Intervention de Dominique Potier

Réunion du mercredi 12 janvier 2022 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, rapporteur :

Je vous remercie d'avoir donné suite – tardivement mais sûrement ! – à une demande qui remonte maintenant à plus de trois ans.

J'aurai l'occasion de présenter cette proposition de résolution européenne dans le cadre de la niche parlementaire du groupe Socialistes et apparentés. C'est justice puisque la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, votée en 2017 après quatre ans de combat, souvent contre le pouvoir exécutif et face à d'importantes résistances, s'inscrit dans une filiation social-démocrate et qu'elle s'impose aujourd'hui comme une évidence.

Il s'agit de prévenir les atteintes graves à l'environnement et aux droits humains dans les chaînes de production mondialisées. L'innovation législative et juridique consiste à lever le voile hypocrite jeté sur la réalité des flux économiques séparant les donneurs d'ordre – essentiellement, les actionnaires des grandes sociétés transnationales – de la multitude des sous-traitants et des filiales. Ainsi, nous créons un régime de responsabilité qui se traduit par un système de prévention qui prend la forme d'un plan de vigilance pour les grandes entreprises – en France, les 200 entreprises qui emploient plus de 5 000 salariés et qui réalisent l'essentiel du commerce international.

Ce plan a une visée holistique, si l'on excepte les phénomènes liés à la corruption, qui ont été traités en 2016 par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi « Sapin 2 » : du travail forcé aux atteintes graves à l'environnement, tout est couvert.

Cette loi est agile, dans le sens où elle combine de manière innovante la responsabilité des entreprises et leur capacité à trouver des solutions au sein des filières et des territoires. Elle indique un certain nombre de principes en référence aux grands textes onusiens repris par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et adoptés symboliquement par les parlements nationaux mais peu appliqués, tout en laissant les entreprises trouver elles-mêmes les solutions.

Enfin, nous qualifions très souvent cette loi de « passe-murailles » dès lors qu'elle s'affranchit de ce risque juridique important qu'est l'extraterritorialité. Si l'on ne fait pas la loi chez les voisins, il est en revanche possible, au nom de notre pouvoir économique, de prendre la responsabilité de protéger le caractère universel des droits humains et notre planète, qui est notre maison commune.

Cette loi n'est certes pas une baguette magique mais elle génère des droits, car, pour répondre aux défis qu'elle met en évidence, il faut créer de nouveaux droits protecteurs au sein des filières et des territoires – souvent, des pays tiers, en voie de développement ou très pauvres. Elle promeut ainsi une mondialisation plus civilisée et, en quelque sorte, une extension de l'État de droit.

Son origine philosophique et politique remonte à l'Abbé Grégoire et à ses combats pour l'abolition de l'esclavage mais, plus sûrement, au député de la Creuse M. Martin Nadaud qui, après dix ans de combats législatifs contre le patronat le plus conservateur et le plus libéral, a réussi à créer un nouveau cycle de prospérité en faisant adopter des lois de protection contre les accidents du travail, pour un système assurantiel et un régime de responsabilité. La prévention des accidents ayant été un facteur de développement économique pour les mines et les forges du XIXe siècle, nous pouvons espérer qu'au XXIe siècle, cette loi ouvre un cycle de prospérité autour des valeurs qui nous rassemblent.

Après quatre ans de combats culturels et politiques, de face-à-face entre le Parlement et le pouvoir exécutif, elle a donc enfin été adoptée en 2017, le dernier jour de la législature. Aujourd'hui, le monde de l'entreprise ne s'y oppose plus. Une révolution culturelle et juridique du management et de la gestion est en cours afin de prendre en compte les risques que j'ai évoqués. Les organisations non gouvernementales (ONG) nous disent qu'un travail important reste à accomplir mais quelque chose d'inéluctable s'est mis en route, même s'il est encore tôt pour en faire une évaluation complète.

Cette législature a été l'occasion de trois petites avancées consolidant la loi de 2017 : tout d'abord, la clarification de la juridiction compétente grâce à la loi du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire – en l'occurrence, le tribunal de Paris, compétent en matière de lois de concurrence internationale, une juridiction civile, donc ; ensuite, un amendement de Mme Cendra Motin à la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets excluant les entreprises qui n'auraient pas de plan de vigilance de la soumission à des marchés publics ; enfin, la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales défendue par M. Jean-Yves Le Drian avec la déclinaison, dans l'aide publique au développement, d'une concordance avec les bons processus de développement et de droit de nos entreprises françaises et européennes dans les pays en voie de développement.

