Le drame du 24 novembre dernier est hors du commun : sur vingt-neuf passagers embarqués sur un bateau, vingt-sept sont morts – des hommes, des femmes, dont une enceinte, et trois enfants ; c'est aussi le plus grave survenu en Manche, entre la France et l'Angleterre. Le précédent, il y a plus d'un an, avait fait moins de dix victimes, ce qui, sans rien enlever à son caractère dramatique, souligne l'augmentation extrêmement forte du nombre de personnes souhaitant prendre la mer pour se rendre en Angleterre.
Le nombre de passages par la mer au moyen de small boats a augmenté de plus de 200 % dans les Hauts-de-France. Du fait de l'activité policière très importante que nous y déployons, de plus en plus de tentatives se font au départ de la Somme, de la Normandie et de la Bretagne, mais aussi de Belgique, voire des Pays-Bas. Les migrants voulant absolument – le mot a son importance – se rendre en Angleterre, le travail de renforcement policier ne suffit évidemment pas, et ne peut en aucun cas constituer une réponse au problème.
Les filières de transit des migrants sur la route du Royaume-Uni ne sont rien d'autre que des organisations criminelles, qui fonctionnent en réseau international pour exploiter la misère des gens. Les passeurs sont souvent de la même nationalité que les personnes qui, pour quelques milliers d'euros, partent d'Asie, d'Afrique ou du Proche-Orient pour aller en Europe, et plus particulièrement en Angleterre. Ces organisations, extrêmement rémunératrices, utilisent désormais des moyens technologiques similaires à ceux employés par la criminalité organisée en matière de stupéfiants ou de terrorisme.
Depuis le 1er janvier, nous avons arrêté en France plus de 1 400 personnes soupçonnées d'appartenir à des réseaux de passeurs, et démantelé 41 organisations criminelles. Ces chiffres devraient être rapprochés de ceux des autres pays européens puisque de tels réseaux sont tout à fait européens.
La courbe du nombre de traversées en bateau ne connaît pas de saisonnalité, seulement une légère inflexion aux mois de janvier et de février, au moment où les conditions de mer en Manche rendent encore plus difficile la traversée des 30 kilomètres entre Calais, ou Boulogne, et l'Angleterre.
À partir du début 2021, l'augmentation du nombre de small boats a été extrêmement importante, alors que le nombre de personnes interpellées à bord de poids lourds a considérablement baissé avant 2020, « année covid », la tendance se poursuivant ensuite. Nous avons tellement protégé – avec des scanners, de la vidéoprotection, des protections physiques – le tunnel sous la Manche, les ports de Calais, de Dunkerque et dans une moindre mesure de Boulogne que le passage par les ports et par le tunnel est devenu extrêmement difficile. La seule façon pour un immigré clandestin de se rendre en Angleterre est désormais d'embarquer sur un small boat, ce qui explique la multiplication de ces embarcations. Il n'y a donc pas de correspondance avec une augmentation du nombre de migrants puisqu'on en compte quinze fois moins aujourd'hui à Calais et à Dunkerque qu'il y a cinq ans. Les gouvernements précédents ont, en effet, sécurisé la frontière à partir du tunnel et les ports de la côte des Hauts‑de-France.
Les principales nationalités impliquées révèlent peu de surprises, même si l'on voit apparaître les Vietnamiens parmi les filières d'immigration – j'ai d'ailleurs rencontré le ministre de l'intérieur vietnamien afin d'envisager des coopérations diplomatiques. Les filières tracent une carte de la misère du monde puisqu'on y trouve des Irakiens, des Iraniens, souvent originaires du Kurdistan, des Soudanais, des Érythréens, des Syriens, des Afghans : l'essentiel des candidats au départ subit donc guerre, dictature et difficultés ethniques. Nous constatons cependant que les trafiquants possèdent souvent l'une des quatre premières nationalités que je viens de mentionner. Les deux rescapés du récent drame, l'un irakien, l'autre soudanais, nous ont encore indiqué que leurs passeurs auraient été de la même nationalité qu'eux.
