Intervention de Marc Loriol

Réunion du mercredi 30 janvier 2019 à 13h30
Groupe de travail sur les conditions de travail à l'assemblée nationale et le statut des collaborateurs parlementaires

Marc Loriol :

Je voudrais revenir à l'une des questions qui ont été posées : qu'est-ce qui fait que, dans certains secteurs, ces phénomènes sont tolérés ? Marie-France Hirigoyen le disait : outre les aspects individuels, il existe les aspects sociaux. Les gens tolèrent certains actes dans la mesure où ils ont le sentiment de s'y retrouver. J'ai pu le constater en travaillant sur l'apprentissage dans les métiers artisanaux. Dès lors qu'il semble y avoir une légitimité, l'acceptation est beaucoup plus grande. Tel chef cuisinier est certes très maltraitant envers ses apprentis, mais ces derniers ont l'impression qu'avec lui, ils vont apprendre leur métier et auront une chance de s'installer ou d'accéder aux cuisines de restaurants prestigieux, ce qui favorisera leur carrière. À l'inverse, dès lors que cette légitimité n'existe plus, la tolérance vis-à-vis des efforts demandés et de la maltraitance est bien moindre : on l'observe dans certains restaurants gérés par des gens ayant une approche de gestionnaire plutôt que de chef cuisinier.

Il existe aussi des différences d'un métier à l'autre. Par exemple, dans la boulangerie – métier très pénible à bien des égards –, on observe une tolérance parce que la possibilité de s'installer existe encore : il y a un marché et les boulangers ont réussi à montrer qu'ils avaient un savoir-faire supérieur à celui des supermarchés. Dans la boucherie, au contraire, la tolérance n'est pas la même car beaucoup de jeunes savent que leurs chances de s'installer sont faibles.

Il faut également prendre en considération une dimension sociale : les enfants d'artisans et de commerçants connaissent un peu ce parcours et vont mieux le supporter que d'autres. De même, des gens issus d'autres secteurs et ayant déjà vécu des expériences difficiles – cela s'est vu pour certains cuisiniers qui avaient connu d'autres milieux où il y avait aussi beaucoup de violence et de pression – vont relativiser.

Tout cela m'amène à un élément plus théorique. On oppose parfois – cela a été le cas ici même – l'objectif et le subjectif. À mon avis, c'est beaucoup plus compliqué : il existe ce que l'on appelle l'intersubjectif, c'est-à-dire des choses auxquelles toutes les personnes d'un milieu, ou la plupart d'entre elles, adhèrent. Une croyance fortement partagée dans un milieu ne relève plus du subjectif individuel : elle est également liée à une culture, à des façons de faire, à un contexte, à des formes de reconnaissance dans ce milieu. J'évoquais les métiers artisanaux, où l'on reconnaît les efforts et où ils sont récompensés : les gens savent que ce parcours va être payant. On est là dans de l'intersubjectif, car il existe une croyance partagée, qui donne lieu à un fonctionnement collectif. Parfois aussi, le subjectif joue sur l'objectif : si l'on pense que tel ou tel problème est d'ordre individuel et psychologique, on va accompagner les personnes en les formant à mieux gérer les relations ; si on considère au contraire que le problème est plutôt organisationnel, on va essayer d'agir sur l'organisation, en favorisant tel ou tel type de fonctionnement. Le subjectif et l'objectif entrent donc dans un processus d'interaction où ils se renforcent mutuellement – ou peuvent produire des effets pervers.

En ce qui concerne les solutions, comme cela a été dit, il n'y a pas de remède miracle. Plusieurs pistes complémentaires doivent être creusées. Pourquoi, dans les métiers où le risque de perdre son emploi est faible, observe-t-on aussi de la souffrance, du harcèlement moral, ou encore des burn-out ? Tout simplement parce que la précarité n'est pas le seul facteur en jeu. Comme l'a dit Marie-France Hirigoyen, les gens, notamment en France, ont à cœur de bien faire leur travail. C'est très important. Or cette notion est intersubjective : bien faire son travail, ce n'est pas forcément la même chose dans un milieu et dans un autre. Dans certains services hospitaliers, cela renvoie à quelque chose de très technique, quand, dans d'autres, c'est très lié aux relations personnelles que l'on noue.

Il est important de sensibiliser les managers au fait que, quand ils prennent des décisions et imposent des choses, ils doivent avoir en tête l'impact que cela peut avoir sur le sentiment qu'auront les personnes d'être en mesure de bien faire leur travail. Il importe donc, effectivement, de former les managers, et ces formations seront nécessairement ciblées, dépendant de chaque milieu professionnel, de chaque définition de ce que c'est, bien faire son travail, des différentes formes de reconnaissance et des jeux sociaux que j'ai évoqués en prenant l'exemple de l'artisanat et des métiers de bouche.

À côté de cela, d'autres éléments très importants doivent être pris en compte, notamment le fait que l'entreprise a pour but de gagner de l'argent. Marie-France Hirigoyen et Gérard Valléry en ont parlé : les RPS ont un coût. En termes économiques, on parle d'internaliser les coûts, c'est-à-dire d'essayer de trouver des mécanismes permettant de les imputer aux entreprises qui en sont à l'origine plutôt que de les laisser à la charge de la société – je pense notamment aux dépenses d'assurance maladie. On sait, en effet, que certains choix organisationnels ont pour conséquence qu'un plus grand nombre de personnes se retrouvent en arrêt maladie ou en invalidité.

L'un de mes étudiants a ainsi travaillé sur le passage aux commandes vocales dans les entrepôts logistiques. Il se trouve qu'on peut mesurer le nombre de personnes qui, du fait de ce choix, vont être déclarées invalides ou arrêtées pour des problèmes de TMS ou de dépression – ce qui a un coût. Les entreprises évaluent très bien l'avantage que représente pour elles l'utilisation des commandes vocales numériques : selon les grandes chaînes, le gain de productivité est de 30 %. Ce surcroît de productivité n'est-il pas largement balayé par le coût que représente, pour la collectivité, le fait de prendre en charge des gens en arrêt maladie et en invalidité, et qui vont se trouver, parfois très jeunes, exclus de façon durable du marché du travail ?

À mon avis, il est donc extrêmement important de réfléchir à la manière dont on peut internaliser ces coûts. C'est une voie qui a été empruntée avec un certain succès, notamment aux États-Unis, pour lutter contre les TMS. Il s'agit d'amener l'entreprise à prendre en compte les effets de ses choix d'organisation sur la santé, et leur coût économique, ce qu'elle n'est pas forcément encline à faire quand les coûts sont externalisés, à savoir reportés sur la collectivité publique à travers l'assurance maladie.

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