Intervention de Anne Courrèges

Réunion du mardi 3 septembre 2019 à 9h35
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique

Anne Courrèges, directrice générale de l'Agence de la biomédecine :

Comme vous l'avez dit, ce texte est d'importance pour l'Agence de la biomédecine. À vrai dire, il est d'importance pour l'ensemble de nos concitoyens. Les lois de bioéthique sont toujours un grand moment de la vie démocratique ; c'est l'occasion de prendre le pouls de la science et de la médecine et le pouls de la société. Dans la mesure où l'Agence de la biomédecine a été créée et régie par les lois de bioéthique et inscrit l'ensemble de son activité dans le cadre de ces lois, ce projet a nécessairement pour elle une résonnance particulière. De ce fait, nous sommes soucieux d'apporter notre expertise et notre éclairage, dans le cadre de notre positionnement et de notre rôle institutionnel, qui sont particuliers. Notre expertise se veut pluridisciplinaire puisqu'elle est à la fois médicale, scientifique, juridique et éthique, et par ailleurs nourrie de l'expérience du terrain puisque nous sommes aussi un opérateur. En tant qu'établissement public sous tutelle du ministère de la Santé, nous sommes tenus à un certain nombre de réserves qui nous conduisent à ne pas pouvoir prendre parti publiquement sur les questions de société et nous avons un objet spécialisé.

Nous intervenons uniquement dans les domaines dans lesquels nous avons une compétence légale, ce qui correspond, ainsi que vous l'avez dit, à une grande partie du champ de la loi bioéthique puisque cela recouvre :

- le prélèvement et la greffe d'organes et de tissus ;

- le prélèvement et la greffe de cellules souches hématopoïétiques, issues de la moelle osseuse ;

- l'assistance médicale à la procréation (AMP)  ;

- la génétique constitutionnelle et les diagnostics ;

- la recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires humaines.

Dans ce cadre, nous avons été amenés à participer aux travaux préparatoires à cette révision pour nourrir la réflexion collective avec de multiples auditions par les organismes qui ont rendu des avis, y compris parlementaires, et en dernier lieu dans le cadre des séminaires qui ont été organisés par les trois ministères compétents pour discuter, éclairer et échanger avec les parlementaires sur les sujets prioritaires de cette loi.

Nous avons rendu publics et mis en ligne sur notre site trois documents visant à éclairer l'ensemble de la collectivité nationale, dont deux sont des actualisations périodiques qui concernent des éléments de comparaison étrangers, l'état des législations dans d'autres États du monde, même si comparaison n'est pas raison. Par ailleurs, une actualisation de notre Rapport d'information au Parlement et au Gouvernement sur le développement des connaissances et des techniques dans nos champs d'activité permet d'avoir un panorama des différentes avancées scientifiques. À chaque révision, nous publions un document très spécifique : un bilan d'application de la précédente loi de bioéthique qui permet, selon notre retour d'expérience et les échanges que nous avons, à la fois de faire un état des lieux de la législation, de la façon dont elle a été appliquée et des difficultés rencontrées, et qui esquisse des pistes de réflexion pour nourrir la discussion. De ce rapport il ressortait d'une part que les lois de bioéthique avaient globalement répondu aux attentes, mais qu'aujourd'hui, trois types de questionnement pouvaient émerger parmi lesquels les questions de société, qui sont très présentes dans le secteur de l'assistance médicale à la procréation. Vous en avez largement débattu et vous en débattrez largement. Je n'en dirai pas beaucoup plus à ce stade.

Des ajustements sont aussi rendus nécessaires à la fois parce que des dispositifs peuvent ne pas fonctionner ou ne pas fonctionner suffisamment bien – c'est le cas, par exemple, du don croisé d'organes – ou parce qu'une évolution des pratiques médicales conduit à requestionner certains sujets : dans le domaine des cellules souches hématopoïétiques, ce peut être le développement de ce qu'on appelle les greffes haplo-identiques. Des questionnements portent également sur l'évolution des techniques, des connaissances, de la science. Le cas le plus représentatif est évidemment le domaine de la génétique avec le développement de techniques telles que le séquençage à très haut débit (NGS pour next-generation sequencing ). Ce peut être aussi l'édition du génome avec ce que l'on appelle la technique CRISPR-Cas 9. Ces trois types de questionnement ont ainsi émergé dans le cadre de cette révision. Nous les retrouvons à des degrés variables dans les différents thèmes qui seront abordés.

