Intervention de Jean-Louis Debré

Réunion du mercredi 27 janvier 2021 à 10h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jean-Louis Debré :

Deux problèmes se posent : le problème du déroulement de la campagne d'une part, et le problème de l'organisation du scrutin d'autre part. Ces deux problèmes doivent être examinés de manière distincte.

Lorsque j'ai été saisi de la question des élections départementales et régionales, le Gouvernement m'a d'abord demandé s'il fallait ou non reporter les élections. Si celles-ci ne pouvaient pas être tenues en mars – et elles ne le pouvaient pas, car la campagne aurait déjà théoriquement dû commencer –, à quand fallait-il alors les reporter ? Trois solutions étaient envisagées : tout d'abord, la solution de les tenir au mois de juin ; puis, de les renvoyer au mois de septembre ; et enfin, de les organiser après les élections présidentielle et législatives de 2022.

J'ai tout de suite écarté la solution de tenir les élections au mois de septembre. J'ai conduit suffisamment de campagnes électorales pour savoir qu'il est difficile de faire campagne quand les Français sont en vacances. Les deux possibilités restantes étaient donc d'organiser les élections au mois de juin ou bien à une date postérieure aux élections du printemps 2022.

Mon souhait, sur une question politique comme celle-ci, était d'éviter de causer une crise politique. J'ai voulu entendre les scientifiques – ou ceux qui se disent tels –, non seulement les personnalités appartenant au Conseil scientifique mais également celles qui n'en font pas partie. Il est vite apparu qu'il pouvait y avoir un moment pour organiser les élections, qui correspondrait au moins mauvais moment pour la pandémie, à savoir le printemps.

S'agissant de la possibilité de reporter les élections à une date plus lointaine, deux éléments étaient clairs : tout d'abord, il serait difficile d'arriver à un consensus ; ensuite, les élections départementales ont une caractéristique propre car elles désignent des représentants locaux. Les placer dans la lignée de la présidentielle les teinterait d'une coloration politique qui n'est pas souhaitable. J'ajoute que si ces élections se tenaient en 2022, cela donnerait lieu à l'organisation de l'élection présidentielle, puis des législatives, puis des départementales, puis des régionales, puis du renouvellement de la moitié du Sénat, puis enfin des européennes. Les deux premières années du nouveau quinquennat seraient donc occupées essentiellement par des élections. Cela n'est pas souhaitable.

Ces éléments ne nous laissent donc qu'une seule possibilité : tenir les élections ce printemps. Toutes les personnes interrogées se sont accordées sur ce sujet ; nous sommes arrivés à un consensus. Le rapport préconise donc d'organiser ces élections au printemps.

J'ai entendu alors des personnes affirmer qu'il ne serait pas possible de tenir les élections au printemps. Je ne vois pas très bien pourquoi. On annonce un référendum sur le climat : je ne comprends pas pourquoi il serait possible de tenir un référendum et pas de tenir des élections. La solution retenue est donc celle du mois de juin.

Le deuxième problème est celui de l'organisation de la campagne électorale. Il est clair, de toute façon, que cette campagne électorale ne ressemblera pas aux campagnes traditionnelles. Les campagnes, telles qu'elles se tenaient lors des IIIe et IVe Républiques ou au début de la Ve République sous les préaux d'écoles, sont terminées.

Afin de lutter contre l'abstention et favoriser la campagne électorale, j'ai préconisé de mettre en place une publicité institutionnelle organisée au niveau national sur les rôles du conseil départemental et du conseil régional. Afin d'élaborer ce rapport, je me suis promené dans le département dont j'ai été député et j'ai interrogé des femmes et des hommes dans la rue sur le rôle du conseil départemental. Ils ne le connaissent pas. Ils parlent encore du conseil général ! Si l'on veut lutter contre l'abstention, il est essentiel d'informer sur l'utilité du conseiller départemental. Il faut expliquer que la route qui traverse la commune est une route départementale ; il faut expliquer que les difficultés dans l'organisation des lycées relèvent de la compétence régionale. Si l'on veut que la campagne se déroule bien et que les Français comprennent l'utilité de ce vote, il faut les informer sur le rôle des conseillers départementaux et régionaux.

