Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du mercredi 10 février 2021 à 9h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli, rapporteure :

Depuis le début de la législature, la commission des lois a débattu à de nombreuses reprises de l'état de nos institutions. Que ce soit dans le cadre des projets de réforme constitutionnelle portés par le Gouvernement et sa majorité ou d'initiatives parlementaires soutenues par les différents groupes que nous représentons, nous avons été amenés à dresser plusieurs constats similaires, même si nous pouvons différer sur les solutions à apporter.

Le premier est incontestablement que nos démocraties sont, sinon fragilisées, au moins profondément mises à l'épreuve par les crises économique, sociale et environnementale que nous connaissons depuis plusieurs années, et que l'épidémie de covid-19 a encore amplifiées. Partout en Europe, les citoyens expriment le besoin d'une meilleure représentation de leurs opinions et de leurs choix politiques, ainsi que d'une participation effective à la décision publique. Ce constat est encore plus prégnant en France, alors que nos institutions républicaines n'assurent plus l'équilibre pourtant nécessaire entre les pouvoirs.

Deuxième constat, le Parlement peine à demeurer le lieu du débat et de la fabrique de la loi, attributs pourtant au cœur de son rôle constitutionnel. Les conditions de détermination de l'ordre du jour, les délais d'examen des textes, la pratique du fait majoritaire, renforcée par le quinquennat et le calendrier des élections législatives, ne permettent pas la réflexion et la concertation qui seraient utiles en ces temps de recherche d'unité nationale. La gestion actuelle de la crise sanitaire en témoigne : alors qu'il est indispensable que la représentation nationale soit associée à l'élaboration d'une stratégie nationale et européenne pour lutter contre l'épidémie, elle est, depuis mars dernier, tenue à l'écart de la prise de décision par les votes successifs d'habilitations législatives et de mesures exceptionnelles venant renforcer les pouvoirs de l'exécutif.

Ce qui est vrai sous cette mandature l'était sous les précédentes. Comment ne pas s'interroger lorsqu'un arbitrage du Président de la République est nécessaire s'agissant de l'achat de masques par l'État, comme l'a rapporté une ancienne ministre de la Santé ? Nous sommes tous favorables à ce que l'exécutif soit capable de prendre les mesures qui s'imposent. Nous reconnaissons tous que le ministre de la Santé est venu à plusieurs reprises devant nous pour présenter son action. Mais pour quels résultats ? Participons-nous pour autant à la détermination des choix stratégiques de gestion de cette crise ? Disposons-nous d'éléments concrets nous permettant d'apprécier les différentes options possibles ? Non, et cet affaiblissement du Parlement illustre également l'affaiblissement des marges de manœuvre des ministres eux-mêmes, qui n'ont pas de mandat pour rechercher un consensus politique avec la représentation nationale. En effet, les décisions ne sont plus prises par le Conseil des ministres, mais par un Conseil de défense dont vous avez eu raison de dire, madame la présidente, qu'il devait être plus transparent.

Et cela m'amène au troisième constat, celui d'un déséquilibre, encore accru par la crise sanitaire, dans la répartition des pouvoirs entre le Président de la République et le Premier ministre. Au sein de l'exécutif, les décisions ne sont plus prises au niveau du Gouvernement, instance collégiale responsable devant la représentation nationale, mais par le Président de la République. Cette pratique du pouvoir, justifiée par une recherche d'efficacité face aux enjeux de sécurité et de santé publiques, traduit en réalité une perte du sens de l'action collective et la personnalisation encore renforcée de la fonction présidentielle. Plus grave, cette pratique nous mène à une impasse démocratique : alors que le Président de la République exerce de facto toutes les responsabilités, il n'est responsable devant personne durant son mandat.

Or, comme l'a souligné Marie-Anne Cohendet, professeure de droit constitutionnel, lors de son audition, la stabilité du Gouvernement, souvent avancée pour justifier cet état de fait, n'est qu'apparente. La durée des gouvernements est en moyenne de dix-huit mois depuis 1958 : l'instabilité gouvernementale ne résulte plus des partis politiques mais du Président de la République lui-même. Le Premier ministre apparaît ainsi davantage responsable devant ce dernier que devant l'Assemblée nationale. Nos concitoyens en viennent à s'interroger légitimement sur notre rôle, sur nos moyens d'action et sur les apports de la discussion parlementaire.

