Intervention de Agnès Ricard-Hibon

Réunion du mardi 28 juillet 2020 à 11h00
Mission d'information sur l'impact, la gestion et les conséquences dans toutes ses dimensions de l'épidémie de coronavirus-covid 19 en france

Agnès Ricard-Hibon, présidente de la Société française de médecine d'urgence :

Je vous remercie d'avoir accepté d'auditionner les sociétés scientifiques de médecine d'urgence et de soins critiques.

Cette crise est inédite dans son ampleur, son intensité et sa durée. Elle a mobilisé l'ensemble des soignants et leurs partenaires, avec rapidité, efficacité et beaucoup de résilience.

En qualité de présidente de la Société française de médecine d'urgence (SFMU), je suis ici pour témoigner de ce que nous avons collectivement vécu lors de cette crise, avec une volonté d'objectivité et de rationalité, dans une démarche qui nous est familière : la démarche qualitative qui permet de détecter les imperfections pour proposer des mesures d'amélioration. Néanmoins, il nous semble important d'identifier aussi ce qui a bien fonctionné, afin de ne pas casser ce qui marche et consolider les facteurs de succès. Il y a eu d'énormes succès, et je tiens à remercier l'ensemble des soignants de médecine d'urgence, qui ont été en première ligne dès le mois de février, services d'aide médicale urgente (SAMU), structures mobiles d'urgence et de réanimation (SMUR) et services d'urgence. Les applaudissements de la population ont été très appréciés.

Nous avons œuvré pour répondre aussi bien à l'urgence sanitaire du quotidien qu'à l'afflux des demandes spécifiques covid. Pour cela, nous avons modifié les organisations, avec une montée en puissance des effectifs d'assistants de régulation médicale (ARM) et de médecins, mais aussi et surtout nous avons modifié les procédures, avec un décroché rapide de priorisation de l'urgence vitale et un raccroché‑rappel pour le non‑vital, des salles dédiées covid, ainsi qu'un partenariat ville‑hôpital qui a très bien fonctionné. La forte mobilisation des généralistes venus renforcer les SAMU a rendu possible une collaboration très étroite qui a permis de gérer la dualité grave‑pas grave dans cette pathologie si particulière, avec des patients pouvant présenter un état faussement rassurant initialement mais se trouvant une heure plus tard en détresse respiratoire asphyxique.

Les échanges entre médecins généralistes et médecins urgentistes ont été extrêmement précieux. Cela a permis aux patients paucisymptomatiques de rester à domicile avec des conseils de médecins généralistes, sans surconsommation de ressources ; aux patients symptomatiques non graves d'avoir une téléconsultation médicale, et ensuite de pouvoir être vus par leur médecin traitant, quand celui-ci était équipé, ou de consulter dans des centres covid montés dans les communes ; et aux patients graves d'être priorisés dans les décrochés d'appel, avec une montée en puissance des SMUR qui a permis de prendre en charge les patients graves, de les réanimer à leur domicile, puis de les admettre dans les services de réanimation disponibles sans errance dans des unités transitoires inadaptées. Les admissions directes dans les services spécialisés covid permettaient en outre de ne pas surcharger les services d'urgence, où il y aurait eu un risque de contamination.

Les délais des décrochés au niveau des SAMU Centres 15 ont été optimisés pour les primo‑appelants par la priorisation des appels pour détresse vitale. Nous publierons des chiffres à ce sujet. Malgré la suractivité, nous avons pu obtenir ces résultats grâce aux modifications d'organisation, avec ce fameux décroché dit N1 et, dans certains territoires, des serveurs vocaux interactifs (SVI).

Nous n'avons pas été parfaits tout de suite, mais qui l'aurait été avec une activité multipliée par cinq ? Nous nous sommes organisés et les renforts ont été nombreux. La solidarité nationale a été exceptionnelle. Grâce à ce numéro santé unique, la régulation médicale en mode « service d'accès aux soins » (SAS), la coopération ville-hôpital, nous n'avons pas eu, comme en Italie ou en Espagne, des salles d'attente d'urgence ou des cabinets médicaux bondés, avec le risque de contamination de soignants ou de patients. Cela a été la force du système de santé pré-hospitalier : une prise en charge des cas graves et une protection du système de santé, aussi bien en ville qu'à l'hôpital, pour lui laisser le temps de se préparer.

