Intervention de Jean-François Delfraissy

Réunion du mercredi 28 août 2019 à 9h40
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique

Jean-François Delfraissy, président du CCNE :

L'évaluation des politiques publiques dépasse le cadre de loi de bioéthique. Je pense que le débat en santé s'y prête particulièrement. Il faut que nous insistions tous sur cet impératif d'évaluation des décisions politiques. Nous ne sommes pas beaucoup à porter cela, ce n'est pas dans l'esprit français, ce n'est pas dans l'esprit de l'administration française, et pourtant c'est fondamental. À certains moments, ce qui bloque l'action politique est que vous êtes dans le court terme, et pourtant à titre individuel c'est le long terme qui vous intéresse, comme nous tous. C'est l'action de la République qui se poursuit pour évaluer les décisions qu'elle a pu prendre. Ce n'est pas simple, car de leur côté les chercheurs disent : « Nous ne pouvons pas toucher à cela, ce n'est pas de la recherche, c'est de l'évaluation de politique publique, c'est quelque chose qui est ciblé ». Il faut pourtant que nous changions notre attitude. Certains pays s'inscrivent très bien dans cette démarche, comme le Canada, l'Australie ou d'autres grands pays, et ils sont en position de force.

L'économie de la santé est un sujet sous-jacent à beaucoup de questions. Au CCNE, il y a des membres qui viennent d'horizons très différents. Les médecins et les chercheurs ne représentent qu'un tiers, les autres sont des membres des grandes institutions de l'État, des représentants du Parlement, des philosophes, des juristes et nous avons une économiste de la santé qui est professeure à l'université Paris-Dauphine. J'estime qu'intégrer l'économie de la santé aux choix éthiques qui doivent être faits est un élément des évolutions que le CCNE doit connaître. Nous allons donc persévérer.

S'agissant des critères d'acceptation d'une démarche d'AMP, nous ne pouvions pas parler de tout, et puis vous allez auditionner la fédération des CECOS. Si cette loi passe, elle va révolutionner leur mode de fonctionnement – n'oublions pas que c'est ma génération qui a vu les CECOS se construire. Il faut que les CECOS puissent être accompagnés dans une évolution qui ne va pas se faire du jour au lendemain. C'est à eux, c'est aux professionnels de santé spécialisés, de vous faire part de leurs remarques et de leurs réflexions, mais dans la direction qui sera donnée. Il faut qu'ils puissent s'adapter. Le corps médical sait s'adapter aux nouvelles révolutions, mais il a besoin maintenant d'être cadré. Ma génération n'avait absolument pas besoin d'être cadrée par la loi, elle faisait. Maintenant, les jeunes générations du corps médical savent qu'un certain nombre de lois vont les encadrer et ont besoin d'entrer là-dedans. Une fois qu'ils entrent là-dedans, je n'ai pas de doute, ils vont savoir évoluer, ils vont savoir être imaginatifs.

La question des rapports entre business et santé est fondamentale. Partout, je la vois arriver à des degrés divers, ce qui n'est pas simple, parce que le business porte dans une certaine mesure l'innovation, avec tout le retentissement que cela peut impliquer. Il faut donc établir des garde-fous vraiment robustes. C'est l'un des points sur lesquels nous allons travailler au niveau du CCNE : le thème général de l'accès à l'innovation et les enjeux que cela peut poser. Je n'ai jamais connu dans ma carrière, autant que maintenant la présence du business en santé. On voit l'évolution des grands groupes pharmaceutiques, l'évolution des jeunes start-ups qui portaient vers une forme de réussite financière, de réussite commerciale et aussi de connaissance, mais où le business est au cœur de l'activité avec les dérives que cela peut engendrer. Vous m'interrogiez tout à l'heure sur l'avenir du CCNE : les garde-fous ont changé, les questions et le corpus de la bioéthique évoluent. Il reste les grandes valeurs, mais cette notion de business et santé devient un point essentiel sur lequel nous devons attirer l'attention.

Peut-être les données de santé et l'intelligence artificielle ne sont pas suffisamment traitées dans le projet de loi, mais le sujet y est pour la première fois. Tout le monde éprouve le besoin de cadrer le phénomène et de poser le questionnement éthique sur l'impact du big data, avec toute une série de questions autour de l'intelligence artificielle et de la santé. Le CCNE a suscité un rapport partagé, il y a ce projet de configuration d'un comité d'éthique du numérique qui sera en lien avec le CCNE sur les questions touchant à la santé.

Sur ma vision du triangle et votre vision du cercle, nous allons mettre le triangle dans le cercle. Nous avons la même vision, nous pouvons l'exprimer de façon différente. Le triangle n'est pas fait pour opposer les trois sommets, il est fait pour rassembler et montrer que les trois co-existent. Si cela vous parle mieux avec un cercle, je changerai et j'évoquerai désormais un cercle. Je pense que l'esprit est le même.

