Intervention de Caroline Abadie

Réunion du mercredi 10 mars 2021 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaCaroline Abadie, rapporteure :

Avec l'examen de cette proposition de loi adoptée par le Sénat à l'initiative de M. François-Noël Buffet, notre commission est amenée à travailler de nouveau sur un sujet qui nous tient tous à cœur : la situation des prisons françaises et, plus précisément, les conditions de détention.

Vous le savez, nous légiférons dans un contexte et des délais particuliers car ce texte fait en réalité suite à plusieurs décisions des juges européen et français.

Tout d'abord, l'arrêt du 30 janvier 2020 de la Cour européenne des droits de l'Homme, la CEDH, a condamné la France pour violation des articles 3 et 13 de la Convention, relatifs respectivement à l'interdiction des traitements inhumains et dégradants et au droit à un recours effectif. Au-delà de la question des conditions de détention dans nos prisons, la Cour de Strasbourg a en effet estimé que les recours administratifs existants ne constituent pas un recours préventif effectif car ils ne permettent pas d'empêcher la continuation de la violation alléguée ni d'assurer aux requérants une amélioration de leurs conditions matérielles de détention.

Ensuite, l'arrêt du 8 juillet 2020 de la chambre criminelle de la Cour de cassation a marqué une évolution jurisprudentielle importante en énonçant que le juge judiciaire, en tant que gardien de la liberté individuelle, doit veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des conditions respectant la dignité des personnes et s'assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant.

Enfin, le Conseil constitutionnel a jugé, le 2 octobre dernier, qu'il nous incombe, en tant que législateur, de garantir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge de conditions de détention contraires à la dignité de la personne humaine, afin qu'il y soit mis fin.

Préoccupés par cette injonction à laquelle il convenait de répondre avant le 1er mars, nous avons été plusieurs, en décembre dernier, à tenter d'introduire ce recours par voie d'amendement au texte sur le parquet européen, dont Naïma Moutchou était la rapporteure. Mais ni l'amendement du Gouvernement ni les nôtres n'ont passé l'obstacle de l'article 45 de la Constitution.

Largement inspirée de l'amendement du Gouvernement, la présente proposition de loi tire les conséquences de ces décisions et de la censure prononcée par le juge constitutionnel en créant une nouvelle voie de recours accessible aux personnes détenues, qu'elles soient condamnées définitivement ou placées en détention provisoire.

Avant d'en venir au contenu de cette nouvelle procédure introduite dans le code de procédure pénale, je ferai deux remarques.

Premièrement, en examinant ce texte nous devons avoir en tête un certain nombre de réalités. Nous l'avons constaté au cours de nos travaux et lors de nos déplacements dans les établissements pénitentiaires : la surpopulation carcérale est devenue chronique dans notre pays et elle a, bien souvent, de lourdes conséquences sur la qualité des conditions de détention.

D'importants efforts ont été entrepris ces dernières années pour remédier à ce problème et revenir à une situation adaptée et respectueuse des droits des personnes détenues. Alternatives à la détention, régulation de la population carcérale, adaptation de l'échelle des peines : les mesures prises pendant la crise sanitaire ont prouvé leur efficacité et mis en évidence non seulement la nécessité d'accélérer la lutte contre la surpopulation carcérale, mais également le caractère tout à fait réalisable de cette évolution.

Ce n'est toutefois ni l'objet ni l'objectif de cette proposition de loi qui porte sur un sujet bien spécifique et précis : la création d'une nouvelle voie de recours. Bien sûr, cela doit s'inscrire dans une vision plus large de la politique pénitentiaire, mais le présent texte est circonscrit.

Deuxièmement, cette nouvelle voie de recours n'a pas vocation à être un outil de la politique carcérale et ne porte pas sur toutes les conditions de détention. Nous parlons ici uniquement des cas où les conditions de détention sont contraires à la dignité de la personne humaine, ce qui, fort heureusement, ne concerne pas les 63 000 détenus que compte notre pays. Il n'en reste pas moins que ces situations sont inacceptables et insoutenables et nous nous devons d'agir et de garantir aux personnes détenues d'être incarcérées dans le respect de leurs droits et de leur dignité.

J'en viens au texte.

Outre deux coordinations prévues aux articles 144‑1 et 707 du code de procédure pénale pour tenir compte de cette nouvelle voie de recours, la proposition de loi crée un nouvel article 803-8.

Cette nouvelle voie de recours pour saisir le juge judiciaire de conditions indignes de détention s'organise en plusieurs étapes. Tout d'abord la personne incarcérée qui estime ses conditions de détention contraires à la dignité humaine saisit le juge par une requête qui doit comporter des allégations circonstanciées, personnelles et actuelles, de sorte qu'elles constituent un commencement de preuve du caractère indigne des conditions de détention.