S'agissant du déroulement de la campagne, il convient de tenir compte du fait que des dépenses avaient déjà été engagées par certains candidats. Il est donc nécessaire de prévoir un changement des plafonds des comptes de campagne.

Nous sommes saisis de la question du vote par correspondance. L'obsession de beaucoup est le risque d'un haut niveau d'abstention. J'ai proposé, mais cela n'a pas été retenu dans le projet de loi, que l'on accorde la possibilité de donner deux procurations à un même électeur, comme cela a été fait pour les élections municipales. Un élément incontournable a fait la force de la République : le vote seul et dans l'isoloir. La République a construit sa légitimité sur cela : elle a pris les individus, les a fait passer dans l'isoloir et les a fait voter seuls avec leur conscience. Il ne faut pas oublier cet élément.

C'est pourquoi je suis extrêmement prudent quant au vote par correspondance. Cette prudence s'explique par plusieurs raisons. Tout d'abord, il faudrait avoir le courage d'analyser très profondément l'abstention. Celle-ci découle du fait que les citoyens ne comprennent plus le rôle du politique. Si l'on n'arrive pas à faire comprendre ce qu'est un politique, ce qu'il peut faire et ce qu'il ne peut pas faire, il y aura de l'abstention. S'agissant du vote par correspondance, j'ai toujours en mémoire l'histoire de la IIIe République. Quand il était député, Léon Blum avait déposé une proposition de loi qui visait à accorder le droit de vote aux femmes. Une fois arrivé au pouvoir, il n'a pas fait voter cette mesure. Interrogé sur les raisons présidant à ce choix, il a insisté sur le rôle de l'isoloir. L'obsession des républicains de l'époque était que l'éducation des femmes, assurée par l'église catholique et largement antirépublicaine, aboutisse à faire progressivement disparaître la République. Léon Blum accordait une grande importance au fait de voter seul dans l'isoloir. Ainsi, le développement du vote par correspondance risque de favoriser le retour d'un certain nombre d'influences qui entacheront la sincérité du vote.

De plus, la mise en place du vote par correspondance suppose de lancer un appel d'offres et de passer un marché public. Or, parmi les entreprises susceptibles de répondre à cet appel d'offres, deux sont étrangères. Si jamais le marché public était remporté par une entreprise étrangère, quelle qu'elle soit, imaginez les réactions que cela pourrait déclencher. Nous ne pouvons jamais être sûrs du résultat d'un appel d'offres. Je souhaite donc écarter ce risque.

Deuxièmement, il s'agit d'élections à deux tours. Les pays recourant au vote par correspondance organisent des élections à un tour. En France, les résultats du premier tour du scrutin tombent le dimanche soir ; le lundi, les candidats de listes et leurs partis négocient les uns avec les autres ; nous saurons enfin le mardi qui sont les candidats pour le second tour ; il faut alors imprimer un bulletin et une profession de foi, et les envoyer au plus tard le mercredi. Les gens recevront donc le matériel de vote le jeudi. Et il faudrait qu'ils votent dès le vendredi ! La Poste, qui fonctionne très bien, ne collecte pas le courrier tous les jours dans certaines campagnes éloignées. Certains votes ne pourront donc pas être pris en compte car ils seront arrivés le lundi, après le dépouillement. Une solution serait de déplacer le deuxième tour à quinze jours après le premier, mais je crois que cette option n'est pas souhaitable.

Je recommande donc d'organiser le scrutin en prenant les précautions sanitaires suffisantes, de donner deux procurations, de faciliter si besoin la collecte de suffrages dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) – je ne suis pas compétent pour définir les conditions pratiques de cette collecte – et de prévoir des locaux différents pour les deux élections. Tous ces éléments relèvent de l'organisation sur le terrain, qui doit être décidée par le maire et le préfet.

Pour conclure, il n'est possible de tenir les élections qu'à un seul moment : au mois de juin ; il faut donc que les élections se déroulent à ce moment-là ; il faut que deux procurations soient possibles ; il ne faut pas trop étendre le scrutin par correspondance. Voilà ce sur quoi tous les partis, sans aucune exception, sont tombés d'accord.

Je vous livrerai, pour finir, ma conviction profonde en dehors de tout engagement politique : n'ajoutons pas à la crise économique, à la crise sociale, à la crise sanitaire, une crise politique. Tenons les élections à la date prévue. On ne confine pas la démocratie !

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.