Pour l'exercice 2022, ces 81 fournisseurs ont demandé 160 térawattheures d'électricité, soit un volume record. La CRE satisfera ces demandes à hauteur de 100 puis 120 térawattheures. Les quantités d'électricité attribuées à chaque fournisseur ne sont cependant pas connues d'EDF et la CRE m'a demandé de ne pas les dévoiler ; je respecterai cette demande tout en soulignant trois points.
En premier lieu, chacun des fournisseurs concernés sera de facto subventionné par EDF. Je le répète : depuis 2012, dans le cadre de l'ARENH, EDF cède de l'électricité à ces fournisseurs au prix de 42 euros le mégawattheure même si, comme en ce moment, celle-ci vaut quatre ou cinq fois plus cher sur le marché. Cette subvention indirecte versée par EDF à ses concurrents est pour le moins curieuse quand TotalEnergies présente un résultat net record de 16 milliards de dollars pour l'année 2021. Pourquoi EDF, dont les finances sont sous pression, devait-il subventionner un concurrent dont les finances sont florissantes ? Pourquoi un tel effet d'aubaine ?
En deuxième lieu, le code de l'énergie ne garantit pas que les fournisseurs répercuteront intégralement leurs achats d'ARENH auprès de leurs clients. En d'autres termes, ce n'est pas parce qu'un fournisseur achète de l'électricité à bas prix auprès d'EDF qu'il la revendra à bas prix au consommateur. Certes, si un fournisseur demande un volume d'électricité trop important, un double mécanisme de pénalité rétroactive, dit CP1 et CP2, existe, mais la CRE l'utilise peu. Le Gouvernement et la CRE sont conscients de cette faille et ont promis d'y accorder leur attention. Nous verrons ce qu'il en sera.
En troisième lieu, l'ARENH ignore toute considération stratégique. Aucun contrôle n'est exercé sur la nationalité des sociétés en bénéficiant. Je ne vois pas d'obstacle à ce que l'espagnol Iberdrola bénéficie de l'ARENH ; en revanche, je ne comprends pas que Gazprom et China Power France figurent parmi les attributaires potentiels de l'ARENH pour leurs clients français… Car Gazprom est bel et bien l'un des bénéficiaires potentiels de l'ARENH ! En 2022, Gazprom a choisi de ne pas exercer son droit de tirage sur l'ARENH mais cette société a conclu avec EDF un contrat-cadre qui lui permettrait d'y prétendre et en a bénéficié à plusieurs reprises depuis 2012. Afin de respecter l'engagement de confidentialité que j'ai pris auprès de la CRE, je ne peux être davantage précis mais sachez que c'est encore arrivé récemment et que les volumes d'électricité concernés ne sont pas négligeables.
Il y a là un vrai paradoxe, pour ne pas dire une hérésie. D'un côté, l'envolée des prix de l'électricité s'explique par les tensions sur le marché du gaz auxquelles Gazprom n'est pas étranger. De l'autre côté, Gazprom se retrouve subventionné par EDF pour acheter de l'électricité à bas prix. Où est la logique ? Pourquoi le pompier devrait-il subventionner le pyromane ? De plus, il est curieux de faire une fleur à Gazprom au moment où la Russie menace l'Ukraine.
J'en viens à la deuxième interrogation à laquelle je souhaitais répondre. Quel est le coût prévisionnel du relèvement de l'ARENH pour EDF et comment se décompose-t-il ?
Hier, EDF m'a confirmé que le coût attendu du relèvement de l'ARENH et des autres mesures annoncées par le Gouvernement le 13 janvier 2022 était estimé, selon les hypothèses de prix de marché, entre 7,7 et 8,4 milliards d'euros sur un an, dont 6 milliards d'euros sont directement liés à l'augmentation des volumes de l'ARENH. Ce coût correspond à l'addition de deux principales sources de pertes. La première sera l'impossibilité pour EDF de vendre l'électricité qu'il produit au prix de marché. En 2022, EDF sera ainsi tenu de vendre 40 % de ses électrons à ses concurrents au prix de 42 euros ou 46,20 euros le mégawattheure au lieu de les céder à 150 ou 200 euros le mégawattheure sur le marché. La seconde source de pertes tiendra à la nécessité pour EDF d'acheter sur le marché l'électricité qu'il ne produit pas en quantité suffisante avant de la revendre à prix cassé aux fournisseurs alternatifs. Si EDF n'a pas encore commencé à le faire, il le fera bientôt.