Le nombre de passages de bateaux a plus que sextuplé entre 2019 et 2021, passant de 3 352 à 36 563, allant de pair avec l'augmentation de celui des migrants découverts dans des embarcations. Police et gendarmerie accomplissent un travail énorme, surtout depuis un an et demi, et ce malgré le confinement. Le nombre de migrants par embarcation a également augmenté, passant de douze à vingt-sept ; la taille des bateaux aussi, mais pas en proportion, ce qui rend la traversée encore plus dangereuse. L'embarcation impliquée dans le drame du 24 novembre était peu importante, très certainement de mauvaise qualité et s'est manifestement dégonflée, dans une mer froide et démontée. Sur cette route maritime extrêmement fréquentée par les navires ralliant l'Asie, l'Amérique du Sud ou les grands ports belges, qui plus est la nuit, sans lumière, le danger est tout aussi grand de se fracasser contre un ferry ou un porte‑conteneurs.
Les difficultés de Calais et de Dunkerque sont extrêmement géopolitiques, puisque ces ports forment l'avant-dernière étape du problème. Une des routes qui permet d'y arriver part de la Corne de l'Afrique et passe soit par les Balkans, soit par la Libye ou la Tunisie – la déstabilisation de l'Éthiopie ne va pas arranger les choses. La sécurisation et la stabilisation de la Libye et de la Tunisie empêchent une partie de ces migrants de suivre la route méditerranéenne puis de rejoindre la France via l'Italie. Une deuxième route part du Kurdistan et de l'Afghanistan ou de Syrie et passe soit par la Turquie et les Balkans, soit par Minsk – c'est celle qu'a suivie le rescapé irakien du 24 novembre qui, en passant ensuite par la Pologne et l'Allemagne, est parvenu à Calais en moins de trois semaines.
Si l'on considère la région des Hauts-de-France, les départs de small boats n'ont plus majoritairement lieu depuis Calais, tant les renforts de police et de gendarmerie, et les techniques de vidéoprotection mises en place y empêchent les passages. Ces derniers se font désormais beaucoup à partir de la côte dunkerquoise – cela a été le cas du bateau du 24 novembre, qui est parti de Loon-Plage. De plus en plus, les départs sont organisés en descendant sur la côte, à partir du Touquet et de Merlimont, de la baie de Somme ou du Tréport. En remontant, les plages belges sont aussi les théâtres d'une migration par small boats. De Bray-Dunes à Berck, 150 kilomètres de plages doivent ainsi être surveillés, ce qui est évidemment très difficile pour les policiers, les gendarmes et les préfectures maritimes. D'aucuns nous demandent pourquoi nous n'affectons pas l'ensemble des moyens de surveillance à Calais. Outre que les points de départ sont désormais très nombreux, les plages du nord, qui sont relativement faciles à contrôler à marée basse, ne le sont plus du tout à marée haute, surtout la nuit, où l'eau arrive au bord des routes ou des dunes.
Deux types de réseaux sont à la manœuvre : les réseaux irako-kurdes, les plus violents et les mieux organisés, comme peuvent l'être les plus importants réseaux de trafic de stupéfiants ; les réseaux de la Corne de l'Afrique, moins organisés, plus artisanaux, plus faciles à contrecarrer.
L'affaire Thoren illustre le caractère international de ce problème et la nécessité, pour la France, la Belgique, les Pays-Bas et l'Allemagne, de travailler ensemble. Une cinquantaine de migrants, la plupart vietnamiens, a été découverte au mois de mai dernier par les autorités belges sur la plage de La Panne, tout près de Bray-Dunes, la filière de small boats étant tenue par le réseau irako-kurde basé en France. Je précise que les migrants sont plus nombreux à partir vers l'Angleterre depuis la région de Dunkerque parce que, pour des raisons politiques ou de moyens, la Belgique met moins la pression que nous sur les « jungles » et il est plus facile d'y attendre la nuit pour passer la frontière.
Nous avons donc trouvé les responsables de cette filière ; des tentatives de règlement de comptes à l'endroit de ceux qui auraient balancé l'information ont eu lieu à Grande-Synthe, dans un camp que nous avons depuis démantelé ; une tentative d'homicide a également eu lieu à Osnabrück, en Allemagne ; la justice a été au rendez-vous de la demande des policiers français puisque seize personnes ont été interpelées et treize écrouées ; leurs complices étaient en Grande-Bretagne et leur logistique – voitures, bateaux, gilets de sauvetage – aux Pays-Bas, le circuit financier étant quant à lui en Belgique. Sans Europol, nous n'aurions pas pu résoudre cette affaire.
