Je répondrai d'abord à la question du président Mignola sur les élections municipales, puis à celles du président Abad, en faisant part de mes souvenirs tels quels – je n'ai pas de notes sous les yeux – pour décrire la façon dont se sont passées ces journées et dont j'ai raisonné.
Le jeudi 12 mars, quelques jours avant le premier tour des élections municipales, prévu le dimanche 15, une réunion a été organisée rue de Ségur avec les responsables des formations politiques pour évoquer les conditions d'organisation du scrutin, compte tenu de la crise sanitaire dans laquelle nous nous trouvions d'ores et déjà. Au même moment, à l'Élysée, se tenait une réunion du conseil scientifique. Les indications sur l'état sanitaire dans lequel nous nous trouvions le jeudi matin, les préparations déjà anciennes que nous avions réalisées avec les maires pour faire en sorte que le premier tour puisse se tenir dans des conditions sanitaires de sécurité, les échanges que j'avais eus avec les responsables des formations politiques, tout cela nous a amenés jeudi matin à considérer, compte tenu des informations dont nous disposions, que les élections municipales devaient avoir lieu. Je l'ai dit en sortant de la réunion ; les responsables des forces politiques aussi. Par définition, n'ayant pas le don d'ubiquité, j'ignorais alors ce qui se passait au même moment à l'Élysée, où le conseil scientifique disait en substance : « Attention ! Les informations dont nous disposons sur certains centres hospitaliers, notamment ceux d'Île-de-France, suggèrent une progression exponentielle de l'épidémie ; d'après nos courbes, c'est parti, il faut nous préparer à prendre des mesures de freinage – comme on disait alors – pour ralentir la circulation du virus, donc la croissance du nombre d'infections, donc celle du nombre de gens hospitalisés, notamment en réanimation ».
Après la réunion rue de Ségur, je me rend à l'Élysée où l'on me dit : « Attention, la situation change, nous sommes au début d'une épidémie ! D'après les médecins, notamment les médecins réanimateurs de la région Île-de-France, la situation change rapidement ; que fait-on ? ». Un responsable public placé dans cette situation prend en considération toutes les options techniques, puis les mécanismes juridiques qui les rendent possibles, ainsi que leurs conséquences juridiques. C'est comme cela que l'on fait ; on ne peut pas faire autrement. L'une des options était la suivante : est-il sensé, le jeudi, de reporter les élections municipales devant se tenir le dimanche ?
Si cela a du sens, comment fait‑on ? Car il faut une loi pour modifier la date du premier tour des élections municipales – et heureusement. Le Conseil scientifique note alors que, sous réserve que des mesures de protection soient prises dans les bureaux de vote, aller voter n'est pas radicalement différent d'aller faire ses courses. Aussi, nous choisissons de prendre des mesures de freinage, sans repousser la date des élections, parce que je ne crois pas que l'on puisse faire ce genre de modification, dans une démocratie, sans un consensus politique et scientifique. Or, le jeudi, il n'y avait pas de consensus scientifique, et de consensus politique encore moins.
Le samedi, la courbe s'accélère de manière telle que nous pensons que les mesures de freinage que nous avons prévues ne produiront pas leur effet suffisamment rapidement et que nous allons nous faire déborder – l'indicateur essentiel de suivi est le nombre de places en réanimation. Nous décidons d'annoncer le samedi soir des mesures encore plus fortes. J'ai alors parfaitement conscience – et cela se voit – d'annoncer une très mauvaise nouvelle, qui va radicalement contre notre façon de vivre et contre l'intérêt économique de beaucoup.
Immédiatement après, je suis évidemment confronté à la question du vote. Certains affirment qu'il n'est pas raisonnable de maintenir les élections, sans me dire pour autant comment procéder. Devons‑nous réunir le conseil des ministres à vingt‑trois heures ? Devons‑nous prendre un décret ? Imaginez l'ambiance, le lendemain, en l'absence de consensus politique. D'autres m'ont conseillé d'utiliser l'article 16 de la constitution, qui n'est pas une prérogative du premier ministre – et vous voyez ce que cela veut dire. D'autres encore m'ont dit que si les élections ne se tenaient pas, ce serait la guerre. Parce qu'il n'y avait ni consensus politique ni scientifique, nous avons fini par considérer que le premier tour des élections aurait lieu comme prévu, en étant préparés sanitairement et en ayant conscience qu'aller voter, dans une démocratie, ce n'est pas exactement la même chose qu'aller prendre un café. La vie des commerces est essentielle, mais je ne crois pas que tout se vaille, encore moins dans une démocratie en crise.
Le Conseil scientifique a dit par la suite que, en réalité, la campagne avait été beaucoup plus dangereuse que les opérations électorales, ce qui se comprend aisément. C'est tactile, une campagne ! Le dimanche, tout le monde vote. Le lundi, le consensus politique était là pour dire que, compte tenu de l'évolution rapide de la situation, il était préférable de repousser le second tour. On prend la décision en hésitant, en consultant ; on ne change pas les dates d'une élection sans une main tremblante. Je pense aujourd'hui que nous avons pris la bonne décision. Imaginez la situation si, le samedi soir, par un conseil des ministres nuitamment convoqué, l'élection municipale avait été suspendue sine die et que, le mardi, on avait confiné le pays : à la crise sanitaire dure se serait ajoutée une crise politique très dure.
