Intervention de Didier Reynders

Réunion du lundi 7 décembre 2020 à 16h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Didier Reynders, commissaire européen à la justice :

Je vous remercie pour votre invitation qui me donne l'occasion de vous présenter le premier rapport sur l'État de droit, que la Commission européenne a adopté le 30 septembre dernier.

Je sais que l'État de droit est au cœur de vos travaux depuis longtemps. Mon engagement sur cette question n'est pas neuf non plus : avant de devenir commissaire européen, je l'avais déjà évoquée lors de nombreuses réunions, notamment du conseil des affaires générales, en tant que ministre de mon pays d'origine, la Belgique – j'espérais qu'un débat s'ouvrirait enfin sur les valeurs inscrites à l'article 2 du TUE. Il est important d'avancer sur cette voie grâce au rapport que nous avons publié.

L'article 2 du TUE rappelle qu'avec la démocratie et le respect des droits fondamentaux l'État de droit constitue une des valeurs communes de l'Union. Il revêt à mes yeux une importance primordiale car il garantit en définitive la protection de toutes les autres valeurs européennes. L'État de droit joue, en outre, un rôle crucial dans le fonctionnement de l'Union : il est essentiel pour la confiance mutuelle qui permet, par exemple, une coopération judiciaire efficace en matière civile et pénale entre les États membres.

La pandémie de covid-19 a encore davantage mis en évidence l'importance du respect de l'État de droit, que l'on ne peut malheureusement pas considérer comme un acquis définitif partout. Au sein même de l'Union, ces dernières années, la situation en la matière s'est révélée préoccupante dans certains États membres. Cette détérioration n'a fait qu'accroître la conviction de la Commission européenne de l'importance d'utiliser, pour défendre l'État de droit, tous les instruments à sa disposition.

C'est dans cette optique que nous avons pris la décision de publier chaque année un rapport sur l'État de droit dans les vingt-sept États membres de l'Union. Il s'agit d'une approche innovante et préventive, dont l'objectif est de développer un processus annuel pour anticiper les problèmes et empêcher, le cas échéant, leur aggravation.

Le caractère annuel du rapport permettra de mener, tant au niveau européen que national, un débat permanent sur l'État de droit. Le rapport de cette année comporte une synthèse des évolutions significatives dans l'ensemble de l'Union depuis le début de 2019 ainsi qu'une évaluation individuelle de chaque État membre.

Le rapport rend notamment compte des mesures d'urgence adoptées au cours de la pandémie de covid-19. Il présente les éléments positifs mais aussi négatifs, appelle l'attention sur les problèmes émergents et ceux qui tendent à s'aggraver, et souligne les bonnes pratiques.

L'objectif est de stimuler et d'approfondir le dialogue sur l'État de droit au sein de l'Union européenne ainsi que dans chacun des États membres : nous souhaitons développer une véritable culture de l'État de droit et sensibiliser davantage les citoyens à ce que cela signifie réellement.

Si nous avions pris l'habitude, depuis des années, de débattre des questions budgétaires et des réformes structurelles, il n'en était pas de même pour les valeurs, les critères de Maastricht étant manifestement plus débattus que ceux, politiques, de Copenhague. Ce rapport annuel vise à entrer dans une ère de débat et de dialogue sur l'État de droit et les valeurs fondatrices de l'Union européenne.

Puisque vous avez évoqué les remarques d'un État membre, permettez-moi de dire quelques mots au sujet de la méthodologie. J'ai écrit en janvier 2020 aux ministres des affaires européennes pour demander l'établissement d'un réseau de points de contact nationaux, qui a permis non seulement de faciliter notre communication, constante, avec les États membres mais aussi de discuter ensemble de la méthode suivie.

Sur cette base, l'ensemble des vingt-sept États membres ont participé au processus et fourni des contributions. Nous avons également mené une consultation ciblée des parties prenantes : plus de deux cents d'entre elles ont pu formuler des observations.

Nous avons en outre effectué plus de 300 visites, virtuelles en raison de la crise, auprès des autorités nationales – y compris judiciaires –, d'institutions indépendantes et de la société civile.

Enfin, avant publication, chaque État membre a eu la possibilité de vérifier l'exactitude factuelle du projet de chapitre le concernant.

La participation étroite de tous les États membres sur un pied d'égalité a été une préoccupation essentielle tout au long du processus. Nous avons appliqué à chacun la même méthodologie en veillant constamment à la cohérence de l'approche suivie.

Je tiens à souligner que notre évaluation s'est fondée sur des standards bien établis, tels que ceux du Conseil de l'Europe, ou, pour le droit de l'Union, de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE).

Nous avons veillé à ce que le processus soit aussi solide, transparent et inclusif que possible. Notre objectif n'a jamais été de stigmatiser tel État membre en particulier : le rapport repose sur la conviction qu'ils ont un intérêt commun à apprendre les uns des autres.

