Intervention de Daniel Borrillo

Réunion du lundi 2 septembre 2019 à 16h05
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique

Daniel Borrillo, Université Paris X-Nanterre :

Bonjour. La question sur laquelle vous m'avez fait l'honneur de solliciter mon avis est, chacun le sait, importante et très complexe. La technique de l'AMP fut mise en place il y a plus de quarante ans. Elle est aujourd'hui ouverte aux femmes et aux couples de femmes dans la plupart des pays voisins. Face aux restrictions de la législation française, les personnes exclues de l'AMP n'hésitent pas à chercher hors de l'Hexagone la possibilité de concevoir un enfant, poussant ainsi les institutions nationales dans leurs retranchements, et provoquant du même coup l'intervention de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

En affirmant en 2014 que le recours à l'AMP à l'étranger, par insémination artificielle avec donneur (IAD) anonyme, ne fait pas obstacle à ce que l'épouse de la mère puisse adopter l'enfant ainsi conçu, la Cour de cassation a facilité l'intervention du législateur. Avec la prochaine réforme, l'AMP sort du registre de la santé pour s'installer définitivement dans une dimension civile. Ce changement correspond à une nouvelle nature de l'assistance médicale à la procréation, laquelle ne trouve plus son fondement dans une pathologie, mais dans un projet parental individuel ou celui d'un couple de femmes. D'acte médical, l'AMP devient ainsi une liberté positive juridiquement reconnue, celle de procréer avec l'aide de la technique. J'ai trouvé l'intervention de ma collègue Hennette-Vauchez très intéressante, avec la mise en perspective de la question de la liberté négative de l'IVG et de la contraception avec cette forme de liberté positive de pouvoir choisir la manière de procréer. L'élargissement de l'AMP aux femmes célibataires et aux couples de femmes, la suppression du critère d'infertilité tout comme le remboursement par la Sécurité sociale jusqu'à l'âge de 43 ans (nous pourrons y revenir) constituent, de mon point de vue, une avancée politique et sociale incontestable.

En revanche, la manière d'établir la filiation pour les couples de femmes soulève un certain nombre de problèmes juridiques. Le projet de loi crée d'ores et déjà deux catégories d'enfants. Ceux nés naturellement ou par vraisemblance biologique et ceux nés au sein d'un couple de femmes, grâce à un don. Il faut revenir aux années soixante-dix pour trouver dans la loi une différenciation de filiation : enfant naturel et enfant légitime. Comme dans le passé, les enfants seront classés à l'avenir non pas en fonction du mariage, mais en fonction de l'orientation sexuelle du couple parental. Contrairement aux couples hétérosexuels pour lesquels la filiation s'établit automatiquement s'ils sont mariés ou par déclaration de paternité devant l'officier d'état civil s'ils ne le sont pas, pour les couples de lesbiennes, même mariés, il faudra procéder à une reconnaissance anticipée devant le notaire, laquelle apparaît dans les actes de l'état civil de l'enfant. La liberté de gérer l'information sur l'origine de la filiation est réservée aux couples hétérosexuels, lesquels peuvent continuer à bénéficier de la présomption de paternité, grâce à la vraisemblance biologique, comme le dit le Conseil d'État. Le projet de loi suit donc cette proposition du Conseil d'État. En revanche, dans le meilleur des cas, l'État obligera les couples de femmes à révéler à l'enfant son mode de conception et dans le pire, celui-ci le découvrira par hasard, en consultant la copie intégrale de son acte de naissance.

Nous sommes ainsi passés de l'obligation d'anonymat au devoir de transparence. Ce système crée de surcroît une dissension au sein d'une même fratrie, entre les enfants issus d'un don et ceux conçus sans donneur. Ce traitement différencié n'affecte pas seulement les adultes, mais aussi les enfants. Ceux issus d'une AMP hétérosexuelle ou d'une AMP individuelle auront moins de chance de connaître les origines que les autres. De même, si la levée de l'anonymat venait à se généraliser à l'ensemble de l'AMP, une nouvelle discrimination émergera entre les enfants issus d'une adoption plénière, ceux nés de l'accouchement sous X et ceux issus d'une filiation charnelle, tout simplement.

Revenons donc à la question centrale sur une confusion entre le droit à l'identité par l'accès aux origines et le droit de la filiation.

L'interdiction de la filiation incestueuse pourrait ainsi être contestée, au nom de l'accès aux origines, composante du droit à l'identité tel qu'il s'est développé avec la CEDH, la Cour interaméricaine des droits de l'homme, la Convention d'Oviedo, la conférence de La Haye, etc. C'est pourquoi il me semble nécessaire de dissocier clairement la question du droit à l'identité, qui pose un énorme problème parce qu'elle bouleverse complètement notre droit civil de la filiation. La traiter dans ce projet de loi ne me semble pas être l'idéal.

La désignation implicite dans la loi de la nature homosexuelle de la filiation aura comme conséquence non seulement d'imposer une figure masculine au sein du couple lesbien, mais aussi d'aggraver la pénurie de gamètes, car à l'avenir, le donneur de sperme devra renoncer à l'anonymat, au moins partiellement, et les premières à en payer le prix seront les femmes.

