Intervention de Adeline Hazan

Réunion du mardi 7 juillet 2020 à 17h40
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Adeline Hazan, Contrôleure générale des lieux de privation de liberté :

Effectivement, cette intervention est la dernière de mon mandat. Je me réjouis, moi aussi, de la façon dont nous avons travaillé ensemble.

Aujourd'hui, je suis parmi vous pour vous présenter le rapport annuel de 2019, le bilan de mon action durant mon mandat et évoquer la façon dont les personnes privées de liberté ont vécu le confinement. Nous avons d'ailleurs publié, il y a quelques jours, sur notre site internet, un rapport très complet sur le sujet.

Le Contrôle général des lieux de privation de liberté est une institution qui honore la démocratie. C'est la seule autorité administrative indépendante à vivre en immersion totale dans les établissements. Nous effectuons 150 visites par an. Nous passons des semaines entières dans ces lieux de privation de liberté, que nous connaissons souvent mieux que l'administration pénitentiaire elle-même. Nous disposons donc d'une photographie exacte et actualisée de la situation dans ces établissements et des droits fondamentaux des personnes privées de liberté. Nous contribuons ainsi à rendre visibles ces personnes presque invisibles dans notre société.

Depuis la création du Contrôle général, par une loi de 2007, le contexte a changé. Les droits fondamentaux, ceux des personnes privées de liberté en particulier, étaient alors appréhendés par tous – administrations, ministres, opinion publique – comme non négociables et acquis.

Douze ans après, nous n'en sommes plus là. La loi relative à la rétention de sûreté de 2008 a constitué une cassure, selon moi. Pour la première fois dans notre droit pénal, on a en effet considéré que l'on pouvait prendre des mesures restrictives des libertés pour une personne ayant déjà effectué sa peine. C'était une sorte de deuxième jugement visant à apprécier, non pas la culpabilité d'une personne, mais sa dangerosité supposée. La situation s'est encore dégradée avec la loi sur le terrorisme, la loi sur l'état d'urgence – dont beaucoup de dispositions sont entrées dans le droit commun –, la crise migratoire de 2015, qui a conduit à la mise en œuvre d'un certain nombre de dispositifs très restrictifs, puis la loi de 2016 sur la prévention de la criminalité.

Face à cette évolution, notre rôle de vigie des droits fondamentaux s'est renforcé. Nous avons installé la question de l'équilibre nécessaire entre le respect des libertés et de la sécurité dans le débat public.

Les constats que nous avons faits en 2019 sont malheureusement assez semblables à ceux que nous avions faits en 2018.

En ce qui concerne les prisons, la surpopulation carcérale demeure dramatique, avec 71 000 détenus pour 55 000 places – et non pas 60 000 places comme on l'entend habituellement. Et comme la politique de lutte contre la surpopulation carcérale ne s'est pas suffisamment mise en place, le 30 janvier 2020, la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

La situation est différente pour les hôpitaux psychiatriques et la santé mentale. Elle ne s'est pas beaucoup améliorée, mais il commence à y avoir une prise de conscience de la part du milieu médical. On considère désormais que l'hospitalisation sans consentement ne doit pas systématiquement être associée à des mesures de contrainte extrêmement sévères. La crise du Covid a permis de réfléchir à une prise en charge de la santé mentale qui enfermerait moins. Les mesures d'isolement et de contention, c'est-à-dire quand on isole et qu'on attache physiquement une personne, doivent être, comme le précise la loi que vous avez votée le 26 janvier 2016, le dernier recours et pour une durée extrêmement brève. Malheureusement, et comme ce fut le cas au cours des années passées, nous constatons que l'application de cette loi est à géométrie variable. Certains établissements se sont tout de suite mis en ordre de bataille tandis que d'autres ne la respectent pas et sont toujours dans la banalisation de ces mesures d'isolement et de contention.

À cet égard, la décision rendue par le Conseil constitutionnel le 19 juin dernier m'a satisfaite. Le Conseil a en effet considéré que la loi de 2016, qui ne prévoyait pas l'intervention du juge pour décider de l'isolement et la contention, était illégale et a donné six mois au législateur pour se mettre en conformité. Concrètement, cela signifie qu'il faudra qu'un juge, probablement le juge des libertés et de la détention, intervienne très vite, dès qu'une personne sera placée en isolement et en contention. C'est ce que nous demandions depuis de nombreuses années car, dès lors qu'il s'agit d'une décision et non d'une prescription, un recours doit pouvoir être exercé devant le juge judiciaire.