Dans une adresse datée du 13 octobre 2017 au Président de la République, nous lui avons demandé de faire de cette loi un étendard des droits humains à l'ONU et de le brandir, en leader, en Europe. C'est ce qui est en train de se passer. Sept pays s'apprêtent à adopter des lois analogues, à l'instar de l'Allemagne, qui l'a fait cet été, et quatre ou cinq autres en feront de même sous la pression de la société civile. La voie des États nations est celle du courage, de l'innovation, et le moment est maintenant venu d'obtenir une directive européenne.

Le processus est engagé puisque la Commission européenne, en juillet 2020, a rendu un premier rapport à ce propos. Le Parlement européen, à une écrasante majorité, s'est prononcé en faveur d'une telle initiative en avril 2021. Une proposition de directive devait voir le jour au printemps, puis à l'été, puis à la rentrée. La nomination de M. Thierry Breton à la Commission européenne a semé le doute, mais nous avons pu l'interroger hier et il nous a promis que ce délai ne serait pas éternellement extensible. Mi-février, c'est-à-dire dans un mois, un projet de directive devrait être présenté. Nous sommes donc au cœur du réacteur.

Quel est l'horizon ? Une adoption en 2023, puis un déploiement dans les États membres. On peut imaginer qu'en 2024 ou 2025, la directive y sera effective, ce qui sera pour la France une occasion de remédier aux carences que nous avons identifiées avec Coralie Dubost et Mireille Clapot dans nos travaux préparatoires.

J'insiste sur trois recommandations.

Tout d'abord, il est nécessaire de prévoir l'institution d'une juridiction ad hoc : il est hors de question qu'une autorité administrative se substitue à l'institution judiciaire pour ce qui relève des droits humains les plus fondamentaux.

Ensuite, nous appelons à ce que les plans de vigilance ne soient pas le fait d'un département de l'entreprise – finances, ressources humaines, management du développement durable, etc. –, mais de l'entreprise tout entière. Selon certains intellectuels ou juristes, le devoir de vigilance, comme la responsabilité sociale des entreprises (RSE), est une voie pour la codétermination des entreprises qui, ainsi, rejoignent les attentes de la loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, dite loi « PACTE », sur la raison d'être et la participation. Nous proposons notamment que toutes les parties prenantes et les « parties constituantes », pour reprendre la logique de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), soient associées à l'élaboration de ce plan de vigilance. Qui mieux que les salariés, ici et ailleurs, peut savoir ce qu'il en est de la prévention des risques environnementaux et sociaux dans la fabrication des objets et dans les services ? Nous en appelons donc à la concertation.

Enfin, la garantie de l'accès au droit pour les victimes relève de la recherche-action : pour un paysan sans terre au Brésil, un ouvrier du textile au Bangladesh, un enfant qui travaille à la mine dans la région des Grands Lacs, l'accès au droit est tout sauf une évidence.

Cette proposition de résolution européenne a été signée par 123 collègues qui appartiennent à différentes formations politiques. Avec Mme Mireille Clapot, nous n'avons pas voulu toucher à l'équilibre politique qui a été trouvé, même si nous aurions pu y ajouter certains points, s'agissant notamment de son périmètre. Celui de la loi allemande est beaucoup plus large et englobera quasiment toutes les entreprises – avec des degrés d'exigence adaptés à leur taille. Il y a donc une leçon allemande à retenir, mais nous nous méfions aussi d'une limitation aux premiers et aux deuxièmes rangs de sous-traitance et réaffirmons le principe d'instaurer un devoir de vigilance dès lors qu'un lien commercial est établi, c'est-à-dire un lien économique effectif avec les sous-traitants ou les filiales, quel que soit leur rang juridique.

Enfin, une autorité publique, européenne ou française, serait nécessaire pour accompagner cette mutation transnationale et les entreprises et, ainsi, gagner le combat en faveur d'une mondialisation plus heureuse.

Dans son discours sur la présidence française du Conseil de l'Union européenne, le 9 décembre dernier, le Président de la République a pour la première fois évoqué le « devoir de vigilance ». Le 15 septembre, Mme Ursula von der Leyen avait déclaré que nous ne voulions plus d'une Europe qui importe des produits issus du travail des enfants. Enfin, il y a quelques semaines, trois ministres français se sont engagés dans l'Alliance 8.7 pour un monde affranchi du travail forcé, de l'esclavage moderne, de la traite d'êtres humains et du travail des enfants. Si nous y ajoutons des initiatives sectorielles sur la déforestation ou sur les « minerais de sang », nous voyons bien que nous sommes à un tournant.

Votre délibération peut envoyer un signal fort à la Commission européenne et au pouvoir exécutif. Il est temps de combattre pour une directive ambitieuse qui fasse de l'Europe une puissance politique fondée sur l'éthique. Tels doivent être son rôle et sa mission dans un monde dont nous savons combien il est fragile.

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