Pour contrer cette nouvelle forme de discrimination, la plupart des codes civils modernes interdisent explicitement l'indication dans l'acte de naissance de l'origine de la filiation. Ainsi, l'article 559 du code civil argentin, sur lequel j'ai travaillé directement dans la commission du nouveau code civil et commercial argentin, dit : « l'officier d'état civil doit rédiger l'acte de naissance, de telle sorte qu'il ne soit pas indiqué que la personne est née hors mariage, qu'elle est adoptée ou qu'elle est issue d'une technique de reproduction assistée. » De même, l'article 7-2 de la loi espagnole, sur laquelle j'ai également pu travailler depuis 2006, prescrit : « d'aucune manière, l'inscription dans le registre d'état civil ne pourra faire apparaître des données à partir desquelles on puisse déduire le type de procréation. »

D'autres pays comme la Belgique, le Canada, le Royaume-Uni ont tout simplement appliqué la règle de la présomption de coparenté, pour permettre l'établissement automatique de la maternité de la conjointe de la mère. En dehors du mariage, le consentement à l'AMP impliquerait une reconnaissance de la filiation. Cette dérogation du droit commun de la filiation pour les couples de femmes risque de devenir la règle, comme le propose l'étude d'impact du projet de loi.

Comme le notent les spécialistes du droit de la famille, les origines personnelles entretiennent en réalité un lien étroit avec la filiation. Le droit d'accès est donc dans le prolongement du rôle du biologique en matière de filiation. Derrière l'accès aux origines se reconstitue un ersatz ou un dérivé de la filiation puisant sa force dans l'élément biologique et qui risque bien d'être revendiqué un jour sur le terrain même de la filiation.

La Cour suprême d'Australie a d'ores et déjà reconnu cette année dans l'affaire Masson vs. Parsons la paternité du donneur de sperme. La filiation, contrairement à l'engendrement, est une construction sociale dans laquelle le sang, la volonté, les présomptions constituent la trame permettant de tisser la parenté. Dorénavant, celle-ci devrait se fonder sur un invariant de type nouveau : le droit à connaître la vérité sur sa conception. Dès lors qu'elle est inscrite dans l'acte de naissance de l'enfant issu d'un couple des femmes, le principe d'égalité est atteint. La justification de la vraisemblance biologique invoquée par le Conseil d'État ne me semble pas en mesure de résister au contrôle constitutionnel. Il est ainsi probable que l'inscription du don dans l'état civil sera élargie à l'ensemble des couples, ce qui produira un véritable bouleversement du droit de la filiation, laquelle sera conçue désormais davantage comme un évènement naturalisable, l'accès aux origines, que comme l'expression de la volonté individuelle ou celle du couple, le projet parental.

Rapprocher la question de l'engendrement d'une réforme sur la parenté pose un problème philosophique majeur, car cela risque de créer une « filiation de souche » qui renvoie à la reproduction biologique, tandis que les autres formes de filiation viendraient s'ajouter, une fois établi dans la loi ce nécessaire arrière-plan génétique par la levée de l'anonymat et l'inscription du don dans les actes de naissance.

Dans ce contexte, la question des origines ne ferait que réactiver le vieux mécanisme de l'ordre naturel, consistant à fonder les instructions juridiques, non pas sur la délibération démocratique et la volonté, mais sur certains fondements prétendument invariables et auxquels la volonté doit impérativement se soumettre.

Plutôt que de créer un mode de filiation par déclaration anticipée, je propose de suivre le modèle catalan, sur lequel j'ai également pu travailler, puisque la loi du 29 juillet 2010 dit que tous les couples mariés ou non, de même sexe ou de sexe différent, ayant recours à une AMP avec tiers donneur sont soumis au même régime : l'enfant est celui de la femme qui accouche et de l'homme ou de la femme qui a consenti expressément avec elle à l'assistance médicale à la procréation. La présomption de paternité est ainsi abandonnée pour le mari, lorsqu'il y a recours à une AMP avec tiers donneur. Sachez qu'aujourd'hui il va y avoir un conflit, même dans la filiation charnelle, entre ce droit d'accès aux origines et le fait qu'il y ait une présomption, comme la présomption de paternité, puisque l'enfant pourrait demander si le père est effectivement le géniteur.

Enfin, concernant la question de l'accès aux origines, il faudrait adopter une législation spécifique (nous pourrons parler après si vous voulez sur le droit comparé), pour rendre effectif le droit à l'identité, lequel devrait être assuré à tous les enfants issus d'un rapport charnel, d'une filiation adoptive, nés sous X, par procréation médicalement assistée (PMA) ou par gestation pour autrui (GPA), soit par un système comme le Conseil national d'accès aux origines personnelles (CNAOP) pour les enfants nés sous X ou en établissant, comme le font certaines législations, un système de registre spécifique pour ces nouvelles formes de filiation.

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