Intervention de Philippe Brassac

Réunion du mercredi 19 mai 2021 à 17h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Philippe Brassac, président de la Fédération bancaire française :

Pourquoi avons-nous le sentiment que les banques françaises se défendent d'abord et principalement vis-à-vis de Bâle III ? Il convient de poser certains constats. L'industrie bancaire française est l'industrie bancaire de pointe et de référence en Europe. Aucun autre pays européen ne dispose d'une industrie bancaire semblable à la France. Dans les dix premières banques au monde, il y a des banques américaines et des banques chinoises et aucune banque européenne à part deux banques françaises. Cinq banques françaises font partie des plus vingt grosses banques. Le développement du système bancaire français est tout à fait singulier sur le territoire européen. Sur le green financing, ce sont par exemple BNP et Crédit Agricole les deux premières banques au monde sur le sujet. L'industrie bancaire française est forte, solide, et elle se situe en première ligne face aux Américains. Cette singularité fait que le poids et la compétitivité du système bancaire français ne sont en aucun point comparables avec ceux d'autres pays. Nous avons donc investi des milliards d'euros dans les modèles internes, alors que les Espagnols s'en sont tenus aux modèles standards.

Une autre spécificité française, c'est le crédit immobilier : le taux fixe pendant quinze ans, c'est en effet très français. Même en Italie, c'est plutôt des taux révisables. Notre singularité explique que nous soyons les plus impactés. Le dernier point, c'est que compte tenu de notre taille, nous fournissons les plus gros bataillons de banques supervisables par la BCE, alors que dans d'autres pays, les banques sont plus petites et bénéficient de principes dits de proportionnalité, donc des réglementations moins dures. Pour autant, nous sommes capables de trouver des points d'accord avec d'autres pays – c'est le cas avec l'Allemagne par exemple.

Je répondrai à votre question sur la comparabilité des piliers I et II selon les modèles internes et standards. La finalisation de Bâle III exige des Européens de ne plus bénéficier autant de leurs modèles internes, donc on remonte les exigences en imposant un seuil. Nous avons signé cet accord. Mais le problème est que nous ajoutons un pilier II qui n'existe pas chez les Américains. La logique de comparabilité veut que les Américains appliquent Bâle III sur le pilier I car ils n'ont pas de pilier II, et qu'il en soit de même pour les Européens. Cela signifie que nous allons continuer à appliquer nos piliers I et II avec nos actifs à risques pondérés ( risk-weighted assets, RWA) selon nos modèles internes ; nous calculerons également ce pilier I comme les Américains en appliquant l' output floor et nous comblerons la différence s'il y en a une. Cela est tout à fait logique. Mais il émerge une dynamique que je qualifie d'irrationnelle qui souhaite la conformité absolue sur le pilier I et le pilier II, entraînant une double peine pour les banques françaises.

L'application sera plus lourde chez nous car nous allons appliquer plusieurs fois la peine. Cela est l'exemple typique d'un cas de surtransposition d'une réglementation internationale. Le parallel stack, l'option que nous proposons, c'est la résistance à l'idée qu'il faut avoir les mêmes définitions et les appliquer à des exigences beaucoup plus complètes. En termes de capacité à concurrencer les banques américaines, cela va être plus compliqué. D'autant que les banques américaines ont en moyenne un taux de solvabilité bien inférieur à celui des banques européennes, car les minima réglementaires sont plus bas qu'en Europe, comme ils n'ont pas de pilier II.

Je comprends votre perplexité lorsque l'on vous dit que les impacts peuvent varier de un à dix. L'ABE a affirmé ne pas avoir réellement évalué les impacts de la finalisation de Bâle III : elle a expliqué que dans la période actuelle, elle n'avait pas eu le temps de conduire les études complètes et sérieuses nécessaires, mais que cela ne devrait pas trop coûter. De l'aveu même de ceux qui étaient chargés de la réaliser, vous ne disposez pas de l'étude d'impact complète et solide sur la finalisation de Bâle III.

