Intervention de Émilie Bonnivard

Réunion du mercredi 23 février 2022 à 17h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉmilie Bonnivard, rapporteure de la mission d'information sur les conséquences financières et budgétaires de la présence des grands prédateurs sur le territoire national :

Lorsque j'ai proposé à la commission des finances de s'intéresser aux conséquences financières et budgétaires de la présence de grands prédateurs sur le territoire national, un constat criant guidait ma démarche. En effet, le pastoralisme français fait face à une crise sans précédent et trop peu connue. Elle le mine de manière croissante depuis près de trente ans face à la pression résultant de la présence de grands prédateurs.

Les grands prédateurs terrestres que sont le loup, l'ours et le lynx ont disparu ou quasiment disparu du territoire national au cours du XXe siècle. Ce phénomène a abouti à leur protection par la convention de Berne et la directive dite « Habitat », par la suite transposée dans le droit national. La stricte protection de ces espèces a donné lieu, à partir des années 1990, à une croissance importante de leur population.

En 2009, la France comptait 194 loups sur son territoire. En 2015, leur population était estimée à 293 loups répartis sur 42 zones de présence permanente et 30 départements. Une zone de présence permanente se définit par l'existence de trois indices de présence relevés pendant deux hivers consécutifs. En 2021, 624 loups étaient estimés officiellement dans l'hexagone. Cette estimation tient compte d'un intervalle de confiance statistique de 5 %. En fourchette haute, il existerait 834 loups et en fourchette basse 414 spécimens. Ce point s'avère important, car il existe une divergence forte sur l'évaluation du nombre de loups au niveau national entre les chasseurs et les éleveurs d'une part et l'Office français de la biodiversité (OFB) d'autre part. C'est la raison pour laquelle une évaluation alternative est en cours de définition sous l'autorité du préfet coordonnateur. La France comptait officiellement 624 loups en 2021, soit une multiplication par cinq depuis dix ans et une augmentation de plus de 113 % du nombre d'individus ces cinq dernières années. Ces 624 loups se répartissent aujourd'hui sur 125 zones de présence permanente, soit une hausse de près de 200 % du nombre de zones de présence permanente en cinq ans. Cette expansion s'avère considérable. Les loups sont désormais présents dans quarante départements.

La dynamique démographique de l'espèce en France montre que la politique européenne de protection stricte de l'espèce a fonctionné. Désormais, le loup n'est plus considéré comme une espèce menacée. Cependant, nous ne parvenons pas à disposer d'éléments objectifs au niveau européen qui permettraient de connaître le nombre d'individus et l'espace géographique nécessaire à ce que nous estimons constituer un bon état de conservation de l'espèce. Cette notion est légèrement différente de la question de l'espèce menacée au niveau européen. Cela représente une véritable difficulté en matière de définition et d'adaptation d'une politique publique européenne ayant des impacts particulièrement lourds pour le monde agricole.

La population d'ours a principalement fait l'objet de réintroduction puis de croissance naturelle ces dernières années. Elle comptait 15 individus en 2006, 32 en 2015 et 64 en 2020, soit un doublement de la population ursine en seulement cinq ans, entre 2015 et 2020. Cette population se concentre sur un seul territoire : le Couserans, en Ariège.

Le dynamisme démographique des grands prédateurs que sont le loup, l'ours et, dans une moindre mesure, le lynx, engendre des conséquences majeures pour les activités agropastorales. Ces quinze dernières années, la présence accrue de ces grands prédateurs a eu pour conséquence directe la croissance continue du nombre d'attaques sur les animaux d'élevage. En effet, ces attaques ont augmenté de 279 % entre 2010 et 2020, leur nombre constaté étant passé de 984 à 3 730. Parallèlement, le nombre de victimes parmi les bêtes d'élevage a également augmenté. Alors qu'en 2010, 3 791 victimes du loup étaient recensées, leur nombre a atteint 11 849 en 2020, soit un accroissement de 213 % en dix ans. Une légère stagnation a été observée en 2019, puis une baisse relative du nombre de victimes en 2021 (ce nombre s'élève à 10 900 cas). Ce phénomène résulte probablement d'un double mouvement — bien qu'aucune étude scientifique reconnue n'en atteste avec certitude. En effet, le déploiement des mesures de protection, dont les chiens de protection ainsi que le doublement du plafond des tirs de défense et de prélèvements autorisés de loups attaquant les troupeaux ont probablement permis une réduction du nombre de victimes. En 2009, le plafond des prélèvements dérogatoires s'élevait à 10 %. Il atteint désormais 19 % de la population annuelle moyenne estimée. Cette tendance reste toutefois à confirmer, car la période semble trop courte pour pouvoir l'affirmer. L'objectif doit demeurer une baisse drastique du nombre d'attaques et de victimes. Or leur niveau reste élevé.

