Je ne suis pas le premier des ministres de la santé à avoir compris l'importance des menaces sanitaires : en 2001, Bernard Kouchner a dû faire face à la menace terroriste ; en 2005, Philippe Douste-Blazy proposait un premier plan, qui faisait suite à un rapport très important paru en juin 2003, celui de Didier Raoult sur le bioterrorisme. C'est une référence, non seulement au plan national, mais aussi au plan international, et il a inspiré le plan Biotox. On ne part jamais d'une feuille blanche en politique.
J'ai pris mes fonctions en 2005 dans un contexte particulier, celui de la grippe H5N1. Cette grippe aviaire d'un type nouveau, dont les premiers cas sont repérés en décembre 2003, ne touche d'abord que les animaux : c'est une épizootie. Mais la situation prend un autre relief lorsqu'on constate en Asie, en juillet 2005, des cas de transmission de l'animal à l'homme. À ce moment précis, tout le monde se dit que si le virus se transmet aussi d'homme à homme, nous allons vers une pandémie mondiale, avec un taux de létalité parmi les plus élevés qu'on ait jamais enregistrés. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) se saisit de la question et, compte tenu de l'évolution de la situation, je propose au Président de la République et au Premier ministre de me rendre en Asie, afin de voir comment les pays asiatiques se préparent. Je vais au Vietnam et en Chine.
J'ai des échanges très directs avec mon homologue chinois. Il me dit deux choses qui me marquent : d'abord, que la situation dans son pays est difficile à comprendre, qu'il peut savoir ce qui se passe dans les grandes villes mais que c'est beaucoup plus compliqué dans les campagnes ; il me dit aussi, lorsque je lui indique que la France est prête à importer des masques venus de Chine, que si nos deux pays se trouvent confrontés en même temps à une pandémie, les Chinois garderont leurs masques pour eux. Et il me fait remarquer que nous ferions exactement la même chose dans la même situation. Je rencontre aussi nos ressortissants : ils sont inquiets, veulent savoir comment ils seront rapatriés en cas de problème et comment ils seront protégés. Ce sont ces échanges avec les familles françaises qui font que, dès mon retour de Chine, je propose au président Chirac de constituer des stocks de Tamiflu, fabriqué par le laboratoire Roche, et de Relenza, fabriqué par GSK.
Pour le président Chirac, les questions de santé étaient essentielles et l'emportaient quasiment sur tout le reste. Il me donne donc carte blanche, parce qu'il veut que nous soyons le mieux préparés possible. C'est à ce moment-là – certains ici s'en souviennent – que nous commençons à préparer le pays à un risque sanitaire majeur, notamment à une pandémie de grippe H5N1.
S'agissant des masques, lorsque je prends conscience de notre dépendance vis-à-vis de la Chine et des autres pays d'Asie, je propose au Président de la République de créer une force de production nationale. Nous prenons la décision de passer des commandes très importantes de masques auprès d'usines françaises : certaines existent déjà et s'adjoignent cette spécialité ; d'autres sont créées de toutes pièces. Elles ont la garantie d'avoir un marché captif, puisqu'elles doivent fournir des masques à la population française et à l'ensemble des ministères. Selon ce que nous indique le haut fonctionnaire de défense dans un courrier du 13 octobre 2005 que je tiens à votre disposition, plusieurs unités de production sont ainsi intéressées : Bacou-Dalloz et Epitech en Bretagne, Macopharma à Tourcoing, Deltalyo à Roanne, Delta Plus à Toulouse, et Ahlstrom Brignoud. Vous le voyez, les projets d'implantation étaient répartis sur tout le territoire et pouvaient être opérationnels très rapidement. Bacou-Dalloz, comme Macopharma, disait pouvoir produire 150 millions de masques par an et fonctionner 24 heures sur 24, 365 jours par an, en cas de crise. Les autres avaient des capacités de production inférieures.
Aujourd'hui, on nous dit qu'il faut gagner en souveraineté sur le plan médical mais nous l'avons fait à l'époque, parce qu'il y avait derrière une volonté politique. Le Premier ministre, Dominique de Villepin, était très intéressé par ces questions, et le Président de la République, je l'ai dit, m'avait donné carte blanche. Leur soutien était essentiel, parce que certains avançaient déjà que tout cela allait coûter trop cher. En 2005, je n'avais pas l'expérience politique que j'ai acquise par la suite : sans le soutien de l'Élysée, j'aurais probablement été balloté entre les différents ministères, voire, au sein même du ministère de la santé, entre la direction générale de la santé (DGS) et la direction de la sécurité sociale (DSS), celle-ci s'occupant davantage des objectifs de santé, celle-là des objectifs comptables. J'ai bénéficié d'une unité d'action, au sein de mon ministère, comme au niveau gouvernemental.
Lorsque j'arrive en fonction, et alors qu'une pandémie de grippe aviaire se profile, on me dit que nous sommes bien préparés : le plan n'est pas encore totalement élaboré, mais on me dit qu'il est solide. Un article paraît alors dans le Journal du Dimanche, signé par deux professeurs, Jean-Philippe Derenne et François Bricaire. C'est un vrai réquisitoire : ils montrent que nous sommes loin d'être préparés, parce que toute la dimension pratique n'a pas été suffisamment pensée et élaborée. En clair, notre plan est très bon sur le papier, mais ce n'est qu'un plan de papier. Je demande à les rencontrer. On tente de m'en dissuader, en me disant que ce sont des hurluberlus. Je les rencontre lors d'un petit-déjeuner pour leur demander pourquoi leur article démonte toute notre stratégie, mais ils m'arrêtent et ce sont eux qui m'interrogent. Ils me posent de nombreuses questions sur notre état de préparation, sur la façon dont nous pourrions faire face à des déplacements de population et à des embouteillages monstres. Je m'aperçois aussitôt que nous ne sommes vraiment pas prêts : ce sont des experts qui ont fait le plan mais nous n'avons pas assez pensé aux aspects pratiques.
