Intervention de Patrick Bouet

Réunion du jeudi 16 juillet 2020 à 11h30
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Patrick Bouet, président du Conseil national de l'ordre des médecins (CNOM) :

Commençons par la gestion prévisionnelle de crise. À la fin de l'épidémie de grippe H1N1, nous avions des stocks très importants de vaccins, une partie des vaccinateurs n'ayant pas été sollicitée, et une promesse de stocks d'équipements de protection pour les professionnels – masques mais aussi blouses et surblouses. Dans les années qui ont suivi, nous nous sommes heurtés à l'opacité du mécanisme logistique : nous n'avons plus été informés de la façon dont les stocks étaient organisés, qu'il s'agisse de leur durée de validité ou de leur distribution. Face à la volonté de réduire ces stocks stratégiques et à la position de la Cour des comptes selon laquelle ceux-ci étaient trop importants et trop coûteux pour la nation, nous avons tenté d'interpeller les ministres successifs. Si les risques face à Ebola avaient été limités – c'est un virus qui tue rapidement, sa gestion épidémiologique est donc relativement simple –, des questions se posaient sur notre capacité à agir en cas d'épidémie. Le directeur général de la santé d'alors, M. Benoît Vallet, avait prévu d'organiser des réunions avec les acteurs pour revoir la stratégie en matière de stocks d'équipements de protection. Les circonstances politiques ont fait qu'elles n'ont pu se tenir. C'est ainsi que nous sommes parvenus à la situation du début de la crise : notre pays avait perdu sa capacité de venir en appui de la petite logistique des professionnels sans qu'ils le sachent. Je réfute ce qui a pu être dit : les médecins, les chirurgiens-dentistes, les infirmiers, les hôpitaux, les établissements privés avaient des stocks mais des stocks fonctionnels permettant de couvrir une utilisation normale et de surréagir en cas de difficultés ponctuelles, ce qui correspondait aux recommandations. Pour mon cabinet, par exemple, le stock était de 500 masques chirurgicaux et 100 masques FFP2. Mais en période de crise aiguë qu'en est-il pour un généraliste qui a trente patients par jour, un chirurgien-dentiste qui fait vingt soins par jour, un infirmier qui voit trente ou quarante personnes ? Nous avons constaté que beaucoup ont donné à leurs patients les plus vulnérables des masques FFP2 et qu'ils n'ont pas eu assez de protections pour eux-mêmes. Très vite, les stocks constitués dans chaque cabinet ont été utilisés et nous avons continué de croire dans la parole de l'État qui nous disait qu'il allait approvisionner les établissements et les professionnels en moyens de protection complémentaires. Vous connaissez les promesses faites et les chiffres annoncés. Nous avons réagi de façon un peu brutale lorsque nous avons appris que la grande distribution allait être autorisée à vendre des moyens de protection alors que depuis des semaines, les pharmaciens réclamaient de pouvoir le faire. Je veux ici rendre hommage aux acteurs locaux publics et privés, qui sont venus mettre à la disposition des conseils départementaux de l'ordre et des cabinets, des stocks en leur possession. Sans leur aide, la situation eût été encore pire.

Aujourd'hui, nous continuons à recevoir des messages « DGS-urgent » nous assurant que nous allons recevoir dix-huit masques chirurgicaux et six masques FFP2 par semaine. Mais qu'en sera-t-il lorsque nous aurons à nouveau à agir face à une reprise de l'épidémie de covid, doublée d'une épidémie de grippe ? Cette question est majeure. Nous sommes au cœur de ce qui fait ou défait la confiance des professionnels dans l'État régulateur. Il y a des conseils de défense. Régionalement, la logistique en cas de crise est étudiée. Nous travaillons avec l'État à l'organisation de la distribution massive de comprimés d'iode en cas de catastrophe nucléaire mais paradoxalement, nous ne sommes toujours pas associés à une réflexion sur la mise à disposition de moyens de protection en direction des professionnels de santé mais aussi de leurs patients – l'un ne va pas sans l'autre. Mes collègues présidents de conseils départementaux et moi-même, nous avons reçu des centaines d'appel de collègues qui s'inquiétaient du fait qu'ils n'avaient pas de masques à donner à leur propre famille, qui se demandaient même s'ils pouvaient rentrer chez eux, qui s'attribuaient la faute du covid dont était atteint leur conjoint. Cela ne peut pas se reproduire. Dans les semaines qui viennent, l'État devra rationaliser la gestion des stocks. Les médecins et professionnels de santé, sur nos conseils, ont tenté de reconstituer ou d'améliorer leurs propres stocks mais ils doivent savoir combien d'équipements de protection l'État mettra à leur disposition.

