Je suis médecin et chercheur spécialiste des virus. J'ai été nommé au CCNE il y a deux ans et demi, pour avoir dans la corbeille l'organisation des états généraux de la bioéthique.
Je voudrais aborder quatre points dans cette introduction. En premier lieu, nous verrons les enjeux de cette loi, la manière dont elle se resitue, dont elle a été construite, et dans quelle vision de la société elle va se situer. Le deuxième point porte sur la génomique : je vous donnerai quelques nuances par rapport au projet de loi. Le troisième point traite de la gouvernance, comme vous me l'avez demandé. Enfin, le dernier point concernera la vision d'avenir. Après cette loi, que faisons-nous ? Où allons-nous ? Comment construisons-nous et poursuivons-nous le débat sociétal, et un débat de démocratie sanitaire ?
Abordons pour commencer les enjeux de cette loi. Elle est issue d'une longue période de débats, de discussions, dans le cadre des états généraux de la bioéthique – qui avaient d'ailleurs été souhaités par les chambres précédentes – sous l'égide du CCNE. Un processus assez long – mais construit – s'est donc mis en place pour arriver à cette construction. J'insiste là-dessus parce qu'on a tendance à l'oublier. Vous êtes évidemment le législateur, et vous avez à choisir mot par mot ce qui va se trouver dans la loi. Néanmoins – je le vois parce que je suis très demandé au niveau international, notamment au Japon, en Thaïlande ou au Mexique – un certain nombre de grands pays qui ont regardé ce qui s'était passé. Le processus de construction des états généraux aboutissant à une réflexion intellectuelle, et finalement une décision politique, est intéressant.
Au regard des grandes questions de bioéthique, l'enjeu de cette loi 2019-2020 est le suivant : comment arrivons-nous à rentrer dans ce dilemme de positionnement de l'individuel vis-à-vis du collectif ? Comment une série d'aspirations individuelles et de demandes d'autonomie peuvent-elles être conciliées avec une vision plus collective ? Il y a là un questionnement éthique. Accepter l'individuel, c'est par définition faire des choix sur ce qui ne pourra pas être fait au niveau plus collectif. Si nous devons résumer cette loi de 2019-2020, le grand enjeu est là.
C'est un exercice de démocratie sanitaire auquel ont participé les états généraux de la bioéthique et plusieurs instances : l'OPECST, le Conseil d'État et la mission d'information de l'Assemblée nationale. J'étais en train de calculer tout à l'heure qu'avec celles-ci, nous allons arriver à presque 500 auditions. Si nous faisons deux heures par audition, cela fait mille heures. Cela fait pratiquement 45 jours d'auditions autour de la construction d'une loi. Il y a eu une véritable une envie– que je salue – de la part de ce gouvernement d'aller vers l'écoute de nos citoyens. L'enjeu est désormais de traduire cela et d'aboutir à un cadre législatif – tout en respectant des demandes individuelles – qui est assez unique dans le champ international : c'est le « modèle français », qui débouche sur une loi de bioéthique qui n'est pas un bout de loi de santé.
Après avoir conduit les états généraux de la bioéthique, le CCNE avait publié l'avis n° 129, qui était une sorte de table d'orientation des grands enjeux. Je vais formuler quelques commentaires supplémentaires sur le socle de l'avis n° 129. Nous y avions évoqué, avec une série de revendications, ce mot de Paul Ricœur, qui disait que la souffrance est individuelle – nous sommes bien là dans quelque chose qui touche à l'individu – mais la santé est publique – nous touchons bien là au collectif.
Le deuxième point que nous avions évoqué portait sur la volonté d'aller vers une loi d'ouverture et de confiance, alors que les dernières lois de bioéthique ont été des lois qui interdisaient. Nous arrivons à avoir une loi qui tient compte des évolutions sociétales et indiscutables de la science, même si tout n'est pas bon à prendre. Je reviendrai sur certains de ces progrès scientifiques, qui ne sont pas réellement des progrès. Finalement, à partir de l'avis 129 et de ce que j'ai vu dans le projet de loi, je dirais que c'est bien une voie d'ouverture et de confiance.
Après avoir formulé des appréciations positives et expliqué que le CCNE se retrouve dans le projet de loi, voici quelques remarques. La première porte sur la génomique. Ce qui est intéressant dans le texte du projet – et je pense que sa construction a poussé à cela – c'est qu'il est explicatif. Pour les médecins qui sont autour de cette salle, vous avez vu qu'il y a des sous-titres qui expliquent ce qu'il va y avoir à l'intérieur des chapitres. C'est une vision très anglo-saxonne, différente de la vision française, où nous avons en général quelque chose d'un peu sec en tête de liste. Là, c'est explicite. Je trouve que sur ces sujets complexes, l'insertion de sous-titres à l'intérieur d'une loi – alors que cela représente quelque chose d'un peu lourd – donne un éclairage, va vers le grand public et essaie de s'ouvrir à une vision plus globale. C'est un élément essentiel.