Le juge compétent est soit le juge des libertés et de la détention (JLD) pour les personnes en détention provisoire, soit le juge de l'application des peines (JAP) pour les personnes définitivement condamnées. Il doit statuer en dix jours sur la recevabilité de la requête.

Si la requête est recevable, le juge fait procéder à des vérifications et recueille les observations de l'administration pénitentiaire dans un délai compris entre trois jours ouvrables et dix jours.

Si la requête est alors considérée comme fondée, le juge dispose d'un autre délai de dix jours pour faire connaître à l'administration pénitentiaire les conditions de détention qu'il estime indignes. C'est alors à l'administration d'agir pour y mettre fin. Le juge lui fixe pour cela un délai compris entre dix jours et un mois.

Arrive ensuite un deuxième temps éventuel : dans le cas où l'administration pénitentiaire n'a pas mis fin, dans le délai fixé, aux conditions indignes de détention, le juge a alors dix jours, à compter de l'expiration du délai, pour prendre lui-même une décision pour remédier à cette situation.

Cette décision peut être de trois ordres : le transfert de la personne concernée dans un autre établissement pénitentiaire ou, s'il s'agit d'une personne en détention provisoire, sa mise en liberté, le cas échéant sous contrôle judiciaire ou sous assignation à résidence avec surveillance électronique, ou, s'il s'agit d'une personne définitivement condamnée et si elle est éligible à une telle mesure, un aménagement de peine.

Le juge peut toutefois refuser de prendre l'une de ces trois décisions si un transfèrement a déjà été proposé et refusé par la personne détenue concernée, sauf s'il s'agit d'un condamné et que ce transfèrement aurait porté une atteinte excessive au droit au respect de sa vie privée et familiale.

Enfin, il est précisé que la décision du juge peut faire l'objet d'un appel soit devant le président de la chambre de l'instruction, soit devant le président de la chambre de l'application des peines. Nos collègues sénateurs ont ajouté que cet appel peut concerner aussi la décision de recevabilité de la requête.

Au-delà de ce point concernant l'appel, les sénateurs ont finalement assez peu amendé le texte initial, que ce soit en commission ou en séance. Quelques modifications, dont je tiens à saluer la pertinence, ont toutefois été apportées.

Deux amendements du rapporteur Christophe-André Frassa sont ainsi venus compléter le second alinéa du I et le premier alinéa du III pour mieux associer le juge d'instruction à cette procédure et à la décision du JLD. Ces ajouts me semblent tout à fait pertinents, en ce qu'ils garantiront une parfaite information des différents acteurs judiciaires impliqués : nous devons toujours aller dans le sens d'un meilleur dialogue entre les parties.

Un autre amendement du rapporteur a modifié une ponctuation au 15e alinéa, ce qui a entraîné une conséquence assez importante car cela implique que l'obligation de statuer en appel dans un délai de quinze jours porte seulement sur l'hypothèse d'un appel du ministère public. Cela semble pertinent : puisque l'appel est suspensif, il importe qu'une décision soit rendue rapidement. Toutefois je m'interroge sur le fait que cette modification conduit également à ce que ce délai ne s'applique qu'à cet appel du ministère public et qu'aucun délai ne soit par contre prévu pour les autres appels.

Enfin, un amendement présenté par M. Sueur a permis de consacrer la faculté du requérant de demander à être entendu par le juge – tandis que la proposition de loi initiale prévoyait que seul le juge décidait, ou non, d'entendre le requérant. Cette modification me paraît particulièrement opportune en ce qu'elle garantit les droits du requérant dans cette procédure et lui permet d'avoir accès au juge s'il le souhaite.

Vous l'aurez constaté, j'ai fait le choix de ne pas amender cette proposition de loi en commission. Compte tenu des délais très courts dans lesquels j'ai dû travailler, je n'ai pas encore terminé mes auditions, pourtant fort nombreuses ces derniers jours, et il me semblait dès lors prématuré de vous soumettre des propositions d'amendements.

J'ai toutefois très peu de réserves sur l'ergonomie générale de cette nouvelle voie de recours qui me semble à la fois adaptée, réaliste et pertinente.

Quelques points d'interrogation demeurent et je ne manquerai pas d'y chercher réponse au cours des auditions que je conduirai la semaine prochaine et, le cas échéant, auprès du Gouvernement. Dans cette attente, je sollicite de votre part l'adoption de cette proposition de loi et la poursuite du travail engagé, dans la perspective de la séance publique.

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