Cette concentration des pouvoirs par le Président de la République est dommageable à plusieurs titres. En premier lieu, si la Constitution lui reconnaît un rôle éminent, faisant de lui la clef de voûte de nos institutions, c'est pour lui permettre d'assurer, en toutes circonstances, leur bon fonctionnement, et non de se substituer au Gouvernement. En outre, la démocratie s'accommode mal de cette figure unique du pouvoir : le risque est celui de l'effacement des partis et de l'affaiblissement du débat politique, pourtant nécessaires à l'expression des différentes opinions au sein de la société. Lors de son audition, le constitutionnaliste Yoan Vilain nous rappelait cette citation de Pierre Mendès France, dans La République moderne : « Pour un peuple, confier son sort à un seul homme, fût-il le meilleur d'entre tous, est une démission. » Plus encore, dans le contexte actuel, qui nécessiterait au contraire une parole publique forte face aux tentatives de déstabilisation des démocraties sur fond de montée des peurs et de l'intolérance, un tel déséquilibre est dangereux. Il est donc urgent d'opérer un rééquilibrage des pouvoirs au sein de l'exécutif.

C'est l'objet de la proposition de loi constitutionnelle que je présente devant vous. L'article 1er prévoit l'investiture du Premier ministre par l'Assemblée nationale, préalablement à sa nomination par le Président de la République. En effet, en l'état actuel de notre Constitution, la nomination par le Président de la République suffit à donner au Premier ministre la plénitude de ses fonctions.

L'alinéa 1er de l'article 49 de la Constitution prévoit certes l'engagement de la responsabilité du Gouvernement sur son programme, mais, dès 1966, son interprétation a dégagé l'exécutif de toute obligation en la matière. Une investiture par l'Assemblée nationale permettrait de renforcer la légitimité du Premier ministre, dont la nomination procéderait désormais des représentants du peuple et de la majorité parlementaire, et non de la seule volonté du Président de la République. Elle permettrait également d'assurer la position du Premier ministre comme chef du Gouvernement. Le Parlement en serait aussi renforcé : cette procédure permettrait de réaffirmer la responsabilité du Gouvernement devant l'Assemblée nationale et d'affermir les possibilités de contrôle des deux chambres.

L'article 2 tend à confier la présidence du Conseil des ministres au Premier ministre, en limitant l'exercice de cette prérogative par le Président de la République à l'absence ou l'empêchement du Premier ministre. Actuellement, la présidence du Conseil des ministres permet au Président d'arrêter l'ordre du jour : ainsi, il pèse sur les décisions qui relèvent pourtant de la compétence du Gouvernement. Le Conseil des ministres ne tend plus qu'à acter les décisions qu'il a déjà arbitrées, et non à permettre l'expression d'une collégialité. Comme l'a souligné Dominique Rousseau lors de son audition, la France est un cas à part en Europe. Au Portugal, en Autriche, en Irlande et en Finlande, alors que le chef de l'État est élu au suffrage universel, il ne préside pas le conseil des ministres. Dans d'autres États, comme la Pologne ou la Roumanie, cette présidence est limitée à des circonstances particulières.

Cette réforme permettrait de réaffirmer le rôle et la responsabilité du Premier ministre au sein de son Gouvernement, d'une part, et au regard de la définition de l'agenda politique et des réformes à conduire, d'autre part.

L'article 3, enfin, a pour objet de transférer le pouvoir de dissolution de l'Assemblée nationale du Président de la République au Premier ministre, afin de résoudre l'asymétrie manifeste qui existe actuellement entre responsabilité et dissolution, et de revenir à une pratique plus respectueuse du caractère parlementaire de notre Constitution où c'est le suffrage universel qui arbitre le différend entre l'exécutif et l'Assemblée nationale. Actuellement, si la représentation nationale peut censurer le Gouvernement, le Président, politiquement irresponsable, a la faculté de la dissoudre et, le cas échéant, de rétablir le Gouvernement. Cette situation n'est pas satisfaisante, et nous proposons d'y remédier. Ces dispositions, vous l'avez compris, ne reviennent ni sur les prérogatives essentielles du Président de la République, ni sur son élection au suffrage universel direct à laquelle les Français sont attachés. Elles permettent, dans la continuité des principes ayant inspiré la rédaction de la Constitution, de défendre la place du Parlement dans ses relations avec l'exécutif et de rétablir, au sein de ce dernier, une répartition acceptable des pouvoirs entre le Président de la République et le Premier ministre. Nous pourrons alors retrouver, comme l'a souligné le professeur Mathieu Touzeil-Divina lors de son audition, « un régime d'équilibre, d'interdépendance des pouvoirs » dont nous avons tant besoin pour répondre aux crises et défis actuels.

Vous l'aurez compris, mes chers collègues, cette proposition de loi est aussi l'occasion de nous saisir sereinement de la question du rééquilibrage de nos institutions et d'en débattre – à défaut d'adopter ce texte. C'est particulièrement important au regard du malaise que nous connaissons et des crises que nous traversons.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.