Je vous ai adressé hier le rapport MARCUS 3, « Modernisation de l'accessibilité à la réception des communications d'urgence pour la sécurité, la santé et les secours », rapport interministériel basé sur le constat que les appels pour soins urgents et non programmés constituent le plus gros volume d'appels au quotidien. Nous avons pu capitaliser sur notre expérience du quotidien pour répondre du mieux possible à une situation inédite. Cela s'est mis en place nativement, en avance de tout cadre réglementaire car cela relevait de l'évidence et du bon sens opérationnel : faire travailler l'hôpital et la ville dans une gestion raisonnée des parcours de soins sur le territoire grâce à la régulation médicale commune.

Pour les urgentistes que nous sommes, d'un seul coup tout était devenu possible : la coopération entre la médecine de ville et l'hôpital que nous appelions de nos vœux, sans services d'urgence en surchauffe, contrairement à d'autres pays, sans freins à l'admission, sans stagnation des « patients couloirs », avec la maltraitance et la surmortalité bien connue de ces patients. La pertinence et la qualité des soins étaient au rendez-vous.

Ce qui a également bien fonctionné, c'est la coopération entre sociétés savantes, avec des partages d'information et de recommandations communes, et les Webinaires, notamment avec le Grand Est – plus de 1 000 urgentistes connectés –, qui nous ont permis de sensibiliser les professionnels et de nous préparer à la vague qui allait arriver en Île-de-France et ailleurs.

Concernant la gouvernance et le partage de l'information, il existe une diversité entre les régions. Globalement, nous avons apprécié cette gouvernance santé qui comprenait bien le problème capacitaire du système de santé, problématique principale. Les problématiques soulevées par les professionnels étaient entendues.

En Île-de-France, les conf calls quotidiennes des huit SAMU de la région avec l'Agence régionale de santé (ARS) et les établissements de santé permettaient ce partage d'information. La communication avec les préfets a également bien fonctionné. L'importance de la proximité de la salle de régulation avec la cellule de crise de l'hôpital a été essentielle pour organiser les filières de soins, notamment dans la coopération public-privé.

L'importance du niveau régional dans la gestion de crise a été confirmée. Le niveau départemental est important et nous a bien aidés, par exemple pour les ambulanciers. Mais pour la gestion des lits de réanimation, des équipements, des médicaments, des transferts extra‑régionaux, la coopération public-privé et le Plan blanc élargi, le niveau régional a été le plus pertinent.

Ce qui a moins bien fonctionné et qui mérite des améliorations, c'est tout d'abord le manque de matériel, d'équipements de protection individuelle (EPI) pour la médecine de ville et l'hôpital, ainsi que pour les partenaires, notamment les ambulanciers et les associatifs, et, dans les hôpitaux, le manque de possibilités de test, le manque à un moment donné d'oxygène, le manque de lits de réanimation, avec la crainte de ne plus pouvoir admettre les patients sur des critères éthiques et médicaux mais seulement capacitaires, qui ont imposé des transferts massifs. Ces transferts ont été un véritable soulagement, avec une expertise française qui mérite d'être soulignée. Le manque d'acteurs pour assurer les transports covid dans la phase initiale a été aussi une difficulté : dans certains départements, comme le mien, les pompiers n'engageaient pas sur des patients suspects de covid ou demandaient un relais par le SMUR ou les ambulanciers car ils n'avaient pas l'autorisation de transporter de tels patients. Il a fallu trouver des solutions alternatives. Les ambulanciers se sont fortement mobilisés mais n'étaient pas en nombre suffisant au départ.

Cette problématique a été finalement un facteur de succès grâce à deux mesures prises par l'ARS Île-de-France : l'augmentation des ambulanciers, notamment hors quota, et la permission de nous laisser utiliser les associatifs. Cette diversification des acteurs de transport est importante pour la suite en ayant fait sauter certaines contraintes réglementaires ubuesques qui autorisent les partenariats entre SAMU et associatifs sur Paris mais pas ailleurs.

La problématique démographique est également bien connue. Les renforts nationaux ont été très précieux.