S'agissant du calendrier du début de la crise, on apprend le 31 décembre, par le biais de l'OMS, l'apparition de premiers cas en Chine. Dès le 2 janvier, on met en veille le Centre opérationnel de régulation et de réponse aux urgences sanitaires et sociales (CORRUSS). Le 10 janvier, alors qu'il n'y avait aucun cas en France, le ministère de la santé adresse un premier message aux ARS sur la conduite à tenir. Le 24 janvier, trois cas importés sont déclarés. Le 26 janvier se tient une réunion interministérielle à Matignon, sur l'impulsion de la ministre de la santé. Le 27 janvier, on active le centre de crise sanitaire. Entre le mois de janvier et la fin de mois de février, sept réunions interministérielles sont consacrées à ce sujet, au cours desquelles nous prenons notamment les décisions de rapatriement et gérons les questions relatives au premier cluster. Beaucoup nous disaient alors que nous en faisions trop. Certains nous disaient même que si nous faisions autant de mousse sur le cluster de Contamines‑Montjoie, c'était probablement pour ne pas parler des retraites.
Une anecdote. Le samedi 8 février, le jour où l'on signale un cas à Contamines‑Montjoie, je suis au Havre. Le matin, la ministre m'appelle pour me dire qu'il y a probablement un cluster dans ce village. Je décide dans la foulée de rentrer à Paris pour analyser la situation et voir les décisions qu'il convient de prendre puis, je repars au Havre. Rien que de banal. Ce jour‑là, je suis assailli de questions. Aucune ne porte sur la situation sanitaire mais toutes sur la prise en compte du coût du déplacement dans ma campagne électorale. J'ai le sentiment que nous avons bien vu qu'il y avait un sujet, mais que beaucoup ont considéré pendant très longtemps, soit qu'il n'était pas grave, soit qu'il ne fallait pas en parler, au risque qu'il passe pour un prétexte afin d'en éviter d'autres. Jusqu'à la fin du mois de février, nous avons essayé d'apporter une par une les réponses aux questions qui nous arrivaient.
Nous avons été confrontés à l'augmentation du nombre de cas en Bretagne, dans l'Oise, dans le Haut‑Rhin. La stratégie que nous avons adoptée, comme la fermeture ciblée des écoles, au moment des premiers clusters, a permis de rester dans la phase 2 et de limiter la diffusion du virus, avant l'explosion. Il nous a semblé qu'il fallait des mesures progressives de serrage que nous avons prises progressivement : fermeture des écoles le jeudi ; des bars le samedi ; annonce du confinement le lundi pour le mardi. Je n'ai aucun souvenir que nous nous soyons posé la question d'un couvre‑feu, autrement dit d'une étape intermédiaire. Probablement impressionnés par la rapidité de diffusion de l'épidémie, nous avons préféré éviter un plateau supplémentaire qui risquait de ne pas produire d'effets.
Est‑ce que si nous avions eu beaucoup de masques et de tests au mois de février, nous aurions pu éviter le confinement ? Je ne sais pas. Certains pensent que oui, mais quand vous êtes confrontés à une gestion de crise, vous ne raisonnez pas ainsi. Entre le 15 mai 2017 et la mi‑janvier 2020, je n'ai jamais entendu parler de masques. Quand le sujet a été abordé, la première question a été de demander si nous en avions. On m'a répondu 117 millions environ. Était‑ce beaucoup ou peu ? Spontanément, je ne le savais pas. On m'a expliqué qu'on en consommait à peu près 5 millions par semaine en milieu hospitalier, que l'on en produisait 4 millions en France, que l'on en importait de Chine et que cela devrait aller. Nous décidons d'une nouvelle commande, qui est passée deux jours plus tard.
Mais on se rend rapidement compte qu'au lieu d'une consommation hebdomadaire normale de 5 millions, on passe à 40 millions. On voit aussi qu'on ne parvient pas à faire augmenter très vite la production de masques chirurgicaux en France et que les approvisionnements en Chine deviennent difficiles, étant donné que le pays a fermé ses industries et qu'il garde ses masques pour lui. La situation est alors extrêmement délicate. Quand on fait le bilan entre le stock, la production et la consommation, on constate qu'il n'est pas garanti que nous parvenions à fournir des masques aux soignants hospitaliers dans la durée. Là, un vrai problème se pose. C'est pourquoi j'ai dit très tôt devant l'Assemblée que mon objectif était de garantir l'approvisionnement des masques aux soignants. C'est ce que nous avons fait. Nous avons pris des décrets pour faire en sorte que nos stocks de masques ne puissent pas être exportés et organisé un pont aérien avec des partenaires publics et privés. Aujourd'hui, tout le monde a un masque. Puis‑je pour autant dire que, dès lors que nous avons des masques, on arrive à juguler l'épidémie ? Cela a l'air plus compliqué. Actuellement, nous portons un masque et les chiffres ne sont pas bons. Est‑ce que l'épidémie se serait diffusée plus lentement ? Peut‑être, mais je ne sais pas où nous emmène la courbe des infections.
À mon sens, aussi délicat que cela soit à dire, il est un élément que l'Assemblée nationale devrait très sérieusement prendre en compte dans ses travaux : comment gérer une crise sanitaire, avec des échelons de décision très dispersés, quand le risque pénal est immédiat ? Si vous voulez que les échelons administratifs ou politiques soient moins réactifs, associez à chaque élément de décision ou à chaque jour passé un risque pénal. Ainsi, entre le moment la décision a été prise d'intégrer les laboratoires vétérinaires dans le circuit des tests et celui où cela s'est effectivement fait, il s'est passé du temps, parce que, en matière sanitaire, quand, pour aller plus vite, vous voulez passer outre une norme écrite, qui a été définie dans le but de protéger les gens, vous vous exposez immanquablement à un risque pénal. Je n'ai pas la réponse à la question que je pose, et ce n'est surtout pas à moi de l'avoir, mais si vous ne réfléchissez pas à cela, mesdames, messieurs les députés, je pense que vous passerez à côté d'un aspect essentiel du sujet.