Cette décision est d'autant plus importante que nous constatons régulièrement des situations dramatiques. Pendant la crise du Covid, avec quelques contrôleurs, nous nous sommes ainsi rendus dans un établissement psychiatrique du Val-d'Oise, à Moisselles, car nous avions été informés que les patients atteints du Covid étaient isolés dans une unité spéciale dans des chambres fermées à clef. J'ai immédiatement adressé une recommandation en urgence au ministre des Solidarités et de la Santé pour faire cesser cette pratique. Deux jours après notre arrivée, l'hôpital y avait mis un terme et la direction générale de l'offre de soins (DGOS) avait envoyé des instructions en ce sens à tous les hôpitaux. Il était important de préciser qu'il ne fallait en aucun cas confondre l'isolement thérapeutique et le confinement. Ce n'est pas parce qu'il s'agissait de malades mentaux que l'on devait considérer qu'ils ne pouvaient pas respecter les gestes barrières. En 2019, nous avons visité trente-quatre établissements psychiatriques. J'en avais fait une priorité.

S'agissant des centres de rétention administrative, j'ai rencontré, pour lui remettre mon rapport, le ministre de l'Intérieur. J'ai dû lui dire, en le déplorant, que la situation, dans ce domaine, n'avait pas évolué au fil des années. Or, certaines choses sont inadmissibles dans notre démocratie. Lorsque je les dénonce, les ministres sont étonnés. Pourtant, ça continue.

Il est ainsi inadmissible, lors d'une garde à vue dans un commissariat, qu'on retire à la personne concernée – quelle que soit sa dangerosité ou son état d'agitation – tous ses objets, y compris le soutien-gorge pour les femmes – éventuellement en oubliant de leur rendre pour la comparution devant le juge.

Cette évolution de notre société me préoccupe. L'impératif de sécurité l'emporte de plus en plus sur la dignité des personnes.

Les fonctionnaires ont peur d'être mis en cause et pensent qu'ils ne seraient pas soutenus par leur hiérarchie en cas de problème. Ils ouvrent donc « le parapluie » au maximum, afin de prévenir le moindre risque. Dans ces secteurs de la sécurité, il faut parvenir, tant pour les surveillants d'administrations pénitentiaires que pour les membres de la police, à une obligation de moyens et non de résultat. Il n'existe pas de risque zéro, mais il faut que ces personnels ne puissent pas être poursuivis en cas de problème. Ce serait un renversement favorable de notre culture administrative.

Je l'ai dit, les centres de rétention administrative ne connaissent pas d'amélioration. Ce sont des lieux vétustes, dégradés, où la promiscuité est importante. C'est d'autant plus une préoccupation que la durée maximale de rétention est passée de 45 à 90 jours. En outre, la loi relative à l'asile et à l'immigration n'a malheureusement pas été mise à profit pour interdire la rétention des enfants. Je sais, madame la Présidente, que lors de votre visite du centre du Mesnil-Amelot, vous aviez été choquée d'y voir des enfants.

Certes, il y a eu des propositions. Celle qui a été déposée par le groupe majoritaire ne propose pas, toutefois, de supprimer la rétention des enfants, mais seulement de la réduire à 48 heures, avec une prolongation éventuelle. Si cette proposition de loi est adoptée, il sera toujours possible de placer des enfants en rétention pendant cinq jours. On sait pourtant combien cela est traumatisant.

Or, dans la plupart des cas, cette rétention n'est qu'une mesure de confort administratif permettant aux services de police de conserver la famille « sous la main » avant de la mettre dans l'avion. Dès qu'il y a des enfants, seule l'assignation à résidence devrait être autorisée.

Concernant les centres éducatifs fermés (CEF), c'est le même constat. Tout le monde – le Contrôle général des lieux de privation de liberté, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les parlementaires – constate des dysfonctionnements, des projets éducatifs insuffisants, une participation des familles trop faible, mais le nombre de CEF continue d'augmenter. Il aurait été préférable de tirer les enseignements des évaluations qui ont été faites – je pense notamment aux résultats de l'inspection de 2015.