Le plus grand écart dans les chiffres s'explique par le fait que certains calculs d'impact se basent sur les manques de fonds propres par rapport aux minima réglementaires sans considérer la chute brutale des fonds propres pour toutes les banques. Vous avez toute légitimité à souhaiter y voir clair dans ces calculs, et donc à redemander aux autorités de conduire une évaluation des impacts en bonne et due forme, ne serait-ce qu'en partant des déclarations de l'ABE, qui a convenu des limites qui étaient les leurs dans l'exercice réalisé.

Les impacts en fonds propres représentent + 20 % pour les banques européennes, ce qui correspond à 320 milliards d'euros, alors qu'elles ont 1 600 milliards d'euros de fonds propres. L'impact de TRIM, soit la révision des modèles internes estimée par le SSM aboutit à des risques sous évalués à hauteur de 12 %, alors même que ces modèles internes ont été validés par eux. Mais le vrai impact s'élève à + 3 % pour l'ensemble des RWA des banques en Europe. L'exercice TRIM démontre que les modèles internes n'étaient pas sous-évalués aux yeux du superviseur, bien qu'ils aient conclu oralement autre chose.

La réglementation américaine impose d'adopter les modèles standards, c'est-à-dire d'appliquer un output floor à 100. Ces modèles standards sont appliqués aux crédits présents au bilan des banques, or les meilleurs crédits sont sur le marché. Cela signifie que les Américains n'appliquent le modèle standard qu'aux crédits les plus risqués – cela constitue un bénéfice pour eux. Les autres crédits sont sortis des bilans des banques pour être titrisés sur les marchés. Les Américains ne sont pas soumis à une réglementation plus dure que nous ; ils ont la même réglementation. Cependant ils vont toucher le buffer le plus élevé qui doit rajouter 1 % ou 2 % de plus sur la tranche supplémentaire des institutions financières d'importance systémique. Il est d'ailleurs étrange que l'on continue de faire cohabiter cette réglementation punitive en fonction de la taille des banques et l'objectif de l'Union européenne de faire fusionner les banques pour qu'elles soient plus grosses. Il faudrait une plus grande cohérence entre les incitations et les demandes des superviseurs.

L' output floor fait partie de l'accord de Bâle III ; il a été signé et il faut l'appliquer. Mais il faut le mettre en œuvre rationnellement, c'est-à-dire en tenant compte de nos spécificités, notamment que nous avons des couches de solvabilité que les Américains n'ont pas. Si la méthode américaine est réellement plus dure, nous devrons en rajouter – mais pas le contraire.

Vous m'avez interrogé sur les raisons pour lesquelles cet accord nous toucherait plus durement que les Américains. Cela s'explique par le fait que nous surtransposerions largement, car nous rajoutons en sus le pilier II. Le fait que leurs modèles standards sont plutôt bonificateurs des crédits qu'ils ont dans leurs bilans et qu'en réalité, le standard est 30 % moins coûteux que chez eux, il faut l'avoir en tête.

Sur les directives, il va de soi que ces réglementations de résolution sont nécessaires. Mais il faut se rendre compte de leurs excès et de leurs applications excessivement injustes et discriminantes entre la France et le reste de l'Europe. À titre d'exemple, alors que notre système bancaire paraît parmi les plus solides d'Europe en matière de solvabilité – le seul système bancaire dont le sauvetage en 2009 n'a pas coûté un euro aux contribuables car nous avons remboursé les fonds propres au bout de neuf mois – la réglementation de résolution fait de la France le plus gros contributeur au fonds de résolution unique (FRU), qui permet d'avoir des milliards d'euros de fonds disponibles pour venir mettre en résolution une banque et ne pas la mettre en liquidation.