Une épidémie n'évolue pas selon l'ordre chronologique des pages d'un livre. Les autorités ont élaboré un tome I, un tome II, un tome III mais le covid-19 nous a tous pris en défaut : sa diffusion n'a pas été la même sur l'ensemble du territoire national, voire à l'intérieur de certains territoires. Que va-t-il se passer au cours des prochaines semaines ? J'attends toujours une réunion de tous les acteurs concernés pour évaluer et adapter la stratégie.

Au cours de cette épidémie, on a d'abord dit aux acteurs et à la population que nous avions affaire à un germe peu dangereux, qui s'est finalement avéré dangereux. Comme il était très contagieux, on a décidé de centraliser les moyens de réponse et on a choisi, une nouvelle fois, le centre 15 comme centre d'appel et plateforme d'orientation. Cette plateforme avait une base arrière : l'établissement hospitalier. On y envoyait les patients présentant les symptômes les plus graves et on demandait aux autres de rester chez eux et de ne pas se rendre chez leur médecin. Il a très vite fallu fournir au SAMU des ressources humaines supplémentaires – étudiants, réservistes, médecins retraités – car sa mission allait bien au-delà de l'orientation d'urgence vers l'hôpital. Les hôpitaux ont rapidement dû fermer un certain nombre de leurs consultations pour pouvoir assurer la consultation et la prise en charge des personnes malades du covid-19. Dans le même temps, les médecins libéraux ont vu leur activité diminuer, puisqu'ils ne voyaient plus leurs patients habituels et qu'ils ne recevaient qu'une minorité des malades du covid.

Avec une plateforme unique d'appel, un hôpital devenu le premier recours face au covid, une médecine ambulatoire qui s'est retrouvée au deuxième plan et une stratégie qui a consisté à transférer vers l'hôpital une activité centrée sur la réanimation et la prise en charge des complications, nous sommes arrivés à un niveau de tension extrême du système avec, d'un côté, des acteurs hyper-engagés et hyper-sollicités, et, de l'autre, des acteurs qui ne demandaient qu'à s'engager. Ce plan sur papier glacé s'est trouvé totalement dépassé par la réalité. Or nous aurions pu avoir une petite idée des problèmes qui allaient se poser, puisque nous les avions déjà rencontrés au moment de la grippe H1N1.

Il peut y avoir un numéro unique et une plateforme unique de réponse, pourvu qu'elle soit mixte, c'est-à-dire composée d'acteurs représentant l'ensemble du monde médical. Il faut par ailleurs que le système de premier recours ne se limite pas à l'hôpital mais qu'il soit aussi constitué des acteurs de la médecine ambulatoire, des établissements privés de santé et des établissements publics de santé de proximité. On a vu de grands hôpitaux régionaux totalement débordés, alors que des hôpitaux de proximité qui avaient une capacité à agir importante n'étaient pas sollicités. Voilà dans quel sens devrait, selon nous, s'opérer la réorganisation.