Si nous entrons dans les thèmes et dans le projet tel que celui-ci a été présenté par le gouvernement, retenons tout d'abord le thème le plus ancien et le plus établi : le prélèvement et la greffe d'organes et de tissus. La France a été et reste pionnière dans ce domaine. La transplantation est un secteur de pointe où notre pays est particulièrement bien positionné. Le législateur est déjà intervenu à de nombreuses reprises puisque les principes fondateurs de la loi de bioéthique ont même été constitués autour de cette question du prélèvement et de la greffe d'organes et de tissus. De ce fait, bien évidemment, moins de sujets nouveaux sont amenés à être discutés et débattus. Le vrai sujet, pour nous, est que la loi de bioéthique qui sera votée par le Parlement est de nature à conforter l'engagement collectif actuellement à l'œuvre dans le cadre du troisième plan greffe du ministère de la Santé, qui fixe un objectif ambitieux de 7 800 greffes à l'horizon 2021, sachant que l'année dernière, 5 800 greffes ont été réalisées, ce qui permet de mesurer l'effort à accomplir.

Nous pouvons donc relever avec satisfaction que le projet de loi n'a pas pris le parti de revenir sur un sujet qui a été récemment débattu dans le cadre de la loi de modernisation de notre système de santé, à savoir le régime de consentement aux dons d'organes. Il commence à produire ses effets. Une certaine constance est nécessaire pour la communauté de la transplantation.

Nous notons aussi avec intérêt toutes les mesures qui ont été prises pour faciliter et promouvoir le prélèvement et la greffe d'organes, telles que les mesures qui visent à faciliter et à assouplir le fonctionnement des comités « donneur vivant ». Cela peut paraître très prosaïque et assez anecdotique, mais en pratique, c'est d'importance, tout comme les mesures prises pour encourager le don croisé d'organes. Cette mesure avait été introduite par la précédente révision de 2011 dans des conditions d'encadrement qui se comprenaient bien à l'époque. La mesure était vraiment nouvelle et la volonté était de l'acclimater. Toutefois, les conditions d'encadrement actuelles ne permettent pas à ce programme de se poursuivre. Il était donc nécessaire d'y apporter des éléments d'assouplissement, soit dans des conditions temporelles de réalisation en renonçant à la simultanéité absolue, soit dans le nombre de paires qui peuvent être impliquées dans le don croisé, tout en maintenant des encadrements, notamment pour éviter les risques de rupture de chaîne, qui conduiraient des personnes qui se seraient engagées dans la chaîne à ne pas pouvoir bénéficier d'une greffe in fine.

La loi de 2011 avait traité en profondeur le sujet du prélèvement de cellules souches hématopoïétiques dans la moelle osseuse. Des avancées significatives ont été constatées, et il nous fallait en tenir compte. L'évolution principale tenait au recours plus important aux greffes haplo-identiques, qui sont des greffes intrafamiliales et semi-compatibles, ce qui posait la question de la possibilité de prélever des mineurs, des enfants pour leurs parents, en définissant les encadrements nécessaires pour garantir les intérêts des enfants et le respect des enjeux éthiques, ce que le projet de loi s'efforce de faire.

L'assistance médicale à la procréation est le sujet qui occupe beaucoup l'attention des médias, des parlementaires et des différentes parties prenantes, et c'est naturel. L'Agence en a la charge depuis la loi de bioéthique de 2004 et ces dernières années ont été marquées par une actualisation des règles de bonnes pratiques qui encadrent cette activité et un engagement fort des pouvoirs publics, en particulier à la suite du rapport de l'Igas de 2011 sur le don d'ovocytes, qui s'est matérialisé en 2017 par un plan de procréation de biologie et génétique humaine arrêté par le ministère de la santé et qui vise entre autres l'autosuffisance en matière de gamètes – pour donner un objectif ambitieux.

Cette activité soulève de nombreuses questions de société sur lesquelles nous n'avons pas à prendre parti. Le projet de loi prend un certain nombre de positions dans lesquelles l'Agence a vocation à s'inscrire. La préoccupation de l'Agence et de ses partenaires visera à accompagner la mise en œuvre des options qui seront définitivement votées par le Parlement pour que les choses se fassent dans des délais rapprochés, de façon efficace et dans le respect des exigences éthiques. Un travail important sera nécessaire afin de communiquer vers le grand public, de réviser les règles de bonnes pratiques et l'encadrement réglementaire car un certain nombre de lignes sont susceptibles d'évoluer en profondeur. Par ailleurs, le projet de loi nous donne une nouvelle mission, qui d'ailleurs avait été demandée de longue date par les professionnels de santé du secteur : la tenue d'un registre des donneurs et des donneuses et des enfants nés d'AMP, notamment pour rendre effectif le nouveau droit reconnu par le projet de loi, d'accès aux origines pour les enfants nés de dons qui le souhaiteraient. La création de ce registre sera un énorme travail pour l'Agence de la biomédecine et ses partenaires. Pour le rendre opérationnel, il va falloir travailler avec l'ensemble des professionnels concernés et avec les associations afin d'identifier les bonnes catégories et de mettre en place un registre dont les premières requêtes sont susceptibles d'intervenir 18 ans après sa mise en place et avec des données qu'il faudra conserver au moins 80 ans. Ce registre se devra donc d'être exhaustif, robuste, solide et pérenne, ce qui demandera une grande sécurité au regard de la sensibilité des données. Nous commençons d'ores et déjà à y réfléchir pour avancer le plus vite possible une fois la loi votée.