J'en viens au rapport lui-même, qui passe en revue quatre domaines : l'indépendance, la qualité et l'efficacité des systèmes judiciaires, le cadre applicable en matière de lutte contre la corruption, le pluralisme et la liberté des médias et, enfin, d'autres questions institutionnelles liées à l'équilibre des pouvoirs.

S'agissant du premier domaine, un certain nombre d'États membres déploient des efforts soutenus en vue de renforcer l'indépendance de la justice et de réduire l'influence des pouvoirs exécutif et législatif sur le pouvoir judiciaire. Cependant, l'indépendance de la justice reste un sujet de préoccupation dans certains États membres. Nous nous inquiétons, par exemple, de l'influence croissante des pouvoirs exécutif et législatif sur le fonctionnement des systèmes judiciaires, y compris les cours constitutionnelles.

En ce qui concerne la qualité de la justice, la pandémie actuelle a mis en évidence l'importance d'accélérer la numérisation des systèmes judiciaires : investir dans la justice est plus nécessaire que jamais. Il est à cet égard rassurant de constater que certains États membres ont d'ores et déjà décidé d'augmenter ses ressources.

Dans le second domaine, la lutte contre la corruption, plusieurs États membres, dont la France, ont récemment adopté de nouvelles stratégies ou ont révisé les stratégies existantes. Il est essentiel qu'elles soient effectivement appliquées afin de garantir la réalisation de progrès concrets sur le terrain. S'agissant de plusieurs États membres, le rapport fait état de préoccupations quant à l'efficacité des poursuites dans les affaires de corruption, notamment celles touchant des personnalités de haut niveau.

En ce qui concerne le pluralisme et la liberté des médias, une des conclusions encourageantes du rapport est que l'indépendance des autorités en charge de ce secteur est inscrite dans la législation de tous les États membres. Dans certains d'entre eux, néanmoins, l'influence politique sur les médias, le manque de transparence concernant leur propriété ainsi que les risques que courent les journalistes et d'autres acteurs suscitent des inquiétudes.

J'en viens au quatrième et dernier domaine, les questions institutionnelles liées au système d'équilibre des pouvoirs, dans lequel les parlements nationaux jouent bien entendu un rôle central.

S'agissant des développements positifs, la question du renforcement de la culture de l'État de droit fait l'objet d'un débat dans certains États membres. L'ouverture dans un certain nombre d'entre eux de nouvelles voies pour contester l'exercice des pouvoirs exécutif et législatif est également une évolution bienvenue.

La pandémie actuelle a fourni quelques bons exemples de mécanismes efficaces en matière d'équilibre des pouvoirs. Les mesures d'urgence adoptées par les gouvernements font dans beaucoup d'États membres l'objet d'un contrôle tant parlementaire que juridictionnel. Toutefois, la pandémie a fait naître des préoccupations. Nous avons constaté dans quelques États membres un recours répété à des procédures parlementaires accélérées pour légiférer ou à des ordonnances gouvernementales.

Nous avons observé, dans l'ensemble de l'Union, que la société civile restait un acteur clé de la défense de l'État de droit. Dans certains États membres, malheureusement, elle opère dans un environnement instable et elle est confrontée à des difficultés, telles que des législations limitant l'accès aux financements étrangers ou des campagnes de dénigrement.

J'en arrive à la description de la situation française dans le rapport.

L'indépendance de la justice en France est perçue comme étant supérieure à la moyenne de l'Union. En outre, des initiatives récentes ont été prises afin d'améliorer la qualité et l'efficacité du système judiciaire, en particulier en vue d'accroître la numérisation de la justice et d'augmenter les ressources à sa disposition.

En ce qui concerne la lutte contre la corruption et la prévention dans ce domaine, la France a, ces dernières années, renforcé son cadre institutionnel dans les secteurs public et privé. De nouvelles institutions spécialisées ont été créées, et la loi dite « Sapin 2 » a introduit d'importants changements.

Nous constatons, s'agissant du pluralisme des médias, que l'indépendance de leur autorité de régulation est consacrée par la loi. Les règles relatives à la transparence de la propriété des médias garantissent que des informations sont mises à la disposition du public. Malheureusement, nous observons aussi une augmentation des menaces à l'égard des journalistes, y compris des attaques physiques. Une telle situation est préoccupante.

Nous sommes, bien entendu, au courant des développements concernant le texte relatif à la sécurité globale et nous suivons la situation de près.

Garantir la sécurité de tous ceux qui vivent en Europe est une priorité pour la Commission. Nous travaillons main dans la main avec les États membres : ils assument des responsabilités essentielles dans ce domaine. Lors de l'élaboration de leur législation en matière de sécurité, ils doivent respecter le principe de proportionnalité et trouver le juste équilibre entre la garantie de la sécurité publique et la protection des droits et des libertés des citoyens, y compris la liberté d'expression, la liberté des médias, la liberté d'association, le droit au respect de la vie privée et l'accès à l'information.