Les acteurs hospitaliers nous ont alertés, il y a plus de six semaines, sur les risques d'une deuxième vague de patients arrivant à l'hôpital avec des complications cardiovasculaires, endocrinologiques et métaboliques très préoccupantes. Les médecins de ville n'ont cessé de dire qu'ils ne voyaient plus leurs malades. Je pourrai vous montrer les trois ou quatre SMS que j'ai envoyés au directeur général de la santé pour lui demander de réagir : s'il ne disait pas aux patients de retourner dans les cabinets médicaux, nous aurions de graves problèmes. Dans les centres anticancéreux, les services de gynécologie-obstétrique, les services de pédiatrie et de gériatrie, on constate un taux de complications important. Le conseil de l'ordre n'a pas l'habitude de citer l'UFC-Que choisir, mais l'enquête qu'elle a réalisée sur les soins déprogrammés pendant la crise corrobore les remontées du terrain : elle montre que le retour vers les cabinets médicaux n'est pas homogène sur l'ensemble du territoire et que l'on ne parvient pas à compenser les reports de prise en charge. Le risque, c'est une perte de chance et des complications. Il ne faudrait pas que cela se reproduise si nous sommes confrontés à une double épidémie à la fin de l'année.

J'en viens, enfin, à la liberté de prescription. En tant que président de l'ordre, je suis partie prenante d'un certain nombre d'affaires qui sont actuellement devant l'institution ordinale : je ne pourrai donc pas entrer dans le détail de celles-ci. Ce que je peux vous dire, en revanche, c'est que de nombreux médias ont voulu raconter leur propre histoire de l'épidémie. Pour ce faire, ils ont sur-sollicité certains confrères, parmi lesquels il y avait de vrais experts, mais aussi des experts autoproclamés. Le débat et la controverse scientifiques sont nécessaires mais une controverse scientifique n'est pas un fait scientifique avéré. Or, à force de donner la parole aux uns et aux autres, ce qui relevait de la controverse scientifique est devenu public. Parce que la liberté de prescription est encadrée, l'institution ordinale a aujourd'hui une trentaine d'affaires en cours de traitement. Elles seront d'abord traitées au niveau départemental, comme le prévoit la réglementation puis, éventuellement, au niveau national. Je ne présume pas de ces décisions, mais nous en avons fait des affaires déontologiques.

La liberté de prescription et la liberté de parole ont deux corollaires : la certitude avérée des faits que l'on promeut, d'une part, et la dangerosité potentielle des faits énoncés, d'autre part. Or on a entendu des affirmations hâtives ou présomptueuses et d'aucuns ont présenté comme des faits avérés ce qui ne relevait que de la controverse scientifique. Nous avons reçu des centaines d'appels de médecins, confrontés à des centaines de demandes de patients. Leur situation était d'une complexité folle, puisqu'elle s'apparente à celle que l'on peut vivre face à un toxicomane. C'est la raison pour laquelle nous sommes intervenus dans ce débat.

La liberté de prescription s'inscrit dans un cadre réglementaire. Un médecin prescrit la plupart du temps des médicaments et des protocoles avérés, qui font l'objet d'une autorisation de mise sur le marché (AMM) : c'est l'essentiel de l'activité médicale. Un médecin peut aussi prescrire hors AMM, mais ce n'est pas un permis de prescription, car cela fait peser sur lui une double responsabilité. Premièrement, ce traitement n'est pas pris en charge par la collectivité. Deuxièmement, le médecin s'engage à assumer personnellement les conséquences du choix qu'il fait, notamment – c'est la jurisprudence constante de la Cour de cassation – en apportant les faits scientifiques qui permettent de valider sa prescription. C'est pour cette raison que nous avons mis en garde les médecins : il fallait qu'ils puissent justifier leur choix de prescription. Nous n'avons pas cherché à faire taire la parole scientifique, car la controverse est nécessaire, mais on ne peut pas présenter à une population et à des médecins ce que l'on tient pour une vérité scientifique, si elle n'a pas été validée par la communauté scientifique. Je ne donnerai pas de noms mais je répète qu'une trentaine d'affaires sont devant l'institution ordinale.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Cette législature étant désormais achevée, les commentaires sont désactivés.
Vous pouvez commenter les travaux des nouveaux députés sur le NosDéputés.fr de la législature en cours.