Récemment, nous avons publié 257 recommandations minimales pour les personnes privées de liberté. Depuis 2008 et la création du Contrôle général des lieux de privation de liberté, nous avons en effet produit des milliers de recommandations pour les ministres. Il nous a semblé important de les classer, non par catégorie d'établissement, mais par nature de recommandation. Un commissariat, un hôpital psychiatrique, une prison sont des lieux très différents, ils sont cependant confrontés aux mêmes problématiques et, en tout cas, les droits fondamentaux des personnes doivent y être reconnus de la même manière. Nous avons ainsi créé une norme non contraignante, une forme de droit souple dont vont pouvoir s'emparer les praticiens, les juridictions, les avocats, les parlementaires. Nous ne donnons pas d'injonctions.

Nous n'avons pas cherché à définir ce que serait un lieu privatif de liberté idéal. Nous avons voulu expliquer comment les choses doivent se passer dans tous les lieux de privation de liberté en rappelant les règles minimales de respect des droits fondamentaux de la personne. Cela concerne l'accueil, le séjour, l'accès aux soins et le maintien des liens familiaux. Cela a conduit à 257 recommandations minimales. Elles sont comparables aux règles pénitentiaires européennes (RPE), mais élargies à l'ensemble des lieux de privation de liberté. Ce document est consultable sur notre site internet.

En 2019, nous avons également produit un rapport sur la radicalisation. Le quatrième dispositif est entré en vigueur en 2018. Il est organisé à partir des situations constatées dans les quartiers d'évaluation de la radicalisation (QER) et dans les quartiers de prévention de la radicalisation (QPR). Ce rapport est à votre disposition et consultable sur notre site internet.

Je suis inquiète. Certes, le problème de la radicalisation est extrêmement difficile à gérer et personne n'a la solution. Comme nous, les pays européens tâtonnent. Mais cette question est importante ; elle a pris beaucoup d'ampleur depuis 2015 et son traitement n'est toujours pas satisfaisant.

D'abord, la définition du détenu radicalisé n'est toujours pas établie. De ce fait, on applique indifféremment à des détenus dits radicalisés le même dispositif – évaluation en QER pendant quatre mois et, éventuellement, dix-huit mois de quartier de prévention de la radicalisation – qu'il s'agisse du jeune arrêté au bout de sa rue avant d'arriver en Syrie ou bien de la personne condamnée pour des crimes terroristes. Faute d'une individualisation de l'évaluation ou de la condamnation, les outils dont nous disposons ne permettent pas une prise en charge adaptée à la radicalisation : ils servent à gérer cette population. Cela conduit à en faire une catégorie spécifique de détenus à laquelle sont appliquées des mesures exorbitantes du droit commun axées sur la sécurité et ne présentant pas les mêmes garanties par exemple que la mise à l'isolement qui est limitée dans le temps et qui implique notamment une procédure contradictoire.

Souvent, les personnes soupçonnées de radicalisation ne sont même pas informées de leur mise sous surveillance. Parfois, elles rencontrent des psychologues et des éducateurs spécialisés, mais ignorent que leurs évaluations seront transmises à la commission de radicalisation de la prison et que ces pièces se retrouveront ensuite dans le dossier du juge. Cela pose des questions d'ordre éthique.

Les lieux privatifs de liberté ont été particulièrement touchés par la crise sanitaire car le confinement aggrave les risques de contagion et les atteintes aux droits fondamentaux des personnes.

Le CGLPL s'est évidemment confiné mais a continué ses contrôles grâce à des conversations téléphoniques avec les établissements. Au plus fort de la crise, je me suis déplacée, avec deux ou trois contrôleurs, à Moiselles et dans deux centres de rétention, à Vincennes et au Mesnil-Amelot. À Vincennes, il y avait plusieurs cas de Covid et au Mesnil-Amelot, beaucoup d'inquiétudes liées à l'impossibilité de procéder aux gestes barrières.

À la suite de cette visite, j'ai écrit au ministre de l'Intérieur pour lui demander, comme je l'avais déjà fait au début de la crise, la fermeture provisoire des centres de rétention. À ce moment-là, heureusement, seuls 10 % des centres fonctionnaient et il y avait environ 150 retenus au lieu des 1 900 habituels. Comme d'autres, j'ai considéré, qu'il n'existait plus de base légale pour retenir ces personnes puisque le trafic aérien était interrompu et qu'on ne pouvait pas les reconduire à la frontière et les expulser. Certaines étaient là depuis deux mois. Elles étaient dans un état d'angoisse absolue du fait de la menace du covid et ne comprenaient pas pourquoi on les retenait. Les atteintes aux droits fondamentaux, à la santé, aux gestes barrières et aux liens familiaux étaient très importantes.