Nous avons ainsi versé 3 milliards d'euros cette année au titre du FRU, une part bien supérieure à tout autre pays, sans commune mesure avec nos risques. Le système du conseil de résolution unique (CRU, ou en anglais single resolution board, SRB ) est une machine qui couvre l'ensemble des banques en Europe, auquel cotisent les banques les plus solides – dont la majorité sont des banques françaises. Nos remarques sur le sujet sont plutôt des remarques de calibrage. D'ailleurs le FRU a été retoqué pour des problèmes de forme par des instances juridiques pour l'absence de transparence de leur facturation, et le fait qu'elle devait revoir sa copie sur la répartition des risques.

S'agissant de la disparition du risque systémique, je pense que le risque systémique pesant sur la finance mondiale est toujours aussi élevé. La réglementation bâloise n'a pas du tout désystémisé la finance mondiale. Elle a demandé plus pour le même système : il faut être plus capable de perdre plus. En revanche, j'ai évoqué le risque de liquidités en Europe et le fait que les systèmes bancaires français, européens et mondiaux se sont bloqués lors de la crise des subprimes en 2008 et 2009 . Dans ce genre de situation, où les banques ne se font plus confiance, car on ne sait pas où sont les subprimes, le crédit interbancaire ne fonctionnant plus, l'État français a dû intervenir par des garanties à hauteur de 300 milliards d'euros pour le système interbancaire. Cela a été très efficace et ça n'a pas consommé un euro.

La BCE était à ce moment-là une des rares banques centrales entièrement interdites dans son métier de prêteur en dernier ressort. Son intervention lors de la crise de la dette des pays européens en 2011 et 2012, le « whatever it takes » de Mario Draghi, a tout changé. Le risque de liquidités en Europe disparaît donc car la BCE est aujourd'hui prêteur en dernier ressort, comme la FED, comme la Banque centrale de Chine. Les marchés ne connaissent plus le risque de difficultés systémiques. Un établissement peut être en difficulté, mais cela ne se propagerait pas, et c'est à lui d'avoir les réserves pour y faire face. Je n'aurai pas l'imprudence d'affirmer que les risques de liquidités ont totalement disparu, mais nous ne vivrons plus l'expérience de la fermeture des marchés interbancaires en 2008 et 2009 car la banque centrale a repris son rôle de prêteur en dernier ressort.

Sur la question de savoir si nos modèles internes nous permettent de repérer les secteurs les plus impactés en termes de facilité ou non de financement, e constate deux phénomènes : d'un côté, les modèles internes sont plus fins et permettent de beaucoup mieux approcher le risque et donc des modèles internes moins lourds, et d'être plus en capacité de prêter ; d'un autre côté, ce cercle vertueux supervisé par les autorités bancaires fait évoluer vers les meilleurs risques et éviter les moins bons. Les modèles internes apportent donc une plus grande capacité à prêter à fonds propres équivalents, donc au niveau macroéconomique, l'économie est financée de façon très fluide par les crédits en France ; mais ils induisent une dynamique de sélection des meilleurs risques.

Pourquoi les modèles standards sont moins durs envers les banques américaines que les banques françaises ? D'abord, les Américains n'appliquent les modèles standards qu'aux crédits présents dans leurs bilans – c'est la raison pour laquelle ils titrisent leurs crédits immobiliers, car leurs crédits coûtent cher en termes de risques ; alors que nous gardons tous les crédits à nos bilans. Ensuite, les Américains ne s'appliquent pas le risque opérationnel ni la CVA sur les marchés : appliquer les modèles standards à leur économie leur coûte donc 30 % moins cher que nous. Par ailleurs, ils appliquent de meilleurs modèles aux entreprises notées, or nous disposons de moins d'entreprises notées car nous n'avons pas développé la culture de la généralisation des notations. Enfin, les Américains ne se rajoutent pas de pilier II, ce qui explique notre proposition de ne pas appliquer l'output floor sur le pilier II. Nous adoptons leurs contraintes en plus des nôtres, alors même qu'eux ne s'imposent pas de contraintes supplémentaires, Le pilier II n'existe pas dans la réglementation bâloise : elle ne porte que sur le pilier I.

