La profession d'infirmière en réanimation nécessite des compétences spécifiques : savoir gérer une ventilation artificielle, surveiller une dialyse ou un oxygénateur à membrane extracorporelle – communément désigné par l'acronyme anglais ECMO. Les soins dispensés sont très particuliers. C'est un métier passionnant mais prenant, fatigant, d'où un turnover important : les infirmières ne restent dans ces services que deux ans et demi ou trois ans. Une fois qu'elles sont chevronnées, elles préfèrent partir pour un autre service ou en consultation, pour ne plus avoir à subir un tel rythme de travail, parce qu'elles sont usées ou pour convenance personnelle. Il faut trouver le moyen de fidéliser le personnel compétent pour préserver la qualité des soins, car ces services s'appuient sur une équipe : sans infirmières ni aides-soignantes, les médecins ne peuvent rien faire. Pendant la crise, des infirmières qui n'avaient aucune compétence en réanimation sont venues en renfort. Il a fallu par exemple former des puéricultrices en vingt-quatre heures à l'utilisation d'un respirateur, ce qui est aussi aberrant que d'enseigner la conduite pendant deux heures puis de lâcher l'apprenti sur l'autoroute ! Il ne nous était alors pas possible de faire autrement, mais voilà une difficulté qu'il faudra résoudre.
Dans les années deux mille dix, du temps où l'Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) assurait la gestion des moyens de lutte contre les menaces sanitaires graves, des respirateurs avaient été achetés en prévision d'une épidémie de grippe qui n'a pas eu lieu. Avec sa disparation, on a perdu la trace de ces matériels. Il me paraît donc nécessaire de disposer d'un stock pour ne pas se retrouver complètement démuni face à l'adversité, et de ce point de vue les Osiris 3 sont des machines qu'il faut avoir.
Vous dénoncez la multiplication des respirateurs différents. Je travaille dans un service où je suis depuis très longtemps fidèle à une marque de respirateur. Avec la crise, nous avons équipé une nouvelle unité dans laquelle il n'y avait rien ; il a donc fallu apporter des Scopes et des ventilateurs. Puis nous avons reçu un stock de ventilateurs, qui n'étaient pas de la même marque et que je ne connaissais pas. C'était mieux que rien mais j'aurais préféré avoir ceux que mes infirmières et moi savons faire marcher les yeux fermés.
Les unités éphémères de réanimation, ou unités hors les murs, peuvent faire de la réanimation mais ne font pas tout. On ne peut pas dialyser les malades. Les lits ne sont souvent pas de qualité exceptionnelle et, quand nous faisons du décubitus ventral, les malades sont abîmés. C'est une question à laquelle il faut réfléchir car ces unités ne sont pas une solution. Nous étions dos au mur et ne pouvions pas faire autrement, nous avons fait ce que nous avons pu mais je l'ai dit et je le répète : je n'aurais pas aimé qu'un parent à moi aille dans cette réanimation-là, car ce n'est pas ce qu'il y a de mieux, même si c'était évidemment mieux que rien.
Une unité de réanimation doit compter au moins huit ou neuf lits pour bien fonctionner. C'est une première contingence. La deuxième, c'est la permanence des soins : il y a un médecin de garde la nuit. Quand il travaille la nuit, il ne travaille pas le lendemain, c'est un repos de sécurité. Il faut en outre pouvoir prendre ces gardes, ce qui n'est pas possible si le médecin est seul. Nous avons donc décidé qu'il fallait être au moins six ou sept équivalents temps plein (ETP) pour faire tourner un service. Pendant les vacances, quand deux partent prennent leurs congés, un médecin est de garde tous les trois jours. C'est ce que nous avons signé, mais c'est difficile. Les recommandations européennes sont de neuf ETP pour une unité de réanimation de douze lits, accolés à cinq ou six lits de surveillance continue.
S'agissant des lenteurs de l'ARS, j'ai une anecdote qui ne manque pas de sel. Au moment de la grande souffrance des hôpitaux du Grand Est, je me suis dit qu'il fallait lancer un appel à la solidarité nationale. J'ai donc adressé une lettre à un journal, lettre que j'ai fait signer par le prédécesseur du professeur Bouaziz, M. le professeur Capdevila, dans laquelle je disais qu'il fallait aider le Grand Est et pour cela recruter infirmières, aides-soignants, médecins. J'ai appelé le directeur général de la santé, M. Salomon, pour lui demander s'ils n'avaient pas déjà une telle initiative de leur côté ; me répondant que non, il m'invitait à appeler la réserve sanitaire. À ce moment-là, le standard de cette dernière ne marchait pas. C'est donc moi qui ai créé une adresse Gmail, VenezaiderleshôpitauxduGrandEst.gmail.com. Nous avons ainsi reçu les renforts d'une centaine de soignants. J'ai alors téléphoné au directeur des ressources humaines de Colmar, de Mulhouse, de Strasbourg, pour leur demander leurs besoins. Au bout de cinq, six jours, l'ARS du Grand Est m'a interpellé en me disant qu'il était impossible de s'adresser soi-même aux soignants dans les hôpitaux. Je leur ai dit qu'ils étaient des bureaucrates et que je faisais de l'humanitaire. Ils se sont adoucis par la suite mais on a le sentiment qu'on ne marche pas dans le même système.
C'était fin mars. Mais le summum, c'est quand le directeur de l'ARS du Grand Est a annonçé, le 4 avril, qu'il allait faire disparaître des postes et des lits.