Si la Commission s'abstient de commenter les projets de loi, il va sans dire qu'en période de crise il est plus important que jamais que les journalistes puissent faire leur travail librement et en toute sécurité. Comme toujours, la Commission se réserve le droit d'examiner la législation finale pour vérifier sa conformité avec le droit de l'Union européenne.

Pour ce qui est du système d'équilibre des pouvoirs, le rapport souligne que la Convention citoyenne pour le climat constitue un nouveau moyen d'associer les citoyens au processus législatif. Il note également que différentes autorités indépendantes jouent un rôle important en ce qui concerne l'équilibre des pouvoirs et la protection des droits fondamentaux.

Cette présentation n'est naturellement qu'un aperçu du rapport : nous pourrons en discuter plus en détail, ce dont je me réjouis.

Je crois avoir répondu à la question portant sur les remarques des autorités hongroises lorsque j'ai évoqué la méthodologie du rapport. Il a été très bien accueilli par le Parlement européen et par la grande majorité des États membres – à deux exceptions près, dont celle de la Hongrie. Nous recevons un très bon accueil lors du tour des parlements nationaux que nous avons commencé à faire pour engager le dialogue sur l'État de droit.

Nous continuerons à utiliser tous les autres instruments à notre disposition, notamment les procédures d'infraction devant la CJUE lorsque nous estimons qu'il y a une atteinte au droit européen. Nous poursuivrons également notre travail sur la base de l'article 7 : il se continuera sous la présidence allemande et probablement sous les présidences suivantes au moyen d'auditions et de points sur l'état d'avancement des dossiers.

En ce qui concerne la conditionnalité – nous y reviendrons certainement par la suite –, je précise que la proposition présentée par la Commission en 2018 a reçu l'accord des colégislateurs, le Parlement européen et le Conseil, où une majorité qualifiée s'est dégagée. Nous souhaitons maintenir le principe de conditionnalité et il n'y a pas de volonté de modifier en quoi que ce soit l'accord qui a été trouvé. Cette compétence s'exercera en toute impartialité. Nous voulons montrer le lien qui existe entre la solidarité européenne et le respect des valeurs fondamentales.

Quant aux scénarios possibles, toutes les solutions sont envisageables, y compris celles qui aboutiraient à un accord sans les deux États membres ayant opposé leur veto. Néanmoins, la priorité de la présidence allemande est pour le moment de chercher un accord à vingt-sept.

Quant au Parquet européen, ce n'est pas une coïncidence s'il concerne vingt-deux États membres, certains pays comme le Danemark, la Suède ou l'Irlande faisant traditionnellement le choix de rester en dehors de la coopération en matière criminelle. Nous avons également noté, dès le début, que la Hongrie et la Pologne souhaitaient rester en dehors de cet accord.

Je suis ravi que le Parquet européen fasse désormais ses premiers pas. Il jouera un rôle majeur qui est de défendre le budget de l'Union européenne et donc, en fin de compte, l'argent des contribuables européens. Il pourra enquêter sur les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union et, si nécessaire, entamer des poursuites. Selon le dernier rapport de l'Office européen de lutte antifraude (OLAF), l'Union a été confrontée à des fraudes à hauteur de 500 millions d'euros en 2019, mais les dommages réellement causés au budget européen sont certainement bien plus importants.

Il est primordial que le Parquet européen puisse commencer ses activités dès que possible. Une étape importante a été franchie au mois de septembre : les vingt-deux procureurs européens ont prêté serment devant la Cour de justice et le collège est officiellement constitué depuis que Mme Laura Kövesi a été désignée procureure en chef. Le collège a ensuite adopté une série de décisions nécessaires pour le bon fonctionnement du Parquet européen.

Permettez-moi de rappeler, cependant, que sa mise en place et le démarrage rapide de ses activités relèvent d'une responsabilité partagée. La Commission, le Parquet européen et les États membres doivent tous jouer leur rôle pour assurer le succès – qui doit se concrétiser dans les plus brefs délais – de ce nouvel organe. Je sais que votre assemblée examinera cette semaine le projet de loi visant à mettre en œuvre le règlement sur le Parquet européen. J'espère qu'il sera adopté rapidement, car le recrutement, la sélection et la nomination des procureurs européens délégués doivent intervenir au plus vite.

Nous souhaitons que le Parquet européen puisse commencer ses activités opérationnelles le 1er mars prochain, comme je l'ai indiqué lors du conseil des ministres de la justice qui s'est tenu la semaine dernière. Certains pays sont déjà prêts, et des procureurs européens délégués seront en place dès le 15 janvier, notamment pour tester les systèmes informatiques. Il est urgent que les cinq procureurs européens délégués français soient recrutés et formés d'ici au 1er mars. Je me réjouis que cela puisse se faire dans le cadre des mesures que vous allez examiner. Je crois qu'il faut insister auprès de tous les États membres – comme je le fais auprès de vous – pour que l'on soit à même de démarrer les opérations dès le 1er mars prochain, après la phase de tests qui commencera avec les États membres qui sont d'ores et déjà prêts.

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