preuve d'un peu de solidarité nationale ? Devons-nous continuer à baiser les pieds d'entreprises immorales ? Après tout, vous les avez suffisamment arrosées d'argent public. Avant l'épidémie, les aides publiques aux entreprises augmentaient de 6 % par an. Avant 2008, elles s'élevaient à 65 milliards d'euros chaque année, 110 milliards d'euros en 2012 et, juste avant la crise, 150 milliards d'euros. Chaque Français leur signe tous les ans un chèque de 2 000 euros par votre intermédiaire. N'est-ce pas largement suffisant pour se remettre d'une taxe ?

Mais votre thèse préférée reste celle de la psychologisation des citoyens. Les Français seraient un peuple haineux, envieux, jaloux et mesquin, qui n'aimerait pas la réussite. Mettons de côté ce que vous entendez par « réussite ». Les Français ne sont pas ainsi. Ils s'étonnent simplement que vous ne cherchiez pas l'argent où il se trouve et vous regardent, perplexes, gesticuler dans tous les sens, faisant les poches aux plus petits, car vous êtes toujours très inspirés quand il s'agit d'appauvrir les classes moyennes, les ouvriers et les employés, les précaires, mais vous tremblez des mains quand il faut taxer une poignée de privilégiés. Ils aimeraient que vous mettiez fin à la folie des riches.

Par exemple, Sanofi, entreprise française, qui a perçu plus d'un milliard d'euros de crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) durant les dix dernières années, envisage pourtant de licencier plus d'un millier de personnes. Elle n'a pas trouvé de vaccin mais son bénéfice net a augmenté de 340 % l'année dernière. Des incapables, qui nous coûtent cher.

Amazon, champion de la pollution et de la maltraitance salariale, a réalisé un bénéfice de 21,3 milliards de dollars en 2020, soit le double de l'année précédente. Son PDG, Jeff Bezos, a vu sa fortune personnelle bondir de 24 milliards de dollars. À eux seuls, les cinq « GAFAM » – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft – ont tiré de l'année de la pandémie un excédent de profits de 46 milliards de dollars.

La grande distribution s'est gavée sur le malheur de la fermeture des petits commerces, les compagnies d'assurance ont économisé des millions d'euros sur l'automobile et la couverture habitation, tout en refusant d'indemniser ces mêmes petits commerces. J'aurai une pensée fraternelle pour les salariés de Carrefour et de Monoprix qui se mobilisent afin d'obtenir une augmentation et le paiement de la prime qu'on leur avait promise.

Rien que pour le CAC 40, sept entreprises ont tiré des surprofits pendant la crise, mais nous devrions les laisser profiter tranquillement d'une situation de plus en plus insupportable pour ceux qui ne peuvent rouvrir leurs terrasses, accueillir leurs clients, retrouver un travail. Vous êtes de bien mauvais économistes car vous n'arrivez jamais à faire le lien entre l'accumulation pour un côté de la société et le vide matériel pour l'autre. Vous ne pouvez pas demander toujours aux mêmes de serrer encore un peu les dents quand une poignée s'engraisse sans scrupule, aux yeux de tous.

Voici le sens de notre proposition : arrêter ce délire qui consiste à laisser les entreprises se gaver sur le malheur national. Nous n'acceptons pas que des entreprises aient pu tirer des bénéfices d'une situation qui afflige le plus grand nombre, ni que l'État soit complice par son inaction.

Cette taxe sur les profiteurs de crise repose sur deux critères : un chiffre d'affaires supérieur à 750 millions d'euros et un bénéfice, en 2020, supérieur à celui de l'année précédente. Nous proposons de taxer 50 % de ces bénéfices supplémentaires en retenant le principe de la taxation unitaire, qui lie le niveau d'activité d'une entreprise dans un pays à l'assiette fiscale, afin de contourner cette curieuse manie des grands groupes de pratiquer l'évasion fiscale. En se bornant aux entreprises du CAC 40, le produit de cette taxe s'élèverait à 6 milliards d'euros, soit dix-sept fois le rendement annuel de votre taxe sur les GAFAM et trois fois le rendement annuel des économies que vous voulez réaliser sur le dos des privés d'emplois, grâce à votre réforme de l'assurance chômage. Elle permettrait ainsi de répondre aux urgences sociales qui ne manquent pas, dans notre pays.

Collègues, peut-être n'y a-t-il pas d'argent magique mais certaines poches sont plus remplies que d'autres. Les tours du capital ne sont pas bien compliqués à comprendre.

Si vous ne saisissez pas ce moment historique pour taxer les fortunes colossales et indécentes, quand le ferez-vous ?

