Intervention de Monica Michel-Brassart

Réunion du mardi 2 mars 2021 à 18h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMonica Michel-Brassart, rapporteure pour avis :

La délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation a décidé de se saisir pour avis du projet de loi organique relatif à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution. Je me ferai l'écho des représentants des collectivités territoriales que nous avons pu consulter et des débats que nous avons eus le 11 février dernier au sein de la délégation.

Nous pouvons nous féliciter des simplifications introduites par ce texte, qui offre un cadre plus attractif pour lancer des expérimentations. Néanmoins, tout l'enjeu de la réforme est de savoir si le pouvoir central et les collectivités territoriales se saisiront de ce nouvel outil pour mieux adapter le droit aux réalités locales. Le développement des expérimentations ne sera prometteur que s'il s'accompagne d'une responsabilisation pour les élus locaux, auxquels on donne la capacité de coconstruire les politiques publiques.

Je ne reviendrai pas sur l'analyse des modifications apportées par le texte. En revanche, je rappellerai les principaux points sur lesquels il faut être vigilant si on veut donner à cette réforme une véritable portée concrète.

Mme Françoise Gatel, rapporteure du texte au Sénat, a estimé que le projet de loi organique prévoyait des ajustements essentiellement techniques et qu'il ne pourrait pas consacrer un véritable droit à la différenciation. Mon appréciation de la portée de cette réforme est différente. Sans méconnaître le fait qu'une révision constitutionnelle aurait permis de conforter le droit à la différenciation, j'estime que le présent texte peut constituer un véritable progrès si les collectivités territoriales sont vraiment incitées, grâce à des marges de manœuvre importantes, à mettre en œuvre des expérimentations. L'objectif est de les inciter à participer plus fréquemment à des expérimentations conduisant à déroger aux dispositions législatives ou réglementaires qui régissent l'exercice de leurs compétences.

J'aimerais attirer l'attention sur le fait qu'il est difficile de mener à bien une véritable expérimentation. Le recours à cette méthode n'a de sens que lorsque le décideur public est confronté à une incertitude empêchant de prendre immédiatement la meilleure décision pour tous. Une expérimentation rigoureuse doit respecter certains critères, notamment en ce qui concerne la justification de la dérogation au principe d'égalité. Pour qu'elle éclaire véritablement les choix de politique publique, l'expérimentation doit aussi être menée selon une certaine méthode. Il faut notamment une définition précise des hypothèses retenues et des objectifs poursuivis, un délai suffisant pour dégager des résultats probants et la détermination, dès le lancement de l'expérimentation, des critères de succès et des modalités d'évaluation.

Nous savons que toute expérimentation allonge le temps de la décision publique. Il faut donc prendre du recul afin de déterminer si l'enjeu de la réforme justifie l'utilisation de cette procédure complexe. Lors de son audition, Mme Géraldine Chavrier, professeure de droit public, a appelé notre attention sur le risque de recourir à la méthode de l'expérimentation pour de mauvaises raisons. Bien souvent, cela sert à déroger à des normes nationales bien trop précises, que les collectivités territoriales ne parviennent pas à adapter au contexte local. Il serait préférable d'adopter des normes nationales plus souples, ce qui dispenserait de recourir à l'expérimentation. Celle-ci devrait être réservée à des réformes complexes, pour lesquelles cette méthode d'évaluation des résultats sur un échantillon test se justifie.

J'en viens aux conditions qui permettront de faire en sorte que ce nouveau cadre pour l'innovation soit réellement utilisé.

Tout d'abord, il faut donner des marges de manœuvre aux collectivités territoriales pour mener à bien les expérimentations. Même si la loi organique encadre strictement la procédure, une lecture de la réforme allant dans le sens de l'autonomie des collectivités, auxquelles on laisserait le choix des modalités de l'expérimentation, demeure possible. Lors de l'expérimentation de la tarification sociale de l'eau, une large palette de mesures a ainsi été proposée. La loi du 15 avril 2013 qui a lancé l'expérimentation s'inscrivait dans une logique de subsidiarité. Les collectivités pouvaient opter pour des mesures plutôt préventives, visant à éviter les impayés de factures d'eau, ou pour des mesures de modulation des tarifs en fonction de critères sociaux. Elles pouvaient également choisir un tarif progressif et privilégier une aide au paiement des factures. Les lois qui lanceront les expérimentations futures devront éviter de fixer des critères trop stricts en ce qui concerne la définition des collectivités susceptibles de participer, et il faudra laisser à ces dernières la liberté de choisir les moyens qu'elles entendent mobiliser.

Par ailleurs, le Gouvernement devrait inciter les collectivités à proposer et à formuler des expérimentations, et les aider à le faire. Mme Géraldine Chavrier a appelé notre attention sur les difficultés que rencontrent les collectivités dans ce domaine. Par exemple, les élus locaux expriment très souvent le souhait d'avoir plus de responsabilités en matière de formation professionnelle, mais ils ne s'engagent pas dans une démarche qui consisterait à identifier clairement la norme législative ou réglementaire les empêchant de procéder à des innovations en la matière. Mme Chavrier a suggéré de s'inspirer du dispositif « France expérimentation », créé en mai 2018, qui permet aux acteurs économiques de demander une dérogation temporaire à une norme réglementaire ou de signaler une disposition législative qui rend impossible une innovation et dont ils souhaitent l'aménagement. Le Conseil national d'évaluation des normes pourrait organiser une procédure « France expérimentation des collectivités locales » afin de recueillir des suggestions d'expérimentation et d'aider à détecter, pour chaque catégorie de collectivités, les normes réglementaires ou législatives qui constituent des facteurs de blocage.

Les représentants de l'Assemblée des départements de France que nous avons auditionnés ont estimé que l'adoption du présent projet de loi organique pourrait avoir une portée importante en ce qui concerne la mise en œuvre concrète du principe de subsidiarité. Les expérimentations permettront aux collectivités de démontrer en quoi une adaptation de la norme nationale est justifiée, compte tenu des caractéristiques locales.

Par ailleurs, les débats au Sénat ont rappelé la nécessité d'accompagner les petites collectivités, qui disposent de faibles moyens sur le plan humain et en matière d'ingénierie technique. Dans le cadre de nos auditions, plusieurs pistes ont été évoquées pour permettre à toutes les collectivités de participer à des expérimentations.

En conclusion, la présente réforme des expérimentations menées par les collectivités territoriales peut constituer une nouvelle étape de l'adaptation des politiques publiques aux spécificités locales. Il faudra, néanmoins, que l'assouplissement de la procédure aille de pair avec un changement de culture administrative.

L'encadrement de la phase expérimentale et le mécanisme d'évaluation permettront de justifier les règles dérogatoires par des critères objectifs. Ainsi, les collectivités pourront mieux s'approprier la pratique de la différenciation, dans un cadre plus protecteur.

Il faudra cependant mener de front plusieurs chantiers, tels que le renforcement du pouvoir réglementaire local et de nouveaux transferts de compétences de l'État, afin de parvenir à donner plus d'autonomie aux collectivités territoriales et d'avancer sur la voie de la différenciation durable.

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