Je demande donc que l'on reprenne le plan et qu'on les y associe, ainsi qu'un grand nombre d'experts. C'est alors que naissent les fameux « mardis grippe », animés par un homme remarquable, Didier Houssin. En 2005, il est directeur général de la santé, mais aussi délégué interministériel à la lutte contre la grippe aviaire (DILGA). Il ne quittera ces fonctions que pour prendre la tête de l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (AERES). Il a fait un travail remarquable et n'a pas hésité, avec ses « mardis grippe », à adopter une vision transversale et à associer des experts de tous bords, de Paris comme de province.
En résumé, il y a eu deux moments-clés : mon déplacement en Asie, qui m'a fait prendre conscience de notre fragilité et de notre dépendance vis-à-vis de la Chine, et ma rencontre avec Jean-Philippe Derenne et François Bricaire, dont je retiens que, même lorsque des techniciens viennent dire à un jeune ministre que tout est paré, il faut quand même se méfier.
Vous me demandez, madame la présidente, si tout cela a perdu de son importance : c'est évident. Après l'épisode de la grippe H1N1, à l'issue duquel Roselyne Bachelot a été injustement vilipendée, y compris dans cette assemblée, on a eu le sentiment qu'on en avait trop fait et que cela avait coûté bien cher : on s'est dit que le moment était venu de faire des économies. Il y a eu des auditions homériques au Sénat, il y a eu des débats à l'Assemblée, dont Jean-Pierre Door a été le témoin. Je me rappelle les débats que nous avons eus sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale, à l'automne 2011 : une députée de l'Aisne, rapporteure pour avis de la commission des finances, nous demandait de faire des économies sur le fonctionnement de l'EPRUS. Je me suis battu pour maintenir les moyens nécessaires, mais le climat était celui que Jean-Yves Grall a bien décrit lors de son audition : le risque sanitaire se heurtait aux contraintes budgétaires. On était loin de la période que j'avais connue avec Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, quand la santé passait avant le reste. J'avais eu affaire à des ministres du budget très coriaces, avec Jean-François Copé, François Baroin ou Valérie Pécresse, mais nous avions toujours réussi à nous entendre, parce qu'ils étaient d'accord pour faire passer la santé en premier. Avec eux, il y a eu des discussions, mais jamais de coups tordus.
Je suis assureur de formation – j'ai souvent été raillé pour cela. Or un assureur doit prévoir les risques et essayer d'anticiper, parce qu'en cas de sinistre il faut être bien couvert. Cela a probablement influé sur ma manière d'assumer mes fonctions ministérielles. Je considère que le rôle d'un politique, c'est de prévoir le scénario du pire. Cela étant, quand je vois ce qui s'est passé pendant la crise terrible du covid, je dois dire que dans nos plans « Pandémie grippale », qui avaient été salués par l'OMS, nous n'avions pas imaginé que l'on puisse être confrontés à un risque de pénurie de médicaments de réanimation pendant des durées aussi longues, Nous avions prévu deux vagues pouvant durer quatre-vingt-dix jours chacune, nous avions prévu des masques et des équipements, mais on n'anticipe jamais tout. Il est vrai que la première mouture du plan date de 2006 et qu'il sera amélioré par la suite.
Mes propos du 12 juin concernaient une opération assez particulière, appelée « Un masque pour tous », et qui consistait à doter en masques, non pas les professionnels de santé, mais la population des Hauts-de-France – la région Auvergne-Rhône-Alpes a lancé une opération du même ordre. J'ai fait le pari de mettre à la disposition de l'ensemble de la population des masques de protection : des masques en tissu lavables produits en France et des masques chirurgicaux qui, pour l'instant, ne sont pas produits en France pour le grand public, car les capacités de production ont été réquisitionnées par le Gouvernement au début du mois de mars. Ce n'était pas la mission de la région, c'était le rôle de l'État, mais j'ai décidé de le faire, parce que je voyais que beaucoup de gens avaient du mal à se procurer des masques et qu'ils étaient obligés de les payer très cher. Cette opération a été lancée le 11 mai. Au total, nous avons acheminé 18 millions de masques dans 3 800 communes partenaires : je peux vous dire que logisticien, c'est un sacré métier ! Cela n'a pas été simple, il y a eu des retards de fabrication et de livraison, mais nous avons réussi : nous avons pu fournir des masques gratuitement à l'ensemble de la population. Ce sont ces questions de logistique que j'évoquais le 12 juin.
S'agissant maintenant de la distribution de masques aux professionnels de santé au cœur de la crise, j'ai souhaité constituer très tôt des stocks de masques chirurgicaux : nous en avons distribué un peu plus de 1,6 million, à la fois aux professionnels de santé, en soutien de l'ARS, mais aussi aux forces pénitentiaires, aux forces de police et de sécurité, ainsi qu'à certains professionnels qui en manquaient : je pense notamment à l'industrie agroalimentaire, qui était en grande difficulté.