La médicalisation variable des EHPAD n'est pas non plus une nouveauté. Nous avons initialement tenté de nous reposer sur la médecine de ville, mais nous avons rapidement identifié la nécessité de nous y investir dans des missions conjointes entre le SAMU, la filière gériatrique, la direction des établissements, avec là aussi des résultats intéressants pour l'avenir.

S'agissant des critères d'admission des personnes âgées à l'hôpital, ils ont probablement été mal compris, nous avons peut-être manqué de pédagogie. Nous avons traité les patients qui le justifiaient, limité l'excès de zèle, favorisé la pertinence des soins quand le pronostic était hors de toute ressource thérapeutique. La population a besoin de messages clairs pour avoir confiance dans la communication de sécurité sanitaire. La pédagogie grand public fait sans doute partie de notre rôle d'éducation thérapeutique : nous devons nous former et nous organiser en la matière.

Je terminerai en suggérant six mesures d'amélioration.

Un numéro unique santé à côté d'un numéro secours‑sécurité figure dans le rapport interministériel – santé et intérieur – MARCUS 3, basé sur un argumentaire scientifique rationnel et précis. Ce numéro unique santé répond à la demande des usagers, comme France Assos Santé, qui milite pour une simplification des numéros d'urgence mais avec une réponse métier apportée par des professionnels de médecine.

On a montré, dans cette crise, que l'organisation en amont avec nos deux ministères avait bien fonctionné. La coopération ville-hôpital au sein d'un SAS permet de s'appuyer sur des professionnels dédiés aux soins non programmés (SNP). J'entends ceux qui préconisent un numéro dédié à l'urgence versus le non‑urgent, mais qui peut prétendre que l'évaluation de l'urgence vitale, réelle ou potentielle, sera mieux gérée par des secouristes que par des médecins ? Ce n'est pas tant le numéro d'urgence qui importe que l'organisation mise en place ensuite et le service rendu à la population. L'exemple pluriquotidien des patients covid, c'est‑à‑dire la gêne respiratoire de l'appelant, qui pouvait être une gêne de l'angoissé ou une vraie détresse respiratoire covid, en est la démonstration. Les échanges entre les médecins régulateurs généralistes et urgentistes étaient importants. Le rapport MARCUS 3 répond à cette question et nous espérons une décision politique.

La deuxième mesure souhaitable est celle de la proximité des salles de régulation avec les SAS. Notre participation active aux cellules de crise hospitalières a été essentielle pour organiser les filières de soins directement dans les services spécialisés en évitant la stagnation des patients brancards dans les couloirs.

Troisième mesure : des partenaires de l'aide médicale urgente (AMU) diversifiés qui puissent répondre à ces missions différentes. L'expérimentation un peu obligée avec les associatifs a été riche d'enseignement : les ambulanciers pour le transport sanitaire urgent (TSU), les pompiers concourants du SMUR pour les cas graves, et les associatifs pour le médicosocial et les situations d'incertitude où l'on avait besoin d'un bilan secouriste urgent pour lequel on pouvait parfois laisser sur place. En outre, il faut supprimer ce mauvais principe de la carence, qui est le facteur majeur de conflit entre les pompiers et le SAMU.

Quatrièmement : des lits de réanimation dimensionnés à la gestion de crise, avec des « réanimations » extensibles qui permettent de faire face aux crises récurrentes et la régulation régionale des lits de soins critiques.

Cinquièmement : un logiciel de régulation adapté à la gestion de crise et aux remontées d'information.

Enfin : une meilleure médicalisation des EHPAD avec une entraide et des équipes mobiles de gériatrie, en collaboration ville-hôpital, des décisions collégiales et une pédagogie des décisions.

Au total, quand l'étau financier se desserre et que l'hôpital s'organise en filières de soins avec un vrai dialogue directeurs‑soignants et une place adaptée au non‑programmé dans l'hôpital, les professionnels de santé peuvent faire des miracles, et c'est ce qui a été fait.

Nous sommes inquiets d'un certain retour à ce que nous appelons « l'anormalité d'avant », quand nous entendons certaines prises de position. Nous espérons que les arguments scientifiques et rationnels centrés sur l'intérêt du patient prendront le dessus, aussi bien pour le quotidien qu'en situation de crise sanitaire.

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