Les lieux de privation de liberté sont tous différents mais nous avons relevé des traits communs pendant la crise.

Il faut noter tout d'abord la mise en place tardive des mesures de précaution. Dans les hôpitaux psychiatriques, les psychiatres se sont beaucoup plaints de recevoir les informations et les masques après les hôpitaux généraux. Ils ont eu le sentiment, fondé me semble-t-il, d'être de nouveau les parents pauvres de la médecine.

Ensuite, des mesures compensatoires au confinement, qui a conduit à la suppression des visites et à l'absence d'activités, n'ont pas été prises ou ont été beaucoup trop faibles.

Ainsi, les détenus n'ont pas bénéficié de la gratuité du téléphone dès la suspension des parloirs familiaux. Cela m'a choquée. La garde des Sceaux a certes instauré immédiatement la gratuité de la télévision et a accordé un crédit téléphonique de 40 euros par détenu, mais il me semble que le coût, pour l'administration pénitentiaire, de la gratuité du téléphone pendant deux mois n'aurait pas été prohibitif. C'est une question de dignité. Ces personnes étaient inquiètes et confinées dans des maisons d'arrêt surpeuplées ; elles auraient dû avoir la possibilité de téléphoner gratuitement pendant cette période.

Enfin, il a été impossible pour les détenus et pour les patients en hospitalisation sans consentement d'avoir accès au juge pendant cette période. Parfois, il y a eu des visioconférences. Parfois, des décisions ont été rendues sur dossiers. Les détenus n'ont pas eu accès à leur avocat et n'ont pas été présentés devant les juges d'application des peines. Cela a conduit à une dégradation de l'accès au juge et du respect des droits de la défense.

La visioconférence aurait dû être massivement développée. Certaines audiences, en prenant des précautions, auraient aussi pu se tenir.

Chacun doit avoir conscience que les lieux privatifs de liberté ne sont pas adaptés à ce type de crise sanitaire. Pour être positif disons que celle-ci a cependant montré que de nouvelles pratiques sont possibles. C'est vrai en matière de détention avec la baisse spectaculaire de 13 500 du nombre de détenus – soit environ 6 000 sorties. Mais cela permet d'avoir un taux d'occupation proche des 100 % – 110 %, 120 % dans les maisons d'arrêt avec des pics à 130 % ou 140 % dans certaines. C'est un progrès important.

Finalement, la régulation carcérale que je prône depuis des années a pu être faite en un mois ! Je souhaite qu'elle ne soit plus laissée à l'initiative des magistrats ou des directeurs de prison et qu'on l'inscrive dans la loi. En 2018, je l'avais déjà demandé au Président de la République. Pour que cette régulation carcérale se fasse, ce doit être une obligation pour les magistrats et l'administration pénitentiaire. Il faudrait également prévoir, lorsque c'est possible, une diminution des rétentions au profit des assignations à résidence.

Concernant la psychiatrie, les levées de placement de certains malades ont conduit au renforcement des mesures de suivi en extra-hospitalier dans les secteurs où c'était possible. La psychiatrie d'après la crise pourrait ressembler à cela : moins d'hospitalisation sans consentement et plus d'extra-hospitalier. En ce sens, je réclame depuis des années une grande loi sur la santé mentale. En tout cas, un plan de prévention par administration me semble indispensable pour se préparer à une éventuelle nouvelle crise sanitaire.

Il faut également réfléchir à un développement massif du numérique dans les lieux de privation de liberté. La crise a montré que l'absence d'accès à internet – contrôlé bien sûr – a créé des atteintes aux droits fondamentaux.

Enfin, il faut veiller à ne pas s'habituer au mode de travail dégradé observé pendant cette crise sanitaire. Le télétravail ne doit pas se faire au détriment du contact entre le juge et la personne privée de liberté, du droit de la défense et de la liberté d'aller et venir.

Cette crise doit donc être l'occasion de progresser et permettre aux personnes privées de liberté d'être traitées plus dignement. Une réflexion de fond doit être engagée.

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