La dimension européenne de l'éthique est de plus en plus essentielle. Sachez que nous avons des réunions tripartites avec les Anglais et les Allemands et que nous allons les élargir. Nous avons des points communs et des points de dissension. Nous travaillons dans un monde anglo-saxon où le comité d'éthique anglais est financé non pas par l'État, mais par le Wellcome Trust, où le comité d'éthique allemand est quand même très précautionneux. Je vous rappelle que la bioéthique nouvelle est issue du deuxième procès de Nuremberg et les Allemands sont encore très imprégnés de ce contexte. Nous sommes très proches, nous partageons beaucoup, mais l'Europe de l'éthique est plus difficile à monter – je m'en suis rendu compte – que l'Europe de la science, où l'on peut être concurrents mais très vite s'accorder. Dans l'Europe de l'éthique, il faut vraiment tenir compte des cultures de chacun ; nos positions sur l'assistance médicale à la procréation ou sur la fin de vie sont extrêmement différentes d'avec la Suisse, la Belgique, l'Espagne. Nous les avons tous entendus lors des États généraux, nous les avons interrogés pour comprendre.

Pour la prochaine loi de bioéthique, nous pourrions nous dire qu'il serait peut-être intéressant de développer une vision non plus tellement française, mais plutôt européenne. Mettons cette idée à l'agenda du futur. Sur le débat public et la vision citoyenne de la construction de la loi, l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) a une commission au plus haut niveau rattachée directement au directeur général. Je fais partie de cette commission qui a pour objet de construire la notion de démocratie sanitaire. Le Conseil de l'Europe à Strasbourg a fait deux journées entières fin juin, sur le même sujet. Nous sentons bien qu'il y a une dynamique autour de cela – je ne pouvais pas trop vous en parler, puisque ce n'est pas le thème du projet de loi.

Vous avez compris que nous ne sommes pas pour une bioéthique « au fil de l'eau ». J'en vois bien l'intérêt mais nous voulons rassembler autour du cercle ou du triangle, un peu de temps, de votre temps. Le temps consacré à la bioéthique est relativement limité et c'est normal puisque vous avez beaucoup d'autres sujets à traiter. Nous voulons également rassembler les citoyens et le fait d'avoir un temps bien déterminé, qui n'est pas au fil de l'eau, permet quand même d'y consacrer la durée nécessaire.

La deuxième raison pour laquelle la notion de bioéthique au fil de l'eau me gêne est que les grands sujets à venir de bioéthique seront des sujets multidisciplinaires. Je rappelle par exemple la conjonction du big data et des bases de données de génomique, ou la nouvelle neuroscience avec l'imagerie couplée à la génomique. C'est de l'interdiscipline que vont naître les prochaines grandes questions.

Sur la formation des médecins et des professionnels de santé, vous avez complètement raison. J'ai été catastrophé par le recrutement des étudiants en médecine : depuis de trop nombreuses années, ce sont des bacs S mention bien ou mention très bien, et il n'y a pas de place pour des gens issus des sciences humaines et sociales, pas de place pour les philosophes, pas d'enseignement de la bioéthique dans les premières années de médecine, alors qu'il y a un enseignement de bioéthique dans les études d'infirmier. Cela va changer grâce à la récente loi santé. Une de ses grandes dispositions majeures en matière d'études médicales consiste à casser le concours initial et à le remplacer par un objet qui n'est pas encore totalement identifié. L'objectif est d'avoir une vision qui quitte les facultés de médecine et qui va plutôt vers les universités – c'est ce que vous évoquiez en disant : « Il faut du droit, il faut de la philosophie ». Il y aura toujours des étudiants en médecine de haut niveau, il y aura toujours une sélection, il y aura toujours des scientifiques brillants, mais laissons une place à des gens d'horizons différents, comme le font les universités américaines, y compris les plus grandes. Le CCNE a pris position là-dessus et a envoyé un mot sur la formation à la bioéthique dans les premières années de médecine à l'ensemble des doyens et des présidents d'université. Nous avons pris position fin juin sur le sujet.

Il est exact que le don du sang est totalement hors du champ de cette loi. Nous ne l'avons pas traité dans les États généraux de la bioéthique pour des raisons complexes. Le gouvernement n'a pas souhaité mettre cela à l'agenda de la loi de bioéthique. Vous savez que certaines réformes sont en cours touchant à l'organisation de la filière. C'est un vrai sujet, parce qu'à partir du sang, il y a des médicaments dérivés du sang. Votre question est toute à fait pertinente, mais elle n'est pas traitée dans le projet et je pense que c'est trop tard pour l'y intégrer.

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