Intervention de éric Dupond-Moretti

Réunion du jeudi 11 février 2021 à 11h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice :

Le Brexit, désormais effectif, est un choc pour tous les pays européens, dont la France. Il résulte d'une décision du peuple britannique que nous regrettons, car le Brexit n'est sans doute bon ni pour l'Europe, ni pour les Britanniques même si nous respectons leur choix, ni pour nous. Il a des conséquences sur le plan judiciaire : sortir de l'Union européenne, c'est perdre le bénéfice des mécanismes efficaces de coopération judiciaire civile et pénale – perdre, en particulier, le principe de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice, pierre angulaire de l'espace judiciaire européen.

En matière civile comme en matière pénale, un Brexit sans accord n'aurait pas entraîné un no man's land juridique puisque le Royaume-Uni et la France sont liés par la convention pénale du Conseil de l'Europe et par les conventions de La Haye en matière civile. Ces textes permettaient, quelle que soit l'issue des négociations sur les relations futures, de poursuivre une coopération dans un cadre juridique connu. La négociation visait à améliorer ce cadre de base, dans le respect des équilibres généraux.

En raison de notre proximité géographique et des nombreux échanges entre nos deux pays, la coopération en matière pénale est importante, tant pour l'entraide que pour la remise des personnes. C'est pourquoi nous avons échangé des magistrats de liaison avec le Royaume-Uni, ce qui contribue à fluidifier nos relations. Le Royaume-Uni est confronté, comme nous le sommes, à de nombreux phénomènes criminels et à la menace terroriste ; comme nous, il a subi plusieurs attentats meurtriers. Un cadre de coopération efficace était nécessaire et la France a œuvré en ce sens lors des négociations.

Pour la remise des personnes, nous avons soutenu le principe d'un mécanisme inspiré du mandat d'arrêt européen, dont on connait l'efficacité. Il a fallu dix ans de procédure pour obtenir l'extradition de Rachid Ramda, condamné pour l'attentat commis dans les transports publics parisiens en juillet 1995 ; de telles longueurs doivent évidemment être évitées à tout prix dans nos relations futures avec le Royaume-Uni. Nous pourrons donc bénéficier, pour la remise des personnes, d'une procédure qui se rapproche fortement du mandat d'arrêt européen, mais en mode quelque peu dégradé.

Pour l'entraide pénale, les fondements de notre relation avec le Royaume-Uni sont désormais la convention d'entraide du Conseil de l'Europe de 1957 et les protocoles de 1978 et de 2001. Ces instruments, bien connus, sont régulièrement utilisés, et les dispositions de l'accord relatives à l'entraide pénale visent seulement à compléter ces conventions par des mécanismes de coopération plus étroits, inspirés du droit de l'Union européenne – cela vaut, par exemple, pour les délais à respecter pour l'exécution des demandes. Au nombre des points importants de l'accord, je signale le dispositif retenu en matière de gel et de confiscation des produits de crimes, ainsi que le mécanisme d'échange d'informations sur les condamnations pénales, autrement dit les casiers judiciaires. Ces deux outils sont proches de ceux dont s'est dotée l'Union européenne. En revanche, l'ensemble des autres instruments communautaires permettant la reconnaissance mutuelle des décisions cesse de s'appliquer. Il en est de même pour la participation des Britanniques à Eurojust, même s'ils continuent de disposer d'un magistrat de liaison auprès d'Eurojust.

L'accord du 24 décembre 2020 ne comprenant aucune disposition relative à la coopération judiciaire en matière civile et commerciale, celle-ci s'établira désormais sur la base des conventions de La Haye ; des dispositions transitoires ont toutefois été prévues pour les litiges en cours, qui continueront de bénéficier du régime juridique antérieur. Je ne détaillerai pas ces conventions, bien connues des juridictions françaises, sinon pour dire un mot de la coopération en matière familiale. Les questions relatives aux enlèvements internationaux d'enfants sont toujours difficiles et douloureuses. Á ce jour, quinze affaires de déplacement d'enfant sont en cours de traitement ; dans dix d'entre elles, la France est requise. Indépendamment du Brexit, la coopération avec le Royaume-Uni en matière d'affaires familiales peut être qualifiée de positive, tant pour la qualité de la communication que pour la célérité de traitement des dossiers.

L'assistance judiciaire continuera de s'appliquer : nos ressortissants respectifs pourront toujours bénéficier de l'assistance judiciaire gratuite de part et d'autre des frontières, sous réserve qu'ils remplissent les conditions exigées.

Pour ce qui concerne l'établissement des avocats, question sensible, nous avons souhaité sécuriser l'existant tout en prenant en compte le fait que se placer hors de l'Union a aussi des conséquences sur la libre circulation des prestations de services juridiques. Aussi les avocats britanniques qui exercent avec un titre français ou qui ont demandé leur régularisation avant décembre 2020 pourront continuer d'exercer en France. En revanche, un titre britannique ne confère plus à un avocat britannique qui voudrait s'installer en France maintenant le droit à la libre prestation de services juridiques dont il aurait bénéficié auparavant. Pour les personnes morales, nous avions avant la signature de l'accord clarifié les conditions dans lesquelles les sociétés d'avocats pourraient continuer d'exercer en France. L'accord apporte quelques modifications dont nous étudions la portée.

Plus généralement, le Brexit est l'occasion de renforcer l'attractivité de la place juridique de Paris et nous sommes très vigilants à cet égard. Le Royaume-Uni souhaite conserver son rayonnement international en cette matière, mais nous disposons d'avantages qu'il faut désormais mettre en exergue. Les Britanniques ont fait part de leur intention d'adhérer à la convention de Lugano sur la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale ; nous y sommes défavorables. La reconnaissance des décisions de justice confère aux pays membres de l'Union européenne un attrait supplémentaire dont nous devons profiter.

Un mot enfin sur la protection des données. Le règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) a représenté pour l'Union européenne un progrès important. Les Britanniques ont appliqué le RGPD jusqu'au 31 décembre dernier ; pour des raisons que tout le monde comprend ici, nous ne souhaitons pas que le Royaume-Uni continue de bénéficier de transferts de données si sa législation venait à diverger substantiellement de celle de l'Union.

Tels sont les éléments essentiels du nouveau cadre juridique qui nous lie au Royaume-Uni depuis le 1er janvier 2021. Pour la parfaite information des juridictions, nous avons diffusé le 30 décembre 2020 deux dépêches, l'une en matière civile, l'autre en matière pénale. Nous n'avons encore qu'un faible recul, mais à ce jour aucune difficulté significative n'est apparue dans la mise en œuvre opérationnelle de l'accord, qui prévoit par ailleurs la création d'un comité spécialisé dans la coopération des services répressifs et judiciaires, chargé de s'assurer de l'application correcte des nouvelles dispositions. Nous veillerons, bien sûr, à y siéger.

Le Brexit a forcément un impact, car il y a une différence entre être membre de l'Union européenne et ne pas l'être. Mais je veux rassurer quant à la sécurité de nos concitoyens : qu'il s'agisse de la remise des personnes, de l'entraide judiciaire, des équipes communes d'enquête – qui demeurent possibles –, du gel des avoirs, des échanges de casiers judiciaires, nous avons encore les moyens de travailler avec les Britanniques pour faire fonctionner la justice.

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