Concernant l'ours, le nombre de victimes demeure inférieur à celui de victimes du loup. Cependant, il croît fortement ces dernières années. En 2020, 930 animaux ont été indemnisés à la suite d'une attaque d'ours, contre 247 en 2015. Cela représente une hausse massive de 277 %.

Les conséquences de cette pression accrue de la prédation se révèlent à l'évidence désarmantes. Le pastoralisme français est menacé. Il s'agit pourtant d'un secteur pourvoyeur d'emplois, gardien de pratiques ancestrales et d'opportunités économiques pour les territoires de montagnes, souvent enclavés. Plus encore, le pastoralisme est porteur d'aménités positives pour les espaces naturels dans lequel il s'exerce. Ainsi, notre code rural précise que le pastoralisme contribue à l'entretien des sols, à la protection des paysages, à la gestion et au développement de la biodiversité. La détresse des éleveurs, leurs difficultés, le stress permanent qu'ils vivent dès la sortie de leurs animaux ne seraient tolérés pour aucune autre profession. Les risques psychosociaux s'avèrent désormais particulièrement élevés, comme en attestent les mesures mises en place par la Mutualité sociale agricole (MSA) sur ces territoires. Ces risques impactent les perspectives de renouvellement des générations dans la filière.

Par conséquent, il paraît nécessaire de trouver une politique publique pour concilier ces deux priorités : d'une part préserver le pastoralisme et d'autre part garantir la présence de grands prédateurs sur les mêmes espaces. Ce double objectif a pris la forme de plans nationaux d'actions (PNA) propres à chaque prédateur. Ils ont évolué au cours du temps et introduisent une politique publique organisée en triptyque. Tout d'abord, en amont des attaques, il s'agit de prendre en charge les mesures de protection qui visent à limiter le nombre d'attaques et la mortalité dans les troupeaux. Effectivement, il existe un financement, à hauteur de 80 % pris en charge par la puissance publique (fonds européen et État), des dépenses de gardiennage, de chiens de protection ou de clôtures. Ensuite, en aval des attaques, l'indemnisation offre une compensation financière aux éleveurs pour les animaux tués, perdus ou une productivité moindre de leur troupeau. Enfin, au regard de l'efficacité relative des mesures de protection face à l'augmentation de la pression de prédation, des protocoles de tirs dérogatoires ont été mis en place dans les zones les plus sujettes à la prédation. Ils permettent de diminuer sensiblement la pression dans ces territoires.

À travers ce rapport, mon objectif a été d'évaluer le coût complet pour la puissance publique de cette politique de conciliation entre pastoralisme et grands prédateurs. J'ai également analysé l'évolution de cette politique publique au cours des dernières années afin d'en mesurer l'efficacité. Parvient-elle à atteindre son objectif ? C'est-à-dire à concourir à la diminution, voire à l'absence d'attaques des prédateurs sur les troupeaux, comme M. Stéphane Travert, alors ministre de l'agriculture, le mentionnait en 2017.

Le coût de cette politique a explosé à la faveur de la multiplication des attaques. Le coût des mesures de protection connait une évolution exponentielle majoritairement prise en charge par l'État et l'Union européenne. Ce coût est passé d'environ 6,2 millions d'euros en 2010 à 18,85 millions d'euros en 2015 puis à 29 millions d'euros en 2020. Cela représente une progression de près de 400 % en dix ans. Les dépenses d'indemnisation ont également augmenté, passant d'un million d'euros en 2010 à 2,88 millions d'euros en 2015 puis à 4,54 millions d'euros en 2020. Ces dépenses ont ainsi subi une multiplication par quatre sur dix ans. Il s'agit des deux principaux postes de dépenses au travers desquels nous pouvons évaluer cette politique. En effet, ces données permettent d'établir une comparaison d'une année à l'autre, car elles demeurent peu sujettes à une évolution de périmètre.