Sur la génomique, je dirais qu'aux yeux du CCNE, la réflexion est inachevée. Vous connaissez les enjeux de la génomique et les progrès considérables qui ont été faits. La génétique est une vieille science, elle a déjà plus de 20 ans. Les progrès technologiques – qui ne sont plus des progrès scientifiques – rendent maintenant le séquençage à haut débit disponible de façon très simple sur Internet, avec des prix qui chutent tous les mois. Le projet de loi resitue bien l'homme au cœur des enjeux de la génétique et dit bien que notre avenir est loin d'être uniquement dans les gènes : heureusement, il se construit d'une autre façon. La loi maintient l'individu et le consentement individuel au cœur du débat, elle reste bien dans cette notion de la loi en général, autour de l'individu lui-même et de la volonté de l'individu.
Cela s'arrête là, alors que notre monde évolue beaucoup. Nous pouvons faire séquencer un génome entier, dont certains gènes d'intérêt dit « généalogique » par certains côtés, mais aussi des gènes potentiellement associés à certaines pathologies. Nous pouvons le faire sur Internet. C'est strictement interdit par la loi actuelle. Elle n'a cependant pas empêché des publicités de passer sur BFM TV pendant un certain temps. Nous sommes dans un monde assez particulier, où une loi interdit, mais est incapable de faire respecter l'interdiction. C'est typiquement français. Est-ce que l'on reste sur un modèle d'interdiction des tests génétiques en population générale ? La question est posée. Le CCNE avait préconisé d'ouvrir la possibilité de faire séquencer son génome. Certains pays – y compris dans le nord de l'Europe et au Danemark – envisagent de réaliser un séquençage global à partir de prélèvements initiaux. Ce n'était pas du tout l'objet de notre démarche. Elle consistait à ouvrir la porte, dans un contexte médicalisé et de conseil génétique, qui permettait également de recueillir les informations en découlant dans des bases de données. Il serait intéressant d'en constituer en France afin d'échapper à la mainmise des grandes sociétés de séquençage, qui sont pour la plupart du temps étrangères – américaines ou autres.
Un risque très discuté est le risque d'eugénisme. Si nous ouvrons la possibilité d'un séquençage haut débit permettant de repérer certaines maladies, associées de façon étroite à certaines mutations génétiques, il y a un risque d'eugénisme. L'eugénisme est un vrai sujet de discussion actuellement au CCNE. Dans sa définition classique, un eugénisme d'État est bien autre chose que d'ouvrir l'utilisation des tests génétiques en population générale. C'est ma seule réserve d'importance, dans ce qui est proposé par le texte. Je ne parle pas du tout de procréation. Le pas n'est pas franchi. Comme cette loi va donner le cap pour une durée de cinq à sept ans, imaginez-vous dans sept ans avec la mise à disposition de toute une série de tests génétiques dans une population vulnérable. Comment cela va-t-il se faire ? Cela va se faire avec une loi qui l'interdira. Il y a quelque chose d'un peu troublant.
Le troisième point concerne la gouvernance et le positionnement du CCNE. Il est proposé dans la loi d'élargir le champ du CCNE à un certain nombre de sujets, pouvant toucher les domaines de la santé – tels que l'intelligence artificielle – mais aussi les relations entre environnement et santé. Nous avions mis ces points à l'agenda des états généraux de la bioéthique. Je me réjouis de cette proposition. J'ai reçu une lettre de mission du Premier ministre fin juillet, proposant au CCNE – indépendamment de la loi – de mettre en place un comité pilote du numérique, dans l'idée qu'il prenne ensuite son autonomie. Ces sujets sont différents de ceux du comité d'éthique, mais nous avons un certain savoir-faire pour construire ce comité pilote. Je me réjouis donc globalement de cet élargissement de nos compétences.
Sur la nomination des membres du CCNE, je crois qu'il y a un effort de simplification. Cette nomination relevait jusqu'ici de la loi. Le projet propose de les nommer par décret en Conseil d'État. J'en ai longuement discuté, et je n'ai pas de véritable inquiétude sur le fait que l'ensemble des grands corps scientifiques et des représentants des grands corps de l'État feront bien partie du listing soumis au Conseil d'État. Ce n'est pas un enjeu majeur de cette loi. Nous sommes dans quelque chose de relativement marginal.
