Madame Untermaier, ne tombons pas dans les caricatures de Mme Panot – il est très facile de faire de la politique en se donnant bonne conscience. Laisser des gens sous des tentes, en plein hiver, le long de la mer, à la disposition des passeurs pour les traversées, c'est faire faussement preuve d'humanité. Depuis le 1er janvier, nous avons relogé 14 400 personnes. Au moment où je vous parle, 250 places d'hébergement sont libres à Calais et aux alentours. Or les migrants ne veulent pas y aller. Ce qu'ils veulent, c'est se rendre en Angleterre, quand bien même nous leur proposons des hébergements chauffés, des douches, où il n'y a pas de risque d'agression sexuelle ni d'homicide, où les bébés malades peuvent être suivis par des pédiatres. De nombreuses collectivités des Hauts-de-France, et parfois bien au-delà, les accueillent. À Tourcoing, quatre-vingt-douze migrants sont logés dans un hôtel que le préfet a réquisitionné.
Le problème, c'est qu'une très grande partie des occupants quitte immédiatement ou quasi immédiatement leur logement. Nous leur proposons de déposer une demande d'asile en France. Les associations elles-mêmes le font, y compris celles qui s'opposent fortement à l'action de l'État. Mais ces gens veulent aller en Angleterre. Ils pensent que ce qui les attend en Angleterre c'est le bonheur de retrouver les personnes qu'ils connaissent, de pouvoir travailler et d'avoir une vie de famille. Personne ne peut leur en vouloir.
D'un point de vue humanitaire, nous ne pouvons pas laisser ces réfugiés vivre dans des tentes à Calais, Grande-Synthe ou Dunkerque, à moins d'accepter que des bébés meurent de froid. Le gouvernement de Bernard Cazeneuve avait entrepris de façon très courageuse, comme tous ceux qui exercent des responsabilités dans notre pays, de démanteler ces camps où il n'y a ni électricité ni eau courante et où les conditions de vie sont très difficiles, hiver comme été. Je ne parle même pas des nuisances pour les riverains. Par ailleurs, les réfugiés concentrés dans ces campements constituent une clientèle immédiate pour les passeurs cherchant à faire vivre leur commerce. C'est en abritant les migrants dans des endroits protégés par l'État, en les faisant garder par les forces de l'ordre et accompagner par des associations qui leur expliquent leurs droits, que nous tarirons l'activité des passeurs. Quand la police retire les tentes des réfugiés, elle n'agit donc pas de façon inhumaine ; au contraire, elle protège ces personnes. Quiconque s'est déjà rendu sur place en est convaincu.
Les policiers et gendarmes n'ont jamais lacéré aucune tente. Je me suis déjà exprimé sur ce sujet à trois reprises, et les préfets ont demandé aux sociétés chargées de récupérer les tentes après les évacuations de camps de ne pas agir de la sorte. Effectivement, une personne travaillant pour l'une de ces sociétés a lacéré des tentes avant de les mettre à la benne ; son comportement est inacceptable et elle a été licenciée. Je précise que cette action n'est pas le fait des policiers ou des gendarmes, qu'aucun migrant ne se trouvait à l'intérieur des tentes, et que ces dernières étaient, de toute façon, destinées à la déchetterie. Cependant, je comprends l'émotion que cela a suscitée dans l'opinion publique : j'ai donc demandé aux préfets du Nord et du Pas-de-Calais de préciser clairement, dans les appels d'offres concernés, que les tentes devront être mises à la déchetterie sans avoir été lacérées, et de rendre ce principe public.
Vous avez souligné, madame Panot, que les actions des forces de l'ordre dans les camps de migrants ont coûté 86 millions d'euros. Or nous avons consacré cette année 1,3 milliard d'euros à la politique d'asile. En cinq ans, nous avons doublé le nombre de places disponibles dans le cadre du dispositif national d'accueil des demandeurs d'asile, qui est passé de 50 000 en 2015 à 107 000 en 2020. Alors que notre réunion me semblait constructive, vous voulez créer une polémique en pointant les 24 millions d'euros inscrits au budget du ministère de l'intérieur pour l'hébergement des personnes. Je vous invite à regarder le budget de l'ensemble des administrations, car c'est surtout le ministère du logement qui engage des dépenses importantes pour accompagner les demandeurs d'asile – mais j'imagine que vous n'en avez pas eu le temps et que votre intention n'était pas de susciter une polémique…
Pierre-Henri Dumont pourrait vous confirmer que c'est à la demande des élus de Calais que j'ai fait interdire la distribution de repas en centre-ville, qui entraînait de nombreuses difficultés tant pour les riverains que pour les migrants eux-mêmes, puisque les passeurs y trouvaient une clientèle à quelques mètres de la mer. Le tribunal administratif de Lille et le Conseil d'État m'ont donné raison, et vous avez été verbalisée, madame Panot, comme tous ceux qui contreviennent à la loi. Je n'ai aucunement outrepassé mes pouvoirs : nous sommes tous soumis au respect de la loi, et c'est une très bonne chose. En revanche, il n'a jamais été interdit de distribuer des repas ou de l'eau en dehors du centre-ville de Calais ; c'est ce que l'État fait quotidiennement, puisque nous distribuons 2 400 repas par jour, ce qui représente pour le contribuable un coût de 4 millions d'euros. Lorsque vous avez parlé d'inhumanité, j'aurais préféré que vous visiez les passeurs, mais vous n'avez manifestement pas très envie d'attaquer les vrais criminels.