À titre de comparaison, la somme de 8 milliards d'euros représente presque la moitié du coût de construction de l'EPR de Flamanville ou 14 fois le coût du chèque énergie exceptionnel versé à la fin de l'année 2021 à 5,8 millions de ménages. Je rappelle aussi que ce coût de 8 milliards d'euros pèse sur une entreprise dont les finances sont dégradées. L'endettement d'EDF s'établit aujourd'hui à 43 milliards d'euros pour un chiffre d'affaires annuel de 84,5 milliards d'euros.
Enfin, ce montant est susceptible d'être majoré par des coûts indirects. Deux agences de notation ont par exemple abaissé la notation financière d'EDF après les annonces gouvernementales.
Le relèvement de l'ARENH constitue donc un rude coup financier porté à EDF. Le 10 février, à Belfort, le Président de la République a déclaré qu' « EDF traverse une période difficile ». C'est justement parce qu'EDF traverse une période difficile que le relèvement de l'ARENH est un non-sens : relever l'ARENH, c'est mettre EDF à genoux. Certes, nous savons depuis vendredi dernier qu'EDF va organiser une augmentation de capital de 2,5 milliards d'euros à laquelle l'État souscrira à hauteur de 2,1 milliards d'euros. La belle affaire ! L'État donne 2,1 milliards à EDF d'une main mais en prend 8 de l'autre. Là encore, où est la logique ?
Comment voulez-vous qu'EDF modernise ses centrales nucléaires, rachète les turbines Arabelle, finance de nouveaux EPR et investisse dans les énergies renouvelables si, dans le même temps, vous le ponctionnez de plusieurs milliards d'euros ? Même si les ingénieurs d'EDF sont brillants, je ne les crois pas encore capables de résoudre la quadrature du cercle. Ce jugement sévère sur les tours de passe-passe de l'État est partagé par beaucoup, y compris par le Conseil supérieur de l'énergie qui, fait rare, s'est prononcé contre le projet d'arrêté relevant l'ARENH – je précise d'ailleurs que je n'ai pas pris part à cette décision. Depuis longtemps, je dis que l'ARENH est un poison qui coule lentement mais sûrement dans les veines d'EDF. Avec le relèvement de l'ARENH, un grand pas est fait vers l'overdose.
Le relèvement de l'ARENH pose enfin un réel problème en termes de finances publiques qui devrait interpeller notre commission. Cette décision revient effectivement à faire prendre en charge par EDF une mesure de soutien aux ménages qui devrait relever du budget de l'État. Le dispositif retenu constitue une débudgétisation portant atteinte à la sincérité des comptes publics. EDF ne doit pas être le sous-traitant social de l'État pour répondre aux difficultés posées par la crise énergétique. À l'inverse, l'État doit supporter cette dépense au moyen, par exemple, d'un allégement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) sur l'électricité ou de mesures ciblées en faveur des électro-intensifs.
Pour toutes ces raisons, il serait nécessaire de renoncer au relèvement du plafond de l'ARENH. Si l'objectif de contenir à 4 % la hausse des prix de l'électricité est louable, d'autres moyens auraient pu être mis en œuvre. En choisissant de relever ce plafond en dépit des doutes juridiques planant sur la légalité de cette décision, le Gouvernement affaiblit durablement EDF, subventionne les fournisseurs alternatifs sans garantie que cela profite aux consommateurs et porte atteinte à la sincérité budgétaire, sans même résoudre le problème de fond. Demain, quelle position adopter si, comme cela est probable, les prix de l'énergie demeurent élevés ?
Dans un document confidentiel auquel j'ai eu accès en ma qualité de rapporteur spécial, un groupe de travail missionné par le ministère de la transition énergétique écrit ainsi que les prix élevés de l'énergie pourraient « s'installer durablement » et qu' « il n'est pas anticipé de retour aux prix pré-2020 […] lors de la décennie ».
En conclusion, je dirai que le relèvement du plafond de l'ARENH illustre une politique énergétique faite de retournements permanents. Ce quinquennat qui a commencé en arrêtant le projet Astrid et en fermant, après 42 ans d'activité, la centrale de Fessenheim se termine en relançant le nucléaire civil et en voulant prolonger la durée d'activité des centrales nucléaires au-delà de 50 ans. Ce quinquennat qui a commencé en fermant les centrales à charbon se termine en doublant les autorisations de production accordées à ces mêmes centrales. Ce quinquennat qui a commencé en voyant l'État renoncer à percevoir un dividende d'EDF se termine par une ponction de 8 milliards d'euros sur EDF. Ce quinquennat, « le mal qu'il fit, il le fit bien, le bien qu'il fit, il le fit mal ».
Sur ce sujet comme sur d'autres, il est grand temps de tourner la page.