À Osnabrück, la police a également interpelé des individus qui chargeaient des colis appartenant à des Irako-Kurdes. Ils contenaient cinq moteurs, cent gilets de sauvetage et neuf zodiacs. Le matériel a été saisi. Le lendemain, le livreur a présenté une facture d'achat à l'en‑tête d'une société turque et a invoqué une erreur, ce matériel devant être livré en région parisienne. Celui-ci lui a donc été restitué. Quinze jours après, nous nous sommes aperçus que les moteurs étaient à Douvres…
Selon la police française, 90 % des moteurs et des bateaux sont achetés en Allemagne, d'où ils sont acheminés en Belgique, où se trouvent les migrants avant de partir pour l'Angleterre depuis la France – où il n'est plus possible, dans le nord, d'acheter un zodiac sans fournir une pièce d'identité et un numéro de téléphone. La source d'achat étant tarie, les trafiquants vont de plus en plus loin, notamment, donc, en Allemagne. Là encore, nous devons travailler plus étroitement ensemble.
Considérant qu'il est préférable de tracer le matériel plutôt que les personnes, nous avons établi que le routing commence par la fabrication en Chine du matériel, qui est ensuite transporté par conteneurs en Turquie, où il entre dans l'union douanière à Istanbul. La douane ne contrôlant pas particulièrement les scooters des mers, les gilets de sauvetage, les zodiacs et les moteurs, nous avons proposé que les douanes européennes – notamment, en Bulgarie – contrôlent désormais beaucoup plus ce genre de matériels qui, ensuite, transite jusqu'à Osnabrück en camion.
Lors de son interrogatoire, le rescapé irakien du naufrage du 24 novembre nous a confié qu'il était parti trois semaines plus tôt de Bagdad, d'où il s'est rendu à Damas, en Syrie ; de là, il a pris un avion pour Minsk, puis est passé en Pologne, où il a pris une voiture pour se rendre en Allemagne, où il a été arrêté car sans-papier – mais il a fait valoir une demande d'asile, à laquelle il était d'ailleurs éligible. Laissé libre, il a pris le train pour Paris, d'où il s'est rendu à Dunkerque avant de s'embarquer. En moins de trois semaines, il s'est donc rendu de Bagdad à Dunkerque. Il a dépensé 5 500 euros pour se rendre de Damas à Dunkerque puis 3 200 euros pour traverser la Manche. Il pensait donc avoir un avenir meilleur en Angleterre pour moins de 10 000 euros.
Précisément, les migrants veulent se rendre en Angleterre. Parmi ceux qui se trouvent à Dunkerque ou à Calais, 60 % sont éligibles au droit d'asile et pourraient très bien le demander à la France, comme nous le leur proposons, mais seulement moins de 3 % le font.
Ils choisissent l'Angleterre, où se trouvent, semble-t-il 1,2 million d'immigrés clandestins – contre 600 000 en France – pour quatre raisons. Tout d'abord, leurs familles et leurs amis s'y trouvent et rien n'empêchera un couple, par exemple, de se réunir. Ensuite, en raison du modèle économique anglais, qui n'empêche pas le patronat d'employer des immigrés clandestins lesquels, d'ailleurs, paient légalement leurs impôts. En outre, les immigrés, une fois sur le sol anglais, ne sont quasiment jamais renvoyés chez eux. Si la France parvient à expulser environ 30 000 personnes chaque année, les Anglais en expulsent 6 000. Enfin, le droit d'asile étant désormais très limité en Angleterre, les régularisations sont peu nombreuses : 30 000 demandes annuelles dans ce pays contre 150 000 en France.
Les Anglais doivent certes réformer leur marché du travail mais ils doivent tout autant définir une voie légale d'immigration. Alors que l'Angleterre est un grand pays démocratique respectueux des droits de l'homme, il est aujourd'hui impossible à un immigré de rejoindre définitivement sa femme ou son père légalement, d'où les small boats et l'emprise des passeurs. Nous nous réjouissons toutefois que l'Union européenne se soit ralliée à notre proposition visant à ce que l'Angleterre conclue un accord à ce sujet avec elle.
La France compte donc désormais quinze fois moins de migrants qu'il y a cinq ans ; les passages ne s'effectuent quasiment plus par le tunnel sous la Manche ou par les ports, mais le nombre de migrants utilisant des small boats a augmenté de plus de 200 %, ce qui est dramatique.
Ce problème est désormais principalement européen, voire international. La coopération policière et judiciaire doit s'intensifier – je remercie les ministres belge, allemand et néerlandais, qui souhaitent également que nous agissions ensemble.
Enfin, j'espère que nos amis britanniques évolueront et définiront une voie légale d'immigration, comme le Président de la République aura sans doute l'occasion de le leur demander lors de la présidence française de l'Union.