La Seine-Saint-Denis a été, en 1979, un département précurseur s'agissant du lien ville-hôpital, choisi pour expérimenter la coopération en centre 15 : c'est donc une histoire ancienne qui remonte à l'époque où j'étais interne dans ce même département.
Le problème aujourd'hui n'est pas seulement d'ordre structurel. Depuis pratiquement trois décennies, nous ne raisonnons que sur la stratégie de l'amont de la réponse à l'appel, alors qu'il faudrait organiser l'aval, qui souffre d'un manque de lisibilité. La réponse apportée par le secteur hospitalier est toujours distincte de celle faite par le libéral. Ceci explique pourquoi les acteurs conservent leur propre système qui les oriente vers leur propre aval : il est en effet compliqué de les gérer tous en même temps. Les libéraux veulent donc un numéro libéral, les pompiers veulent un numéro d'accès spécifique, et le SAMU veut sa plateforme centralisatrice avec le numéro 15.
Le système n'est pas coopératif et l'hétérogénéité de l'aval – établissement privé, établissement public, établissement de proximité, établissement de deuxième recours, centre hospitalier régional, maison médicale, centre de santé, cabinet isolé – rend complexe la description du parcours de soins d'un patient à partir du moment où il est régulé – d'où la tentation de privilégier certains types de prises en charge. Cela s'est vérifié au cours de la présente crise, avec un recours bien plus important aux établissements hospitaliers qu'aux établissements de proximité, une moindre sollicitation des structures privées – qui a été rectifiée par la suite – et un manque de sollicitation des structures de prise en charge en ambulatoire. Les médecins généralistes auraient pu faire le tri entre ce qui relevait d'une pathologie banale et les premiers signes d'alerte laissant craindre des complications. Il a manqué une prise en charge ambulatoire qui aurait permis de déterminer s'il était nécessaire d'accélérer le parcours de soins et l'orientation vers l'établissement d'aval.
Il est absolument nécessaire de raisonner en parcours de prise en charge, et non plus en mode d'accueil, faute de quoi nous resterons toujours confrontés à la même difficulté. La responsabilité populationnelle partagée passe par la coopération avec les CPTS, les GHT et les établissements de proximité : nous appelons de nos vœux cette nouvelle forme de démocratie sanitaire.
Nos propositions vont dans le sens d'une prise en compte de la réalité des bassins de vie, qui nous a manqué dans la gestion de l'épidémie et nous manque dans la gestion de ses conséquences. Pour répondre à la problématique de l'organisation de l'appel médical urgent, il faut avoir bien défini l'amont et l'aval, qui forment un tout. Lorsque nous y parviendrons, nous aurons un système très performant et très transversal de gestion de l'appel. Nous n'avons toujours pas réussi à surmonter cet obstacle, qui date des années 1970. Pour que cela change, il faut révolutionner le raisonnement.
Qu'attendions-nous du Ségur ? Tout ce que les lois n'ont pas permis de faire. Je comprends la priorité donnée à la revalorisation des carrières, d'autant que, pour les personnels hospitaliers, il y avait une certaine urgence. Mais nous n'allons pas pouvoir en rester là : alors que nous avons accumulé la loi portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires, dite loi HPST, la stratégie nationale de santé, la loi de modernisation de notre santé et « Ma santé 2022 », nous en sommes toujours au même stade en 2020 ! Nous devons impérativement nous orienter vers la démocratie sanitaire.
Qu'est-ce qui a fait la différence entre les ARS dans cette crise ? Certaines ont été très bonnes : je rends hommage à Aurélien Rousseau et à l'ARS Île-de-France. Voilà une ARS qui, depuis trois ans, s'est engagée dans une politique territoriale. En revanche, dans le Grand Est, dans les Hauts-de-France, en Auvergne-Rhône-Alpes, cela n'a pas marché comme il fallait parce que cette stratégie n'a pas été appliquée. J'ai appelé cela « les treize satrapes de la République » : si l'action de l'État dans les territoires dépend de la personnalité du directeur général de l'agence régionale de santé, les élus locaux, les professionnels de santé et les usagers ne peuvent pas y trouver leur compte !
Il faut revoir complètement l'organisation des agences régionales de santé, en envisageant une direction collégiale et une prise de décision au niveau des territoires. Nous l'avions proposé dès 2015, dans le livre blanc de l'institution ordinale. Il serait terrible que le Ségur ferme la porte à une réforme attendue depuis pratiquement trois décennies. Si les revendications des personnels de l'hôpital sont légitimes, il ne suffira pas d'améliorer les salaires pour que l'ensemble des acteurs du système de santé s'y sentent bien. Voilà donc sur quoi pourrait porter la deuxième partie du Ségur. Il me semble important de ne jamais isoler un problème de son contexte général.
S'agissant du Rivotril, l'État a pris acte de ce que les équipes de soins palliatifs ne disposaient plus d'Hypnovel, nécessaire pour la prise en charge des fins de vie, notamment dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD). Il a donc autorisé l'utilisation du Rivotril, dont les effets dépresseurs respiratoires sont connus et qui a vocation à agir sur la souffrance psychologique et physique. La profession s'en est émue car elle s'est demandé si l'on ne donnait pas du Rivotril aux patients dont on pensait qu'on ne pourrait pas les transférer à l'hôpital. En réalité, le Rivotril n'a pas été utilisé différemment de l'Hypnovel. Avec la société française des soins palliatifs, nous avons toutefois appelé l'attention de l'ensemble des acteurs sur le fait que l'utilisation de ces thérapeutiques n'échappait pas aux exigences de la loi et que les décisions en la matière devaient être de nature collégiale. Nous serons vigilants sur le respect des règles de la prescription. Nous n'avons cependant pas reçu directement de doléances à ce sujet.
La liberté d'hospitalisation a constitué pour nous une source d'interrogation. Si nous sommes convaincus qu'un praticien se pose toujours la question de savoir si la décision médicale qu'il prend apportera un bénéfice au patient, il nous a paru nécessaire de rappeler les règles de la décision médicale : nos confrères peuvent et même doivent dire non à une injonction ; le médecin doit assumer sa responsabilité. Ce rappel était attendu, notamment par nos collègues coordonnateurs en EHPAD.
Cela étant, l'EHPAD repose sur une grande ambiguïté : il est considéré comme un lieu de soins alors que c'est un lieu d'hébergement. Lorsque M. Xavier Bertrand a publié les décrets excluant les médecins traitants de l'EHPAD, nous avons posé une question prioritaire de constitutionnalité pour savoir quelle était la nature de ces établissements. Le législateur aura peut-être à se saisir de cette question.
Que faisons-nous de l'EHPAD ? La contrôleure générale des lieux de privation de liberté avait un temps exprimé la volonté d'être compétente dans ce domaine. Ces établissements ont été un lieu particulier de résonance de l'épidémie : il a fallu beaucoup de temps pour que l'État admette qu'il devait tenir compte de ce qu'il s'y passait, au même titre que dans les hôpitaux. Il faudra un peu de temps pour intégrer également ce qu'il s'est passé en ville et avoir ainsi une vision exhaustive des conséquences de cette épidémie. Mais il est certain que cette crise aura posé la question fondamentale de l'organisation des soins dans les EHPAD.