Le secteur de la génétique est toujours à la frontière entre la recherche et la médecine et nourrit beaucoup de fantasmes, d'espoirs, parfois d'inquiétudes qu'il faut entendre. Les données génétiques sont non seulement sensibles, mais particulières parce qu'elles sont définitives, parce qu'elles disent beaucoup de vous, mais aussi de vos proches. Elles invitent également à une certaine modestie : plus on apprend en génétique, plus on apprend aussi les limites de l'interprétation et ce qui reste encore à apprendre. Ce domaine a connu des évolutions majeures : on peut avoir des études du génome de plus en plus poussées, de plus en plus étendues, de plus en plus rapides, et pour des coûts de plus en plus faibles.

De ce fait, un grand nombre de questions ont émergé. S'agissant des articles du projet de loi qui nous concernent directement, la principale préoccupation est de créer des passerelles entre les différentes disciplines : par exemple, si l'on entre dans ce sujet par la recherche, par l'oncologie, il faut bénéficier des garanties propres aux examens des caractéristiques génétiques. Par ailleurs, que faire des découvertes incidentes ? Le projet de loi apporte un certain nombre de réponses qui éclaireront d'ailleurs les travaux en cours entre l'Agence, les professionnels et les associations pour établir des règles de bonnes pratiques à cet égard.

La recherche sur l'embryon et les cellules souches embryonnaires avait beaucoup occupé le législateur lors de la précédente révision, ce qui ne l'avait pas empêché de revenir sur le sujet en 2013 après sur la base d'une proposition de loi qui avait permis de basculer vers un régime d'autorisation. Ces dernières années ont vu un regain d'intérêt des chercheurs pour la recherche sur l'embryon. La recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines arrive au stade des essais cliniques. Un premier essai clinique sur le traitement de l'insuffisance cardiaque sévère a été réalisé par le Pr Menasché entre 2014 et 2017. Un essai clinique a été autorisé pour le Généthon sur la dégénérescence maculaire liée à l'âge (DMLA). De mémoire, 26 essais cliniques sont réalisés dans le monde. La France est bien positionnée dans ce domaine. Nos équipes font une recherche de qualité qui est reconnue comme telle avec des publications dans des revues prestigieuses. Le projet de loi prend le parti de soutenir cette recherche tout en maintenant un encadrement éthique compte tenu de la sensibilité de ce sujet et en proportionnant cet encadrement à la nature des questions éthiques soulevées.

C'est ce qui conduit à différencier la recherche sur l'embryon de la recherche sur les cellules souches embryonnaires humaines et, parallèlement, à introduire un nouvel encadrement, par exemple pour la recherche sur les cellules souches pluripotentes induites (IPS pour induced pluripotent stem ) – ces cellules adultes qui sont « reprogrammées » pour les faire revenir au stade pluripotent – quand elle porte sur un sujet sensible comme la création de gamètes. Il reviendra à l'Agence de la biomédecine de mettre en place les nouveaux régimes déclaratifs prévus par le projet.

L'évolution des connaissances et des techniques a fait émerger des questions nouvelles imposant de fait des clarifications, auxquelles procède le projet de loi. Je donnerai deux exemples : la durée de culture des embryons a été pendant longtemps limitée à 7 jours pour des raisons techniques ; aujourd'hui, il est possible d'aller au-delà de 13 jours. Le projet de loi fixe la durée maximale de culture des embryons à 14 jours. En matière d'édition du génome, une demande de clarification était à souligner, y compris par le Conseil d'État dans sa récente étude. Là aussi, le projet de loi prend le parti d'une clarification en distinguant la problématique de la recherche scientifique fondamentale sans gestation de la problématique d'une recherche à visée gestationnelle dont les caractéristiques pourraient être transmises à la descendance.

Les choix faits dans le projet de loi sont de nature à sécuriser les travaux de l'Agence dans un contexte où de nombreuses questions se posaient à elle. Nous pouvons noter avec satisfaction l'intervention du législateur sur ces domaines sensibles et majeurs pour l'avenir.

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