Monsieur Dumont, je ne suis pas défavorable à ce que des demandes d'asile soient déposées dans des pays tiers. Votre proposition soulève cependant une difficulté : lorsqu'une personne est persécutée dans son pays, comment peut-elle se rendre au consulat de France, d'Allemagne ou du Royaume-Uni pour y déposer une demande d'asile sans faire l'objet d'une désapprobation sociale ou d'une répression par un pouvoir autoritaire ? Elle peut certes déposer sa demande dans un consulat situé dans un pays voisin de celui qu'elle tente de fuir : ce n'est pas une mauvaise idée, notamment pour les très nombreux Afghans réfugiés en Turquie, en Iran et au Pakistan. Comment instruira-t-on ces demandes d'asile ? Comment rapatriera-t-on les personnes déboutées dans leur pays d'origine ? D'ailleurs, les opinions publiques accepteront-elles de tels rapatriements ? Cette idée ne doit pas être écartée d'emblée. Si c'est le choix de l'Angleterre, alors nous devons l'accompagner. Cependant, il ne doit pas y avoir de bureau de demande d'asile en France : nous n'accepterons pas que les Anglais envoient des agents britanniques à Calais pour que les migrants déposent sur le sol français une demande d'asile au Royaume-Uni.
En revanche, nous pourrions accepter que, dans le cadre d'un futur traité international, nos amis britanniques renvoient en Europe les personnes en provenance de France ou d'un autre pays européen dont ils ne veulent plus sur leur sol – cela correspond à peu près à l'esprit de l'accord de Dublin – s'ils accueillent en échange une autre personne éligible au regroupement familial ou souhaitant déposer une demande d'asile. Nous pourrions imaginer un échange à un contre un visant un solde migratoire nul. Ce faisant, nous mettrions fin à une forme d'attractivité du territoire britannique et nous dessinerions entre nos deux pays une route migratoire légale, de façon civilisée et respectueuse de chacun. Ce ne serait pas un travail de passeur mais un échange d'État à État, dans des conditions humanitaires tout à fait acceptables. Cette possibilité fait partie des propositions que nous avons faites au gouvernement britannique.
Monsieur Eliaou, vous m'avez demandé comment les migrants trouvaient l'argent nécessaire à leur voyage. Nous parlons de quelques milliers d'euros. Pour faire ce passage, certaines personnes vendent tout ce qu'elles ont dans le pays qu'elles abandonnent. Par ailleurs, il faut bien admettre que certaines d'entre elles travaillent sur le chemin de leur migration et que des entrepreneurs européens acceptent de les employer au noir. D'autres personnes commettent des actes de délinquance ou se font les complices des passeurs pour financer leur propre passage. Les quelques milliers d'euros que j'ai évoqués sont un montant moyen : certains passages sont moins chers mais beaucoup plus difficiles et tortueux.
Monsieur Ledoux, vous m'avez interrogé sur notre coopération avec les pays voisins comme la Belgique. Nous sommes parfois embêtés car l'humanité dont nous devons faire preuve peut nous rendre complices des passeurs. En Italie ou en Belgique, des associations paient aux migrants des billets de train ou des tickets de bus pour leur permettre d'aller où ils le souhaitent. Je pense en particulier à des migrants arrêtés en bus à la frontière franco-italienne, qui ont montré aux forces de l'ordre le titre de transport offert par une association pour faire le trajet depuis Naples. En effet, les passeurs ne sont pas des tour operators : ils donnent des rendez-vous et aident les migrants dans les moments les plus difficiles tels que la traversée d'une mer ou d'une frontière, mais à l'intérieur de l'espace européen, où les choses sont plus faciles, ils laissent leurs clients se débrouiller. Si je peux comprendre, d'un point de vue humanitaire, cette volonté d'aider les personnes, je n'en considère pas moins que ces comportements favorisent les voyages. L'équilibre entre la nécessaire humanité et la lutte contre la complicité de passage est très difficile à trouver.
Dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, nous défendrons l'idée d'un enregistrement aux frontières extérieures de l'Europe, en encourageant l'adoption d'une proposition de règlement de la Commission européenne allant dans ce sens. Il ne s'agirait pas forcément d'une rétention des personnes – même si nous pourrions aussi vérifier, en quelques jours, qu'elles peuvent être accueillies en toute sécurité –, mais d'une procédure de screening permettant de savoir précisément qui entre sur le territoire européen, à quelle date, avec quels papiers et dans quel but. Nous sommes actuellement totalement aveugles sur ces questions : nous ne savons pas si les migrants entrent en Europe pour travailler, pour demander l'asile ou dans le cadre d'un regroupement familial, ni quelles langues ils parlent. Ce n'est qu'après cet enregistrement aux frontières que nous déterminerions qui les prend en charge.
Le départ du Royaume-Uni de l'Union européenne a créé une nouvelle frontière – on peut le regretter, mais il en est ainsi. Je remercie Frontex de nous avoir accordé des moyens aériens, ce qui a pris un peu de temps car les moyens que l'on voulait initialement nous octroyer étaient britanniques, ce que nous trouvions un peu difficile à accepter. Les moyens aériens supplémentaires dont nous disposons pour gérer cette nouvelle frontière sont désormais européens.
La question de l'aide au retour est très importante. En effet, si les résultats en matière de retour étaient meilleurs sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, ce n'est pas parce que les obligations de quitter le territoire français (OQTF) étaient mieux appliquées, mais parce que nous payions plus les étrangers pour retourner chez eux. La France mène une telle politique depuis longtemps, à travers l'action de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), une agence qui dépend du ministère de l'intérieur. Aussi réfléchissons-nous à la possibilité de payer davantage les étrangers pour qu'ils acceptent de rentrer dans leur pays d'origine lorsqu'ils s'aperçoivent qu'ils n'ont aucune perspective d'avenir sur notre territoire. Cependant, à la fin du quinquennat du président Sarkozy, cette politique s'est souvent retournée contre l'administration – rappelez-vous les scandales causés par les personnes originaires des Balkans qui quittaient notre pays avant d'y revenir, suscitant un véritable tollé chez les contribuables ! L'aide au retour n'est donc pas la panacée.
Vous avez raison, il faut accélérer le développement des pays de départ, que nous devons aider à surmonter leurs difficultés. Mais nous ne pourrons jamais régler les problèmes politiques, car nous n'empêcherons personne de quitter une dictature pour des raisons politiques, liées par exemple à la vie personnelle ou à l'orientation sexuelle. En outre, contrairement aux idées reçues, un pays qui se développe beaucoup est aussi un pays qui donne à sa classe moyenne les moyens de partir, puisqu'elle devient assez riche pour offrir à ses enfants le voyage légal vers l'Union européenne, les États-Unis ou le Canada afin d'y étudier et d'y mener une vie meilleure. Je ne dis pas qu'il ne faut pas aider l'Afrique et l'Asie à se développer – au contraire, nous devons continuer à le faire et nous avons d'ailleurs fortement augmenté l'aide publique au développement (APD) –, mais que cela ne tarira pas forcément les flux migratoires, en tout cas pas dans la première phase du développement selon le modèle de Rostow.
Nous devons absolument professionnaliser davantage Frontex. Nous reparlerons sans doute de la gouvernance et des missions de l'agence dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.
S'agissant de l'immigration légale, monsieur Pont, je ne doute pas un seul instant que nos amis anglais feront preuve d'humanité. Pour ma part, je constate que les discussions politiques britanniques sont très animées et que de nombreux membres de la Chambre des communes et de la Chambre des lords, y compris au sein du parti conservateur, disent que les Français ont raison et plaident pour l'ouverture d'une route d'immigration légale ainsi que pour un accord avec leurs voisins. Je pense que le gouvernement de M. Johnson est en train d'évoluer sur cette question – en tout cas, je l'espère. La volonté des Anglais de procéder à des pushbacks dans la Manche est absolument inacceptable : la France n'approuvera jamais cette pratique contraire au droit de la mer, qui entraînera des morts, et réagira vigoureusement en cas de besoin.
Madame Vichnievsky, nous pouvons toujours améliorer l'information sur les demandes d'asile. Cela dit, les associations et l'OFII sont déjà très mobilisés sur le terrain, et je ne peux malheureusement que constater que les migrants présents à Dunkerque et à Calais ne souhaitent pas du tout demander l'asile en France : leur seule envie est de rejoindre l'Angleterre, et ils préfèrent ne pas obtenir l'asile outre-Manche que de se le voir octroyer sur le continent européen. Cela n'empêche pas de nombreux autres migrants de demander l'asile en France : avec 150 000 demandes annuelles, notre pays compte, avec l'Allemagne, parmi les plus sollicités.