Le 29 janvier, quand j'ai signé la première circulaire d'accompagnement, sur la centaine que la FSPF a envoyée aux pharmaciens pendant l'état d'urgence sanitaire, l'état du réseau des officines était le suivant : il restait 21 300 officines de pharmacie sur le territoire, dans lesquelles travaillent 120 000 professionnels de santé – 60 000 pharmaciens et 60 000 préparateurs en pharmacie. Les préparateurs auront été les grands oubliés de l'ensemble des dispositifs concernant les soignants : chaque fois il a fallu interpeller le Gouvernement pour qu'il les y intègre. J'ai dit qu'il « restait » 21 300 officines car les quinze dernières lois de financement de la sécurité sociale ont fragilisé le réseau et entraîné la disparition de 2 000 pharmacies de proximité.
Le 12 février, nous avons reçu une invitation d'Agnès Buzyn à participer à une réunion de mobilisation de l'ensemble des acteurs de santé pour la lutte contre le coronavirus. Cette réunion s'est tenue le 18, et c'est Olivier Véran qui l'a présidée. Les deux organisations que nous représentons et notre ordre professionnel y assistaient. Il faut savoir que la profession de pharmacien est très structurée autour de ces trois organisations ; pendant la crise, nous avons eu tous les jours des conférences téléphoniques pour organiser le réseau et envoyer des messages coordonnés.
Le 18 février, nous nous sommes portés volontaires pour assurer la distribution des masques du stock de l'État aux soignants de ville. Le 11 mars, nous l'avons expliqué aux pharmaciens lors d'une visioconférence à laquelle participait le ministre de la santé. Le réseau des officines s'est adapté. Il est resté ouvert pendant toute la période. Nous avons été les premiers à mettre en place les fameux plexiglas et à créer des sens de circulation : nous avons organisé les officines comme des sortes de bunkers pour accueillir la population.
Au chapitre de ce qui a fonctionné figurent les dispositifs réglementaires exceptionnels, qui paraissaient au Journal officiel tous les jours ou presque, notamment concernant la délivrance des médicaments aux patients souffrant de maladies chroniques. Les études d'expertise publique en pharmaco-épidémiologie des produits de santé (EPI-PHARE), auxquelles vous vous êtes référés à plusieurs reprises, dressent un état des lieux de la distribution des médicaments. Elles montrent que, s'il y a lieu de s'inquiéter en ce qui concerne les nouveaux traitements – autrement dit pour les gens qui ne sont pas allés chez le médecin –, il n'y a pas eu d'interruption de traitement pour les patients souffrant de maladies chroniques stabilisées. Les pharmacies d'officine ont dispensé les médicaments ; elles les ont même portés au domicile des gens qui ne pouvaient pas se déplacer. Nous avons également joué notre rôle de gardiens des poisons pour faire respecter les consignes des autorités de santé, en ce qui concerne tant le paracétamol et l'ibuprofène que l'hydroxychloroquine, la nicotine, le kaletra et l'azithromycine.
Au chapitre des choses qui n'ont pas marché, il y a effectivement la gestion des masques. Nous regrettons d'abord un trop grand retard à assumer, au plus haut niveau, le fait qu'il n'y avait pas de stock. La doctrine est liée au stock : quand il n'y en a pas, on est obligé de faire de la gestion de crise et de prioriser la distribution des masques. Si nous avions su dès le départ qu'il n'y avait pas de masques, nous aurions agi différemment. À partir du moment où nous l'avons su, nous avons assumé la pénurie et la priorisation en faisant le tri dans les demandes, comme on doit le faire quand il n'y a pas d'autre solution.
Un autre problème a été la coordination entre les organes de décision et les opérateurs que nous étions : nous n'avons jamais su à qui nous adresser pour obtenir des modifications dans la gestion du système. Était-ce à Chorus, à Santé publique France, aux différentes cellules de crise, à la direction générale de l'offre de soins (DGOS), à la direction générale de la santé (DGS), au cabinet du ministre de la santé ou à celui du Premier ministre ? J'ai fini par interpeller le Président de la République à la télévision pour demander des réponses…
Nous avions deux problèmes. Premièrement, certaines officines avaient trop de masques quand d'autres n'en avaient pas du tout : l'attribution a été gérée sans qu'on nous demande notre avis. Deuxièmement, nous n'avons pas été en mesure de mettre en place un système de traçabilité, et ne le pouvons toujours pas, d'ailleurs, alors que l'assurance maladie était censée disposer d'un tel système. Aucune décision n'a été prise. Nicolas Revel lui-même n'a pas réussi à obtenir un accord réglementaire sur un système de traçabilité national. Du coup, nous ne savons toujours pas combien de masques du stock de l'État se trouvent réellement dans le circuit des officines et chez les grossistes répartiteurs. Cela aiderait pourtant à gérer la suite des opérations.
Je terminerai par trois recommandations. Premièrement, pour affronter une crise, il faut avoir à la fois un stock stratégique de matériel de protection et un stock tactique, c'est-à-dire au plus près du terrain, auprès de l'ensemble des médecins, officines et acteurs de santé dans les entreprises. Ces deux types de stock doivent être gérés dans le temps, afin d'éviter les péremptions : une autre épidémie surviendra peut-être dans cinq ans ou dans dix ans.
Deuxièmement, les acteurs de terrain doivent savoir qui sont les responsables de la gestion de crise, pour qu'il y ait un lien entre les opérateurs. Que ce soit Santé publique France ou un autre organisme, peu importe, mais il faut savoir avec qui dialoguer, en région et par profession. Les régions – que ce soit dans le Grand Est, en Île-de-France ou en Provence-Alpes-Côte d'Azur – ont su trouver des réponses extraordinaires, mais elles n'étaient pas coordonnées : nous n'arrivions pas à savoir, au niveau national, ce qu'il s'y passait.
Troisièmement, il faut faire attention à la santé économique des officines de proximité. Si vous suivez les recommandations du rapport de la Cour des comptes, il n'en restera plus que 10 000 dans quelques années, et vous n'aurez plus suffisamment d'établissements de santé prépositionnés pour faire face aux futures crises sanitaires.