En revanche, jusqu'à maintenant, la nomination des membres était effectuée par les organismes, comme l'Inserm, le CNRS et les grands organismes de recherche. Ils étaient désignés par eux, puis validés par les ministres. Là, ils sont proposés. Je vois mal les ministres actuels ou futurs ne pas prendre en compte la demande d'un grand organisme. Il y a pourtant une petite nuance qui change un peu la donne, entre être désigné et être proposé par un grand organisme de recherche. Il faudra faire attention.
Les aspects administratifs ne me passionnent pas, mais derrière tout cela, il faut bien trouver un équilibre, avec un CCNE qui remplit son rôle purement consultatif, qui fait des propositions et qui est autonome par rapport au pouvoir politique quel qu'il soit. Cela n'empêche pas d'avoir des dialogues constructifs, mais on reste bien dans ce modèle à la française, très particulier, qui fonctionne depuis de très nombreuses années et qui est considéré comme assez unique au niveau international.
Ce qui est plus intéressant en matière de gouvernance, c'est ce qui a commencé à être construit, et que nous allons continuer à construire, avec les autres instances de réflexion éthique, en particulier avec les espaces éthiques régionaux. Je sais que vous avez auditionné l'espace éthique régional d'Occitanie. Nous avons créé à l'occasion des états généraux de la bioéthique un réseau informel très souple, sans aucune hiérarchie, où les espaces éthiques régionaux se sont occupés des débats en région. C'est quelque chose qu'ils n'avaient pas fait jusqu'alors, organisant plutôt le débat au sein des personnels de santé et des différents CHU. Nous allons poursuivre cette construction du débat avec la société civile. Nous allons développer notre réflexion après l'adoption du projet de loi, puisque les enjeux de bioéthique justifient plus que six mois d'états généraux de la bioéthique.
Il y a une appétence de la part du public sur un certain nombre de ces sujets. Même s'ils ont été un peu masqués par les questions relatives à la procréation, les autres sujets sociétaux sont importants. Sur un certain nombre d'aspects plus techniques, nous pouvons parler de choses compliquées à partir du moment où elles sont expliquées, discutées et explicitées avec la société civile. C'est l'enjeu de l'intervention des espaces éthiques régionaux. Cela permettrait de construire une vision de la bioéthique qui ne soit pas seulement celle des experts, mais aussi celle de la société civile, lui permettant de prendre une part importante à des choix stratégiques que nous aurons tous à faire dans certains domaines de la santé, avec des choix éthiques qui vont être difficiles.
Nous allons construire cela en collaboration avec les espaces éthiques régionaux, ainsi qu'avec les comités d'éthique institutionnels des grandes sociétés savantes, des différentes académies des sciences, de médecine, de pharmacie, des technologies, l'Inserm, le CNRS, etc. Cette construction permettra de donner une meilleure visibilité internationale à notre conception française.
Le dernier point concerne l'international. J'en ai une approche un peu spéciale car ma carrière a été faite à l'international. J'ai été frappé par deux choses au CCNE. D'une part, la société civile est assez peu représentée dans les débats bioéthiques et il faut qu'on l'implique plus dans le débat avec les experts. Les états généraux sont quelque chose de tout à fait fondamental. D'autre part, il faut mieux faire connaître la réalité française. Nous avons des réunions avec un certain nombre de comités internationaux sur le sujet. Le modèle français construit autour des états généraux et de l'élaboration de la loi – avec des interactions entre ces deux processus – a été une fois de plus regardé au niveau international. Il me paraît important d'approfondir cela. Ce qui est frappant, ce sont les disparités sur certains sujets – en particulier sociétaux – avec des pays assez proches comme l'Espagne et la Belgique. Au contraire, il y a parfois des constructions communes, par exemple sur l'intelligence artificielle et la santé, que nous sommes en train de commencer avec les Canadiens. Il existe donc des processus allant au-delà de l'adoption de la loi, qui tendant à construire une vision internationale des grands sujets ; c'est tout à fait importante à nos yeux et que nous allons persévérer. Au-delà de la dimension législative, nous allons donc poursuivre la construction d'une vision commune internationale, tout à fait essentielle.
Pour résumer, le CCNE se retrouve bien dans ce projet de loi. Il lui apparaît être une loi de confiance et d'ouverture. Le CCNE retrouve une grande partie des propositions faites dans l'avis n° 129. Il regrette que nous n'allions pas un peu plus loin dans le domaine de la génomique. Enfin, la réflexion bioéthique ne s'arrêtera pas à cette loi, même si celle-ci est importante. Elle se poursuivra et nous avons déjà des pistes pour construire la réflexion avec les citoyens, dans les cinq années qui viennent.