Il n'est pas seulement question de justice fiscale. L'accumulation illimitée de richesses dans la période que nous vivons est immorale, voire contraire à la nature humaine qui veut que nous soyons solidaires dans les temps troubles. Rousseau écrivait que l'âme humaine est mue par la pitié, l'empathie, c'est-à-dire la répugnance instinctive à voir souffrir son semblable. C'est ce sentiment naturel qui fonde toute communauté politique républicaine. Nous vous enjoignons à la préserver. « L'unité morale de ce pays ne peut être maintenue que si tout le monde, à quelque rang, à quelque place qu'il se trouve, est animé du même sentiment de sacrifice et de devoir » déclarait un parlementaire, il y a un siècle. Tous les profiteurs de crise que j'ai nommés précédemment en font sécession et fragmentent notre nation.

Cette proposition de loi n'est qu'un avant-goût car croyez bien, collègues, que si nous étions aux manettes, nous ne parlerions pas que d'une contribution exceptionnelle. C'est d'une véritable réforme fiscale dont ce pays a besoin. Amazon ne devrait pas être taxée qu'une seule fois. Elle devrait commencer par payer ses impôts en France, comme doivent le faire d'ailleurs tous les contribuables français, par l'impôt universel, qu'ils vivent dans notre pays, ou qu'ils résident dans un État moins redistributif. Sanofi ne doit pas se contenter de rembourser les cadeaux et s'excuser de son inutilité crasse alors que 100 000 de nos compatriotes sont morts mais être nationalisée pour investir vraiment dans la recherche et empêcher que ne survienne une nouvelle crise de cette ampleur.

De cette tribune, nous disons aux 200 familles qui ont profité de la crise : Rendez l'argent ! Vous avez déjà provoqué la mort de dizaines de milliers de nos compatriotes en essorant l'hôpital public et les administrations sanitaires ! Cet argent, nous vous demandons de le rendre, non pas parce que nous n'aurions pas confiance dans votre sens de l'intérêt général, mais pour vous avertir que nous le récupérerons, de gré ou de force.

Certaines PME paient plus d'impôts que n'importe quel grand groupe qui pille le pays et planque son magot au Luxembourg ou en Irlande. En France, Amazon paie 0,04 % de son chiffre d'affaires, et je ne parle pas d'OpenLux, ces 15 000 traîtres à la patrie qui possèdent au Luxembourg des sociétés totalisant 100 milliards d'euros d'actifs, soit 4 % du PIB français. Contre tous ceux-là, vous n'avez pas un mot, jamais. En revanche, former les agents de la CAF (caisse d'allocations familiales) au flicage intensif, vous savez faire. « Il avait sous les yeux mes comptes bancaires et épluchait chaque ligne. Avais-je vraiment besoin d'un abonnement internet ? À quoi avais-je dépensé ces vingt euros retirés en liquide ? » Voilà le type d'inquisition que subissent les plus pauvres de notre pays.

Selon le sociologue Denis Colombi, l'argent des pauvres est source de fantasmes. Vous l'imaginez toujours mal dépensé, mal utilisé, mal alloué. Quand ils s'achètent un téléviseur ou un smartphone, vous leur tombez dessus. Or, sans téléviseur, on ne peut pas suivre les annonces contradictoires de Jean Castex, sans smartphone on ne peut pas accéder aux formulaires en ligne ou à ses droits. Les pauvres ne sauraient pas gérer leur budget, soi-disant. Ils seraient donc responsables de leur situation. Pourtant, ils font preuve d'une ingéniosité sans borne quand il s'agit de nourrir une famille avec la moitié d'un SMIC. En revanche, l'argent des riches coule de source. Questionne-t-on les milliardaires sur la manière dont ils emploient leur argent ? Jamais ! Une voiture, deux voitures, trois voitures, quatre maisons, cinq maisons, un yacht, pourquoi pas un avion, ce ne sont pas les moutons que ces gens comptent avant de s'endormir. En l'espèce, vous vous gardez bien de dire qu'ils dépensent de manière déraisonnable et qu'ils détruisent la planète, par la même occasion.

Je conclurai par cette belle phrase d'Isidore Tournan, parlementaire comme vous et moi, prononcée il y a un siècle : « La France a montré de quels prodiges de bravoure et d'endurance elle est capable. Tous les espoirs sont permis si, dans votre pensée comme dans votre action, vous ne séparez jamais l'idée de patrie de l'idée de justice. »

Oui, collègues, les Français ont fait preuve de patience, depuis un an, éloignés de leurs proches, parfois en deuil quand la maladie passe, déprimés et vivant dans l'angoisse du lendemain. Ceux-là ont déjà consenti plus que leur part d'efforts quand tant d'autres vivent la belle vie, à l'abri de cette calamité publique qu'est la crise sanitaire. Mettons ces derniers à contribution, sauvons la République par la justice.

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