Toutefois, cette politique entraîne d'autres dépenses publiques qui ont fortement augmenté ces dernières années et qui n'existaient pas dix ans auparavant. Il s'agit de dépenses de personnel estimées à près de 12 millions d'euros en 2020. Elles comprennent la création de postes de préfets coordonnateurs ; de personnels dédiés dans les ministères et dans les services déconcentrés ; l'augmentation du personnel recruté à l'Agence de services et de paiement (ASP) et enfin celle des personnels de l'OFB et de la brigade des grands prédateurs. D'autres dépenses peuvent être signalées, comme le défraiement des louvetiers pour leurs interventions ou encore les mesures complémentaires spécifiques au massif des Pyrénées. Au total, le coût de cette politique publique représente en 2020, 56 millions d'euros a minima. Il s'agit de l'évaluation la plus exhaustive que j'ai pu réaliser. En effet, cette étude exclut les dépenses réalisées par les communes ou les départements, pour lesquels un recensement s'est avéré ardu, tandis qu'elle ne comprend pas toutes les dépenses actuelles, comme celle du coût du préfet coordonnateur du PNA « ours » puisque sa mission a démarré en 2021. En outre, il convient d'ajouter les dépenses prises en charge par les acteurs privés, dont les éleveurs eux-mêmes et les chasseurs. L'effort national global s'élèverait ainsi a minima à 66 millions d'euros, dont presque 8 millions d'euros de reste à charge supportés par les éleveurs au titre des mesures de protection. Ce montant s'avère considérable pour des dépenses non productives. La hausse constante du coût de cette politique publique aurait dû se traduire par une décroissance du nombre d'attaques et de victimes et par une baisse du nombre d'animaux indemnisés. Or le nombre de victimes poursuit sa croissance.

Au cours de ces dernières années, la courbe relative au nombre de victimes et celle du coût des mesures de protection ont évolué de manière parallèle avec une stagnation toute récente. Cette dynamique s'observe également pour l'ours. En réalité, le seul lien qui apparait clairement reste celui qui unit le nombre de prédateurs présents et le nombre de victimes.

Si nous pouvons conclure à une relative inefficience de cette politique publique entre l'évolution de la dépense publique et ses résultats, il demeure certain que la situation serait bien pire sans ces moyens.

À cet égard, je souhaite saluer les efforts de toutes les parties prenantes à ce dossier sensible : les éleveurs, les représentants de la profession agricole, les associations comme France Nature Environnement (FNE) (en dépit de nos désaccords), les membres de la brigade grands prédateurs, les lieutenants de louveterie, les chasseurs, les fonctionnaires et aussi, tout particulièrement, les personnels des services déconcentrés de l'État qui se retrouvent souvent sur le terrain entre le marteau et l'enclume. Ces derniers accomplissent leurs tâches au mieux dans un cadre légal très contraint, et à mon sens désormais totalement dépassé, pour accompagner des éleveurs décontenancés.

Nous avons le sentiment d'une fuite en avant de la dépense, des moyens humains engagés, des attaques, des victimes, sans que nous parvenions à résorber ces éléments.

Il est donc urgent d'interroger la Commission européenne sur le caractère désormais inadapté de ce cadre légal. Le maintien d'une protection stricte de ces espèces s'avère fortement contraignant. Or les conflits se renforceront nécessairement sur les espaces pastoraux, à moins d'accepter une croissance toujours plus forte de la dépense publique, une multiplication des tirs dérogatoires, ou une modification et un affaiblissement fondamental du pastoralisme dans sa forme ancestrale (plusieurs mois d'estive et de pâturage hors de l'étable). De manière générale, cette politique publique souffre d'un déficit important d'évaluation aux niveaux national et européen.

Plus fondamentalement, ce sujet nous conduit à nous interroger sur la place de l'homme et de ses activités dans la nature. Je m'intéresse également dans mon rapport, à la présence du requin à La Réunion. Cette dernière pose des questions similaires à celles de la présence de prédateurs dans les espaces de montagne. Toutefois, les drames humains qui y sont vécus depuis dix ans sont terribles (morts de jeunes baigneuses, etc.). Une nature fermée à une présence humaine respectueuse et mesurée constituerait un renoncement majeur et non souhaitable. L'équilibre entre la protection des espèces protégées et le maintien des activités pastorales et, plus largement des activités humaines, impose de dépasser une vision manichéenne de la relation entre l'homme et la nature, notamment dans le cadre d'activités respectueuses de l'écosystème naturel depuis des millénaires. Il convient de mener une politique publique cohérente, efficace et transparente, fondée sur un principe de responsabilité. Cette politique devra demeurer respectueuse de toutes les parties prenantes dans la nature et contributrices à la biodiversité.

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