Les banques françaises comptent parmi les leaders mondiaux dans le financement d'actifs (infrastructures, aéronefs, avions). Considérant notre taille relative, cela est presque anormal. Nous avons des pratiques juridiques différentes des Américains. Si nous appliquons les modèles standards, nous allons faire exploser les exigences de fonds propres, alors même que depuis vingt ans, nous finançons des bateaux et des avions sans risque pour l'économie française.

Je pense que le changement de gouvernance aux États-Unis ne changera rien du tout. Pour les autorités américaines, la finalisation de Bâle III n'est pas un sujet. Ce qui leur importe est qu'il n'y aura pas d'augmentation sur le capital des banques américaines. Si le FRTB leur coûte beaucoup, ils la débrancheront. Cela est clair depuis le départ. Leur seul objectif est qu'il n'y ait pas de modification des exigences de capital ; le reste est une affaire européenne.

S'agissant de la séparation des banques de dépôt et des banques de marché, il me semble qu'il s'agit d'une mauvaise exportation des préoccupations américaines. Aux États-Unis, l'épargne des ménages est largement suffisante pour financer les crédits à l'économie dans les bilans bancaires. En France en revanche, il manque structurellement entre 15 % et 25 % d'épargne individuelle aux bilans des banques. Les banques ont besoin du marché pour financer les PME, les collectivités, les crédits immobiliers. Elles complètent à leur passif avec des ressources de marché nécessaires pour financer l'économie. Donc la séparation des deux obligerait à faire appel à toutes les banques concurrentes pour se financer sur le marché, incluant les banques américaines. Ce n'est pas dans notre intérêt. Cette séparation n'a donc pas de sens chez nous : nous ne risquons pas l'épargne de nos clients dans nos bilans sur des financements de marché. Nous ne faisons que des crédits à l'économie avec l'épargne dans le bilan; et il n'y en a pas suffisamment.

Comment faire pour éviter que les banques françaises soient pénalisées par la finalisation de Bâle III ? Il faut appliquer Bâle III d'une manière rationnelle et intelligente, répondant aux objectifs de départ c'est-à-dire à l'exigence de comparabilité. Nous voulons appliquer Bâle III, mais pas de n'importe quelle manière. Nos systèmes sont différents, et les Américains pensent que le leur est plus exigeant. Alors comparons les deux, en faisant tourner nos modèles internes et leurs modèles standards. Notre attitude se situe pleinement dans la conformité. Nous ne sommes pas pour reculer la transposition de Bâle III, et nous avons probablement mal communiqué sur le sujet.

Nous devrions appliquer intelligemment Bâle III, selon les préceptes donnés par le gouverneur de la Banque de France et le ministre Le Maire. Nous ne sommes pas en train de rechercher un compromis avec les Allemands ; nous sommes dans la réalité de l'application de Bâle III. D'expérience, nous savons que le diable se cache dans les détails. Le compromis franco-allemand doit donc être détaillé. Nous devons enfin demander à la Commission européenne de faire ce qu'elle était censée faire : c'est-à-dire de recalibrer les modèles standards en fonction de la nature des financements européens. Nous ne faisons pas de mortgages américains. Pourquoi appliquerions-nous leur évaluation ? Il faut adapter la réglementation internationale aux spécificités du modèle de financement européen et notamment français.

Je conclurai par l'état des banques françaises. Beaucoup s'attendaient à des difficultés, et ce n'est pas le cas, car le premier qui intervient, c'est l'État, qui intervient en aides directes à l'économie. Nous avons fait notre travail et délivré les prêts garantis par l'État. Nous faisons de l'accompagnement ensuite. Nous traversons bien cette crise car nous y sommes entrés très solides ; la crise ne vient pas heurter le système bancaire. La solvabilité du système bancaire français est bonne : 15,9 % en moyenne en 2020, en hausse en 2020, car nous avons fait moins de résultats financiers qu'en 2019, mais cela nous a permis de conforter notre solvabilité. Le système bancaire fait partie de la solution et non pas du problème dans cette crise.

Sur la transition écologique et numérique, nous la faisons en plus. Ce n'est pas en option.

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